Appelons-le Bastien.
*
Au moment où sur lui mon regard se fixe pour
toujours, il est de trois quarts dos, avec pour seule
parure de grosses chaussures de style militaire,
occupé à répandre le fruit de sa jouissance sur le
visage angélique d’un jeune homme très bien qui
avait fougueusement œuvré pour obtenir ce résultat.
On aurait, à ce jeune homme, donné le bon Dieu
sans confession, à juste titre d’ailleurs puisqu’il en
avait, de toute évidence, bel usage. Ensuite Bastien
se recule, il est maintenant presque de profil et se
penche vers l’angelot blond qu’il saisit au menton
entre le pouce et l’index, et sans aucune arrière-pensée de barbichette, de rire ni de tapette le fête
à coups de langue sur un registre plus canin que
câlin. Le bonheur de l’autre redouble, le flanc de
Bastien ne cille pas, puis il se redresse et s’en va
d’un pas d’animal sans prédateur, laissant l’extase œuvrer dans le corps du délit. Ensuite je vois
d’autres garçons, dans des décors aussi dépouillés
qu’eux, s’agiter de diverses manières, mais aucun
d’entre eux ne rémane sur mes pupilles. Restons
plutôt avec Bastien.
*
À quinze ans près, j’aurais pu être ce blondinet
extatique. M’aura manqué, historiquement, l’espèce de décontraction qui a gagné l’usage du
corps. De sorte que nous occupons, Bastien et
moi, deux points bien distincts d’un même espace,
ce promontoire luxuriant, aussi essentiel qu’inutile, où la pornographie s’avance en surplomb du
désœuvrement, devenant une fin en soi. Nous
sommes comme l’archipel, reliés par ce qui nous
sépare : le regard, porté au corps comme un fer.
L’usage métaphorique de cette arme est la condition même de notre rencontre, elle marque la fin de
mes possibilités et le début de la liberté de Bastien.
De ce dispositif où nous nous sommes, lui et moi,
sciemment installés, nous ne sortirons pas, sinon
pour passer à autre chose et probablement l’un
sans l’autre. Nous n’en sommes pas encore là.
*
Bastien a six ans, point à peine repérable dans
le vert d’une prairie en pente douce, à Bongue,
Corrèze, les pieds dans le ruisseau il malmène la
peau de son ventre comme s’il voulait en tester
la solidité, en offrir le contenu au ciel indifférent. Bastien scandalisé de cette indifférence, et
farouche, muet, buté, oppose aux railleries de ses
frères, se vengeant, à son tour une indifférence
céleste. Bastien a maille à partir avec le ciel, à six
ans il le sait. Ce n’est pas une mince affaire, mais
ça ne lui fait pas peur. Rien ne lui fait peur, ce qu’il
a sous les yeux, au-dessus de la tête, sous les pieds :
un pays trop grand pour les morts qu’il porte, trop
vieux pour les vivants, misérable et splendide. Il ne
se laissera pas gagner, puis perdre, par la rêverie,
il ne s’en laissera pas conter par le silence de ces
espaces, pas plus que par son père, ses frères, ni
par sa mère.
*
À huit ans il se prend d’amour pour Nicolas, un
de ses camarades d’école au front trop grand, à
l’œil droit légèrement déviant, toujours au bord
des larmes tant les railleries dont il est l’objet à
cause de son physique disgracieux le maintiennent
enfoncé juste au-dessous de la ligne de flottaison.
De rage, d’amour et de compassion, par solidarité
Bastien la nuit pleure, pensant à venger Nicolas
de ces affronts abjects. Là naît son mépris pour
les petites bassesses grégaires qui font l’ordinaire
humain et nous conduisent de temps à autre à
l’abîme, mépris dont la croissance ne cessera plus.
Naturellement il ne confie cet amour à personne,
pas même à Nicolas, il le laisse macérer, lui ouvrir le
ventre et lui retourner les entrailles, et quand il n’en
pleure pas il s’en mord les poings, qu’il tient serrés
– de peur de perdre quoi ? À la rentrée suivante,
plus de Nicolas, il est mort quelques jours plus
tôt dans un accident de voiture en remontant de
Tulle. C’est la mère qui conduisait, elle n’a eu que
quelques égratignures. Au tout-venant des élèves
ça ne fait pas grand-chose, il était vraiment trop
moche pour qu’on s’en souvienne durablement.
Bastien, lui, est anéanti. Il songe à prendre le deuil
mais renonce, lui qui n’a pourtant peur de rien, à
l’idée de devoir affronter les questions des autres,
tous les autres. Il voudrait être une fille du siècle
dernier pour, comme son arrière-grand-mère qu’il
a vue en photo, pouvoir se couvrir la tête d’un
méchant fichu noir que tout le monde trouverait
bienséant. Alors il découpe grossièrement dans un
vieux rouleau de tissu noir un carré de la taille
d’un mouchoir qu’il noue autour de son bras et
porte sous ses vêtements, jour et nuit. Ce qu’il y a
en lui est trop grand et le monde trop petit.
*
À onze ans il est déjà épuisé par les compensations
qu’il doit sans cesse fournir pour combler le hiatus,
et personne à qui se confier. Depuis longtemps il
se cache de ses frères, qui de toute façon n’expriment aucune curiosité particulière à son endroit.
Lui, en revanche, les observe beaucoup, et longtemps, méthodiquement, ce dont ils ne se doutent
pas, croyant qu’il joue à leurs côtés alors qu’il se
demande de quoi sont faits leurs os, de quelle
couleur est leur sang, comment leurs muscles peu
à peu se dessinent, ce qu’il adviendra d’eux quand
ils mourront. Ils rient toujours de tout, Bastien
pense qu’ils ne pourront pas toujours faire ça. Il
se demande aussi comment il se fait que lui pleure
autant qu’eux rient, ce qu’il ne pourra pas non
plus toujours faire. Il est conscient qu’il faudrait
trouver un juste milieu, mais pour l’instant il ne
sait pas ne pas pleurer, quand le soir tombe et qu’il
s’attarde dans la combe qui le sépare de la forêt,
pensant à Nicolas. Il avait bien quelque chose à
dire, mais quoi ? Revenons à nos agneaux.
*
Bastien est au milieu d’un gué de quelques années
qu’il traverse sans faux pas. Son corps est à l’apogée,
ses possibilités et ses goûts suivent. Il sait tirer parti
de la beauté assez atypique qui lui a été impartie
à l’arrivée et s’est dévoilée tardivement, aux approches de la trentaine : une clientèle se presse pour
voir ça maintenant que la mode des corps lisses et
sculpturaux est quelque peu passée et que la frange
de l’industrie cinématographique qui se pique de
pornographie fabrique des objets de plus en plus
précis, aimables et léchés, mal élevés juste comme
il faut, pratiquement sur mesure. Pour les uns et les
autres c’est une affaire d’intérêts bien compris. Les
producteurs se rincent l’œil, et à l’occasion se paient
sur la bête, en encaissant les deniers générés par leur
petit commerce, les consommateurs, en dépensant
ces mêmes deniers, se perdent la plupart du temps
dans la contemplation de l’image toujours recherchée et jamais fixée qu’ils poursuivront jusqu’au
tombeau et pour laquelle, quand ils la trouvent, ils
tueraient sans réfléchir, faute de quoi ils se dissolvent habituellement en une jouissance qui n’a de
misérable que le nom qu’on lui donne quand on ne
l’a pas éprouvée. Les acteurs, eux, donnent tout. La
lumière ne les affole pas, non plus la nudité totale
des corps et des décors. Là, ils se livrent à des actes
inouïs dans un élan parfois teinté de volontarisme
mais la plupart du temps avec calme, discipline,
conscience et bonne humeur. Ils donnent tout. Ils
sont payés pour donner. Ce faisant, on le sait, ils
ne lâchent rien.
*
Chacun de notre côté, Bastien et moi sommes bien
dans cette faille. Il est heureux de donner, je lui sais
gré de ne rien lâcher. Son mystère croîtra à la mesure
de sa nudité, de ses propositions toujours plus audacieuses dont aucune n’épuisera mon regard. Cela
n’aura qu’un temps, nous le savons, nous faisons nos
provisions de ces obscénités délicieuses dont nous
tapissons nos mémoires en prévision des jours moins
fastes qui nous attendent. Par exemple Bastien à la
renverse sur cette table où aurait pu trôner, coquette,
quelque coupe de fruits dressée par sa mère, ou la
mienne, tête dans le vide, poings liés d’une fine
cordelette blanche – autour de lui on s’agite, des
gars que ni lui ni moi ne voyons. Le matériel est
sur la table, bien apprêté, il luit un peu à cause de
la chaleur dégagée par les projecteurs : soixante-dix
kilos de tissus nerveux, musculeux, de sang, d’os et
d’eau parcourus d’un long souffle, réunis par mille
pensées éparses, dont celle qu’il a encore oublié de
fermer la fenêtre de la cuisine avant de partir, par
laquelle son chat risque de s’échapper. Du beau
matériel. À côté, luisant aussi, un peu de cuir, de
métal, un flacon de verre opaque, au sol une lanière.
Les gars s’approchent, c’est à lui de jouer qui ne sera
découpé en morceaux que par la caméra, Bastien à
la volée pour ceux qui vont s’en saisir.
*
C’est inouï, j’entrerais en lui de plain-pied qu’il
m’en faudrait encore, que je n’en serais pas rassasié.
Je ne voudrais pas de Bastien pour faire ma vie
parce que ma vie consiste essentiellement en une
contemplation à l’occasion rageuse de l’inappropriable : le corps du désir. Bastien à mes côtés
pourrait raisonnablement craindre que je ne le tue,
faute de pouvoir être lui, ce que le pauvre garçon ne
mérite pas. Je parviens mieux et sans désagréments
pour quiconque au même résultat en le sachant
dûment protégé par l’écran. Je me demande s’il
sait cela quand, en montant sur la table, il s’offre :
que le corps souverain qui est le sien pour quelques années restera longtemps dévasté dans ma
mémoire enfiévrée, donc sans doute dans des
centaines d’autres mémoires parfois plus obsessionnelles encore que la mienne.
*
L’inépuisable mystère qu’a constitué Bastien
pour les siens tout au long de l’enfance : la mère
désarçonnée, mais confiante, par l’opacité qu’il a
présentée d’emblée quand ses frères étaient d’une
lisibilité parfaite, telle qu’elle avait été rassurée
après avoir craint de ne savoir s’y prendre avec
ses garçons, le père aussi désarçonné mais plus
déterminé à tenter d’y voir clair, à obtenir quelque
explication réaliste. Les frères n’y voyaient pas
malice, Bastien était Bastien, une tête de lard qu’ils
aimaient par réflexe, le petit dernier qu’on protège
et charrie tour à tour. À l’adolescence, bien sûr,
ça s’est délicatement mais sûrement compliqué, à
cause de ces corps d’hommes qui leur montaient
à la tête. Bastien, lui, pensait que c’était partout
comme chez lui, que les pères et les mères étaient
tous aimants, attentifs et étonnés comme les
siens, les frères protecteurs, rieurs et bagarreurs,
et ne voyait rien là qui pût répondre à la totalité
des questions qui le hantaient sans qu’il parvînt
seulement à les formuler. Et partout autour d’eux
la campagne infinie qui à la fois compliquait et
apaisait le tout que sa vie formait sans hâte mais
sans répit.
*
Il voudrait être une fille, pas seulement pour
pleurer l’ombre de Nicolas reparti dans les limbes
sans avoir goûté ici-bas autre chose que la raillerie
et l’amertume. Non qu’il soit mécontent d’être un
garçon, mais il voudrait aussi être une fille, avoir la
possibilité d’être une fille. Ça lui vient sans doute
de cette arrière-grand-mère dont la photographie
le fascine tant, et le fichu, les mitaines, l’entrelacs
ferme du coton noir dont elle s’enveloppait. Ces
habits-là traînent encore dans une malle du grenier,
avec les bonnets de dentelle sommaire, défraîchie,
la jupe lourde, le sarrau, un monde de tissus roides,
de renfermé, un monde de peu peuplé de gens de
rien. L’aïeule n’avait jamais quitté Pralong, là-bas
derrière les grands prés inclinés au sud, couronnés
de sapins noirs. Bastien se demandait si les choses
étaient plus faciles à comprendre quand on avait ça
sur le dos, ou au contraire encore plus mystérieuses,
et pour savoir, l’après-midi quand il rentrait le
premier, ou tard dans la nuit quand tout le monde
dormait sauf lui parce qu’il avait trop matière à
penser pour dormir, il s’en revêtait. Imaginer cela :
Bastien a dix ans, il se noue un jupon autour du
cou qui lui arrive aux pieds, se coiffe d’un fichu et
marche, son pas de souris glisse plus furtivement
encore que le tissu qu’il anime. Qu’est-ce que ça
fait d’avoir les jambes nues réunies par une jupe
plutôt que séparées par un pantalon, où est-ce
qu’on met ses mains quand on n’a plus de poches ?
Et encore n’a-t-on pour l’instant rien de sexué pour
compliquer la tâche.
*
Bastien se moque de la fraîcheur du grenier, du
mauvais plancher qui lui fiche des échardes dans
les pieds, quand on se mesure au ciel on ne s’arrête
pas à de tels détails, on le défie en fille même si on
est un garçon, surtout si on est un garçon. On y
lève les bras quand bien même les jupons n’ont pas
de manches, on se sent prêt aux cruautés les plus
sombres, à s’en aller défier les plus terribles monstres, en un mot en fille on est cent fois plus courageux… Bastien n’a pas peur d’avoir découvert ça,
mais il a peur d’en parler, il sent que ses frères ne
verraient pas les choses de cet œil. Bastien remet
les affaires dans la malle, il ne cessera plus de s’habiller en fille dans les interstices que les temps et les
lieux qu’il traversera lui laisseront pour se faufiler
dans l’immense courage féminin.
*
L’empreinte que son amour pour Nicolas a laissée en
lui : toujours Bastien, dans une réunion, une classe,
une fête, dans les jardins la nuit, les backrooms, au
travail, va vers le garçon le plus atypique, décalé,
bizarrement construit, s’approche de celui dont
le regard, l’épaule, la démarche ou l’allure attise
l’indifférence. C’est le tribut qu’il paye à Nicolas,
à l’âme pâle qui balaya le paysage de son enfance
solitaire en lui faisant découvrir la joie amère
des larmes et des entrailles renversées. À chaque
fois c’est comme s’il jetait une fleur sur sa tombe,
comme s’il crachait sur la férocité des garçons de
sa classe qui avait eu raison, plus encore que la
mauvaise conduite de sa mère, du bout de chou
égaré envahi de chagrin. Et quand les beautés de
magazine, ivres de leur propre existence, s’étonnent
de ses choix d’un haussement de sourcil ou d’une
moue dégoûtée, comme s’il trahissait sa classe par
quelque grossière mésalliance, en Bastien pleinement s’épanouit le sentiment d’une justice rendue
à son amour perdu. Ce qu’il serait devenu, Nicolas,
ce que tous deux seraient devenus si toutefois en
lui Bastien avait trouvé la force de l’arracher à ses
champs, à ses foins, à ses bêtes en lui disant qu’il
l’aimait, qu’il pouvait faire de lui ce qu’il voulait,
qu’il lui vouerait sa vie, Bastien n’y pense jamais,
non plus qu’à l’allure que son grand front et son
œil dévié auraient donnée à son visage d’homme
qui sue au bout des fourches et ploie du poids des
tâches incessantes. Nicolas est un petit garçon
mort qui flotte dans le grand corps de Bastien,
dans sa grande âme, c’est un bandeau de brume
qui se déploie dans l’ombre, c’est un allié précieux
dans la bataille que Bastien livre au ciel. Et quand
son corps est à l’œuvre, qu’il laisse circuler sur les
plateaux nus encombrés d’accessoires et d’hommes
affairés – qui dans l’ombre et qui dans la lumière,
chacun veillant à la perfection technique des
gestes qu’il effectue –, qu’il déploie en gymnastiques improbables, gémissements étudiés et emballements teintés de brusquerie, invectives feintes,
consentements soumis, rétribués, partout Nicolas,
comme un double minuscule glissé entre ses côtes,
suspendu à ses clavicules ou enroulé au long de
son échine mêmement circule et se déploie.
*
Le corps d’enfant de Bastien : mince et blond,
pâle, dans un échappement constant aux passages
obligés, aux chemins frayés, aux bras tendus, aux
tendresses familiales, se faufile et se glisse, disparaît et revient, il en est drôle de n’y pas mettre
malice dit de lui leur voisine à Bongue quand ils le
retrouvent après l’avoir cru perdu. Les pieds dans
l’eau qui suinte des prés, souvent déchaussé passé
avril, le fakir de Bongue se tambourine la peau
du ventre en cherchant ses cachettes où des heures
durant il rêve, joue, pleure et dort – rêve qu’il
est une fée mystérieuse et voilée, joue à être une
dame passionnée, dédaigneuse, pleure son amour
défunt sans savoir ce qu’il pleure, dort enfin
poings ouverts dans les poches au creux d’un saule
lui-même endormi et courbé sur des eaux noires,
immobiles et glacées.
*
Ah ! la somme vertigineuse de ce qui reste de nos
enfances dans nos corps affirmés, malheureux ou
sereins, lisible au creux des reins de ceux-là que je
vois se tordre sur l’écran, s’agiter, défaillir, mais
aucun aussi fier et fragile que Bastien, gravé sur ma
pupille. Quelle douleur parvient-il à transformer
ici ? Un peu de la mienne, assurément, mais pas
seulement.
*
Le matériel, on l’a dit, est sur la table : Bastien à plat
dos, la tête à demi penchée dans le vide, poignets
liés d’une cordelette, autour trois accessoires, au
loin on s’affaire. Sur cette table, on l’a dit aussi, sa
mère, ou la mienne, aurait pu disposer un bouquet
de pivoines rouges au cœur pâle. Un geste quotidien visant à célébrer la beauté du monde. Qu’on
y dispose aujourd’hui le corps d’un homme dont
la caméra, demain, nous fera croire qu’il a servi
de défouloir à trois gaillards intraitables pendant
des heures, est une autre façon d’exalter la beauté
du monde qui fait de cette table un autel et de ma
pensée un sacrilège : si je peux sans rougir associer
la beauté de Bastien à la plus belle des fleurs, je
ne peux sans rougir imaginer ma mère, la sienne
moins encore, disposer d’un corps de fils comme
en ont disposé les gars dès qu’ils l’ont eu à portée
de main. Les mères pourtant disposent souvent des
fils, espérant en secret porter le monde au point
d’incandescence qu’elles appellent de leurs vœux
depuis qu’elles les ont faits, mais ferment les yeux
sur l’extase qui les traverse quand ils montent sur
les tables comme des putains encouragées par des
noceurs pour s’abîmer dans des jouissances sourdes.
Elles savent, mais elles ignorent. Le sacrilège tient
en ceci de les imaginer voyant : alors elles sauraient
sans plus pouvoir ignorer, ce qui les conduirait à
la mort certaine d’une part essentielle de leur être.
Le sacrilège est donc sur la table, avec le matériel,
mêlé au quotidien, au pain, au vin, aux fleurs, au
partage, à l’amour.
*
Mais sur la table de la salle commune, à Bongue, où
sa mère posait chaque année le somptueux bouquet
des lourdes pivoines de juin, Bastien s’enivrait du
parfum des fleurs jusqu’aux pleurs. L’odeur était
à la fois trop subtile pour être humaine et trop
lourde pour être supportée, ça lui mettait le cœur
à l’envers au milieu des devoirs. Rien ne lui plaisait comme d’avoir le cœur à l’envers, retourné par
une odeur indéfinissable, comme celle qu’il trouverait plus tard au creux de certains hommes qui
lui rappelleraient alors et Bongue et les bouquets
et, mêlées à l’instant, passant sans s’attarder, les
railleries de ses frères, oh la fille, oh la fille, parce
que le nez dans ses cahiers il pleurait de dégoût sur
la beauté des fleurs. Il avait bien quelque chose à
dire, mais quoi ?
*
Ne perdons rien de vue. J’ai plus tard regardé la
scène dite de Bastien et des trois gaillards. En réalité,
le montage auquel l’industrie a ensuite procédé a
fait exploser les corps et le temps, a démultiplié
les actes, exacerbé les violences, les jouissances et
les souffles. L’affaire a sans doute été emballée en
une heure, pauses et reprises comprises pour les
acteurs, et les agissements passablement excessifs
auxquels ils se sont livrés répondaient à un cahier
des charges assez précis défini préalablement avec
leur employeur. Il n’en demeure pas moins que
pour y répondre ils se sont proprement, énergiquement envoyés en l’air, autour de Bastien, sur
Bastien, dans Bastien, avec lui. J’en réponds, je l’ai
vu. Et j’ai bien vite cessé de penser à nos mères, à
leurs pivoines, à nos émois d’enfance, aux larmes
de Bastien.
*
Car j’ai beau me répandre en considérations
diverses sur le petit circuit économique et esthétique qui me tient en haleine depuis des années,
et plus encore bien sûr depuis que Bastien y a fait
incursion, contribuant de ma modeste place à son
fonctionnement florissant, j’ai beau feindre de
tenter d’y voir clair, de n’en être pas dupe, dans le
même temps je suis bel et bien attrapé, désarmé
par la frontalité presque cruelle de ces représentations parfois inouïes d’exactitude des images qui
me transportent au-dessus de moi-même. Mais
même dans le brouillard exquis ainsi créé dans
mon entendement, je sais ce que je vois, je sais que
ce que je vois a eu lieu, une fois au moins, quelque
part sur la terre entre des hommes payés pour s’offrir à mes regards sans que jamais je sois vu d’eux.
Ainsi de Bastien sur la table à la fin de la scène,
trempé de la sueur de son corps, mais pas seulement, poings toujours liés posés entre ses cuisses,
épuisé semble-t-il, avec, passant au fond de l’œil,
le temps d’un sursaut, une expression de contentement presque orgueilleux qu’il n’a pas jouée, qu’il
n’a pas pu ne pas éprouver, à ce moment précis
où, ses trois comparses l’ayant abandonné à son
sort glorieux de bête sacrificielle oubliée sur l’autel,
resté seul, il goûtait jusqu’à la pointe des seins le
plaisir du travail bien fait, le soulagement d’une
tension périlleuse de nouveau ajournée – je le sais,
je l’ai vu.
*
Et nos élans adultes, se liront-ils encore dans nos
corps vieillis ? Dans vingt ans, dans trente ans la
chair de Bastien marquera-t-elle d’une ombre le
souvenir des trois gaillards ? Ce qui restera de nous
quand nous aurons fini ! quelques larmes, une
étreinte, ou deux, peut-être trois, des idées, une
image, enfin de quoi tenir jusqu’à l’ombre.
*
Oh la fille, oh la fille, c’était l’antienne des garçons
de l’école – parfois reprise en mineur par ses
frères –, ceux qui avaient déjà intériorisé le mépris
de leurs pères pour tout ce qui renvoie les hommes
aux femmes et passeraient sans doute le plus
clair de leur vie à convoiter ces femmes sans bien
comprendre pourquoi elles finissaient toujours par
leur tourner le dos. Bastien sentait l’insulte dans
le ton, pas dans le nom, souvent il se voyait, dans
ses rêveries ou dans les jeux solitaires qu’il dévidait
à l’ombre des grands arbres, des granges ou dans
les combes, en dame passionnée prenant sa vie en
main, menant à la baguette un monde récalcitrant
et masculin à grands renforts de revers de cape et
de voilettes sombres. L’essentiel du jeu était dans les
postures, l’intrigue importait peu. Mais quand, au
grenier, il revêtait les hardes de l’aïeule, ou quand,
plus tard, il enfilait les vieilles robes de sa mère, le
jeu s’évanouissait : l’habit, soudain, faisait la nonne,
Bastien se sentait paysanne, eût désiré parcourir les
chemins menant de Bongue à Lamazière-Haute
pour aller au marché vendre deux ou trois poules,
ou dévaler les pentes du Puy du Vareyron, riant
à perdre haleine, poursuivi par une poignée de
gars entre lesquels choisir un ou plusieurs amants,
les jambes caressées par la brise. Mais il restait au
grenier, dans la chambre, abîmé dans ses songes,
soucieux de profiter de la douceur des jupes qui
n’en finissaient pas de le protéger des aspérités du
monde. Un jour, il sortirait, et à celui qui s’aviserait
de lui dire oh la fille il éclaterait la tête.
*
La première fois qu’il a vu Nicolas : dans la cour de
l’école à Lamazière, c’est l’entrée en CE2, il tombe
en arrêt, quelque chose le remue qui l’immobilise et qu’il ne comprend pas. Mais Bastien ne se
dérobe pas, il en découd avec le ciel, ce n’est pas
un événement incompréhensible qui va l’arrêter. Il
se plante devant Nicolas et le regarde, prêt à tout
lui donner. L’autre accoutumé, déjà, aux railleries
indistinctes proférées à sa vue ploie à l’avance sous
le poids des insultes mais rien ne vient. Il relève la
tête, Bastien lui tend le bras et l’entraîne à sa suite
dans la classe où il le place à ses côtés. L’institutrice
les premiers temps hésite entre l’attendrissement et
l’étonnement, puis l’étonnement l’emporte, mais
elle n’est pas au bout de ses peines avec Bastien.
Et dans son cœur de garçon caparaçonné d’un
courage de fille, à l’ombre des conjugaisons, des
opérations et des récitations s’élève, droit et fier,
l’amour de Nicolas qui effraierait tout le monde
si tout le monde le savait mais qui le rend, lui,
orgueilleux pour eux deux. Ah, s’il savait dire cela !
comme un secret inscrit au revers de sa peau. Ses
larmes le diront pour lui que nul ne verra couler sur
ses joues pleines pas encore creusées par la croissance ni la beauté profonde qui attend son heure
pour déployer ses fastes sur la moindre parcelle de
sa peau de drôle de petit bonhomme. Ses larmes,
et son ventre.
*
Bastien et ses frères : tous trois se succèdent à
un an d’intervalle, et quand Christophe a dix ans
Emmanuel en a neuf, Bastien huit, tout se tient
à peu près dans la maison de Bongue. Les désordres, plus tard, viendront avec le sexe qui en les
charpentant en hommes les arrachera sans ménagements au terreau paisible où ils s’égayaient
jusque-là. Dans cette violence soudaine Bastien
verra le ciel, comprendra à l’instant que la bataille
commence et s’y jettera avec l’impatience de qui
ronge son frein depuis longtemps, laissant ses
aînés médusés – lesquels n’étaient pourtant pas
en reste en la matière mais ne s’attendaient sans
doute pas au rôle que leur cadet jouerait, fiché
au centre de leurs émois d’adolescence, vibrant de
l’élan qui l’avait jeté là : délices et sacrilèges sont
à portée de nos doigts, sur la table où tout vient
dans un somptueux désordre, le couvert et le pain,
les fleurs et l’eau, le vin et la secrète splendeur des
hommes.
*
Pieds nus dès avril dans les ruisseaux, dans la
fraîcheur du vent, devenu adulte les mois d’été
à Bongue le verraient moitié nu dans les prairies
et les bois, impatient du contact de l’herbe, de la
pierre, du soleil refusés par la ville ou chichement
mesurés. Très tôt il s’essaya à l’escalade sur les
empilements granitiques qu’offrent généreusement
les alentours de Bongue. À mains nues patiemment
il repérait la roche, traçait sur ses parois des sinuosités habiles à contourner les obstacles, à franchir
les difficultés, parvenait au point le plus haut sans
rien avoir à y planter que sa fierté d’enfant, plus
tard d’adolescent, d’homme enfin qui patiemment
acquiert la maîtrise d’une discipline nécessitant
plus encore de finesse que de force. C’est d’ailleurs
bien de cela – la finesse et la force – que tout son
être relevait quand je le découvris à la renverse sur
les tables, mêlé à des enchevêtrements complexes
ou encore occupé à butiner quelques fleurs extatiques, souriantes, muettes, cela qu’il devait à la
pratique patiente du plaisir solitaire qu’on éprouve
toujours à se mesurer aux forces naturelles dans
un corps à corps modeste mais obstiné, bref à en
découdre, tant qu’il est temps, avec ce qui aura le
dernier mot quoi qu’on en dise. Il apportait sur
les lieux confinés des tournages, probablement
étouffants, une rigueur et un naturel plutôt inattendus dans ces milieux nés des grandes sophistications urbaines, ayant perdu tout sens commun
depuis longtemps, quels que soient par ailleurs
leur entrain à l’occasion roboratif et leur franchise
presque rustique.
*
Ce en quoi Bastien se distingue du matériel
courant : il n’est pas dans la séduction et les buts
qu’il poursuit sont avant tout intimes, ensuite seulement économiques. Je veux dire qu’il est probable
que, sans argent, il monterait quand même sur la
table – mais j’ignore s’il le fait. Il y a dans Bastien
quelque chose de la putain généreuse qui ne quitte
jamais les sommets où ses atours font oriflamme,
on ne peut pas ne pas le voir. Je l’ai d’emblée
vu, je le vois et j’en suis bouleversé comme je le
suis toujours par les manifestations du courage
féminin. Et dans le souffle de sidération qui me
traverse, comme devant tout avènement inouï de
l’art porté à ses plus hauts quartiers d’évidence, je
murmure oh la belle fille, ma maîtrise du langage
soudain renvoyée au néant par l’émergence de la
beauté, avant de laisser place au silence entêtant de
la contemplation. Mais ne nous égarons pas…
*
Christophe, Emmanuel et Bastien à Bongue
enchantent Suzanne, leur paysanne de voisine ravie
qu’un peu de sang neuf vienne irriguer le hameau
où elle est née voici trois quarts de siècle, où elle vit
à l’écart, veuve, avec un fils d’un demi-siècle qui
ne partira plus. Ni celui-là ni aucun de ses autres
enfants descendus vivre en ville n’ont jamais eu la
vivacité des trois chenapans. Il faut dire que si le
cadet pleure et les deux aînés rient, à eux trois et
quelle que soit l’humeur ils bourdonnent, courent,
volent, filent et s’exaltent de l’altitude, des jeux,
des saisons et des peurs, des découvertes et des
travaux, dans un flux impatient. À peu près bien
élevés, ils rendent de menus services à l’étable ou
aux champs, Bastien surtout qui à cinq ans veut
être paysan quand ses frères forment des vœux
plus conformes d’aviation, de sapeur. Suzanne a
un faible pour Bastien, je l’envie de l’avoir connu
petit garçon. Je peine à me représenter ce que peut
être une enfance campagnarde où subsistent quelques îlots d’activité paysanne dans une éducation
tout entière tournée vers l’acquisition de connaissances visant à aller à la rencontre du monde, c’est-à-dire à partir. Quelle que soit l’ardeur de ses vœux
enfantins, Bastien ne sera pas paysan parce que ses
parents ne le sont pas, parce qu’il n’a pas de terre,
parce que le regard qu’on pose sur elle a commencé
à changer depuis un bon moment et qu’il faudrait,
pour réaliser son désir, que Bastien se place dans
une perspective technicienne, qu’il l’objective en
quelque sorte avant de pouvoir s’y livrer, opération à laquelle il renoncerait avant même de l’envisager sérieusement. Il est arrivé deux générations
trop tard pour prendre le goût des choses sur le
tas et, eût-il été le fils de son arrière-grand-mère,
rien ne dit qu’il n’eût pas eu de cesse que de ficher
le camp. La vie est mal faite. Néanmoins Bastien
acquiert aux côtés de Suzanne, dans les grands
prés de Bongue, dans le grand air, les grands cieux
qui les abritent, dans les sentiers, les combes et les
puys du massif qu’il parcourt en tous sens, des
connaissances qui ne lui seront d’aucune utilité
matérielle (comme se faire comprendre d’un chien
pour garder un troupeau sans craindre d’en égarer
la moitié) mais lui conféreront une capacité de
distanciation inhabituelle : quoi qu’il voie par la
suite, et Dieu sait qu’il en verra de belles, il le verra
sachant comment les vaches vêlent et les congères
se forment aux passages du vent.
*
Mais je ne peine sans doute pas davantage à me
représenter cet aspect de l’enfance de Bastien
que Suzanne ne peinerait, si elle vivait encore,
à se représenter certains traits de sa vie d’adulte.
Et l’idée qu’un garçon prenne à sept ans le goût
de s’habiller en fille pour ne plus le quitter, qui
ne me semble pas plus incongrue que d’autres,
plus retorses, dont nous avons mille exemples,
Suzanne aurait été incapable de se douter même
qu’elle eût fleuri dans l’esprit de son chouchou.
Non par manque d’imagination ou de finesse,
mais parce que nous faisons avec le monde que
nous avons sous la main.
*
Celui que j’ai moi sous la main, à l’instant où je
vous parle, n’est ni pire ni meilleur qu’un autre, à la
fois splendide et peu reluisant. Ce qui le distingue
radicalement de celui de Suzanne, auquel il s’est
lentement substitué mais qui s’attarde encore çà
et là comme un banc de brume automnale péniblement dissipé par le soleil, nous offrant de bien
étranges effets de contraste, c’est la possibilité
qu’il offre à un nombre croissant, et désormais
considérable, d’individus d’être hors d’eux, c’est-à-dire en vadrouille plus ou moins consentie dans
les espaces géographiques, de représentations
et de discours que la nécessité ou, à l’autre bout
du spectre, l’oisiveté économique les force ou les
invite à arpenter. Nous sommes désormais de nulle
part, de partout, donc nulle part et partout. Sous
mes yeux ébahis j’ai vu surgir Bastien, il a littéralement envahi ma rétine une nuit où, fiévreux,
désœuvré, j’avais abandonné toute idée de trouver
le sommeil, comme s’il sortait de la bouche insatiable et hardie du blondinet rêveur qui s’occupait
de lui à la façon du génie de la lanterne que l’on
frotte. La scène a sans doute été mise en boîte
dans un hangar de Barcelone, Paris ou Milan, le
blondinet est anglais ou danois, l’image circule
de New York à Kuala Lumpur, de Berlin au Cap,
et le fait que la beauté qui s’éloigne et disparaît
du plan une fois sa tâche achevée soit corrézienne
n’intéresse aucun de ceux qui la verront, excepté
quelques individus dans mon genre qui ne peuvent
goûter aux puissances d’une image si elle ne vient
d’un plan, aux charmes d’un corps s’il ne raconte
l’histoire de la tête qui l’anime. L’immense récit
formé par le long enchaînement des corps égrenés
par l’histoire, amoureux et guerriers, ceux des
rois, ceux du peuple, ceux de l’art et des cieux, les
glorieux et les lâches, les pâles et les mats, les fluets
et les forts, les pingres et les nourriciers se déroule
dans ma tête, s’amplifie à l’ombre de Bastien,
finit comme un murmure aux rives où Achille se
pencha sur Patrocle, résonne en moi comme une
douce litanie d’où a été chassée la grande douleur
de vivre, de se mouvoir, qui disparaît avec nous
pour laisser à nos noms le soin de dire que nous
avons été – voilà ce que je vois derrière les délicates acrobaties de Bastien et de ses collègues de
travail, ces culs abandonnés et ces queues empressées, la généalogie du transitoire qui nous fonde, à
reprendre à mon compte pour traverser l’écran.
*
Bastien et ses frères : ce n’est pas la discorde qui
les éloignera, plutôt l’ombre un peu trouble laissée
dans leurs mémoires par les débordements adolescents que le temps a teintés d’un étonnement voisin
du dégoût. Les hommes qu’ils sont devenus ne s’y
reconnaissent pas sans pouvoir pour autant nier s’y
être livrés. Et même si la raison leur dit qu’il n’y
avait qu’hésitation, maladresse, empressement, le
souvenir qu’ils en gardent ressortit à la faute. Plus
tard, à la naissance de la génération suivante, tout
cela s’apaisera, puis les corps vieillissants l’oublieront tout à fait.
*
La mère, celle qui pose des bouquets de pivoines
sur la table, Alice que son Bastien intrigue. Elle
a fini par découvrir ses jeux avec les habits de la
grand-mère de Pralong, s’est faite toute petite pour
qu’il ne la découvre pas le regardant s’essayer à
porter des jupes en moulinant des bras, en prenant
des poses de défi avec un sérieux presque inquiétant. Elle est partie sur la pointe des pieds en se
demandant pourquoi à ses aînés volontiers hilares
avait succédé un cadet grave et à ce point décidé,
et sans trouver de réponse avait gardé pour elle
sa découverte, comme un secret entre elle et lui
dont il ne saurait jamais qu’elle le partageait en
silence. Au fil du temps elle avait fini par s’habituer à cette singularité qui s’affirmait doucement,
l’avait laissé grandir ainsi en surveillant du coin
de l’œil le surgissement éventuel de signes cliniques qui l’auraient forcée à considérer qu’il glissait
imperceptiblement de l’originalité à la bizarrerie
puis de la bizarrerie à la pathologie, mais ça n’était
pas arrivé. Ayant vu dans son entourage deux ou
trois garçons beaux comme le jour, d’une finesse
insensée et d’une intelligence aiguë peu à peu
sombrer dans une stupeur désordonnée, à l’occasion violente, et finir en adultes défigurés, incohérents étiquetés schizophrènes ou autistes, elle avait
conçu la hantise qu’un drame de ce genre survînt
chez un de ses enfants, s’était dit que si elle en
décelait les premiers signes avant tout le monde il
échapperait à ce parcours morbide. Elle s’efforçait
évidemment de tenir cette crainte en lisière de son
éducation pour qu’elle n’affecte pas la qualité de
sa présence à leurs côtés, et finalement ça n’était
pas arrivé. Avec Christophe, puis Emmanuel, elle
avait été vite rassurée, mais pour Bastien le doute
longtemps avait persisté, avec lui l’inquiétude
constamment ravivée par la vivacité d’esprit de
l’enfant, sa fantaisie et son sérieux. Puis elle avait
décidé de lui accorder une confiance lucide mais
entière, elle pensait qu’il trouverait ainsi la force
d’affronter ses propres particularités, ne doutait
pas qu’il en aurait besoin. Ils avaient décidé, avec
Martin, son mari, le père des trois enfants.
*
C’est un de ses amants qui a mené Bastien sur les
plateaux de cinéma, un pour qui la présence de
tiers et a fortiori de caméra à leurs côtés était de
ces petits suppléments qui exhaussent le goût qu’il
avait du corps des hommes qui partageaient sa vie.
Leur histoire avait commencé dans un de ces sex-clubs où l’on baise à tout-va devant tout le monde ;
ils avaient continué sur ce registre en d’autres lieux,
sous d’autres cieux, fini par en tirer quelque profit
en accroissant l’excitation de la savoir répercutée
à l’infini par la grâce des écrans et l’inépuisable
curiosité du regard. Ils le savaient d’autant mieux
qu’ils ne s’excluaient eux-mêmes nullement de ce
cycle remarquable et s’émouvaient parfois à des
spectacles similaires à ceux qu’ils donnaient quand
l’envie les prenait, c’est-à-dire souvent. C’est un
prêté pour un rendu, pensait Bastien en qui rien
ne s’épuisait jamais en matière d’hommes et de
sexe et dont l’amour pour ses amants gagnait en
profondeur de savoir leurs deux corps offerts aux
concupiscences frivoles ou acharnées qui passaient
à l’entour. Le cinéma demandait davantage de
discipline et de suivi que le laisser-aller délicieux
des partouses, ça n’était pas pour lui déplaire. Son
équation personnelle fit le reste et bientôt je le vis
çà et là, déterminé et consciencieux, parfois même
avec son homme, passant d’un film à l’autre pour,
m’a-t-il d’emblée semblé, le contentement étonné,
exclusif de mes envies les plus intimes. Du beau
travail.
*
Comment une chose pareille est-elle possible ? Je
risque ici une hypothèse, moi à qui il a manqué,
je l’ai dit, quelques années pour être atteint par
la décontraction qui a gagné l’usage du corps.
Quelque chose s’est rompu dans la représentation
mentale que nous en avons, du nôtre d’abord, de
celui des autres ensuite. Je me demande de quel
siècle je suis pour y voir encore du sacré, de l’intouchable, du hasardeux. Certainement pas du
mien. Il y a beau temps déjà que nous en avons
réifié les représentations, désormais voilà que nous
en réifions l’usage, vous comme moi voyons cela
tous les jours, dans la rue. C’est comme si nous
avions décidé de nous affranchir des barrières de la
peau, laissant à profusion le monde entrer en nous
sans penser à mal et nous entrer dans le monde
sans penser à la dépossession. En matière de
commerce charnel, de là où je suis je vois cela très
bien, fasciné et rempli d’étonnement : toute terreur
a été chassée et nous proclamons nos étreintes,
nos soumissions, nos envies, parfois nos contentements comme autrefois on proclamait ses faits
d’armes, ses quartiers de noblesse ou ses fonctions
marchandes, d’armoiries en enseignes, comme
une proposition de lien social. Sur nos écrans nuit
et jour s’enchaînent les nudités les plus complètes,
les propositions les plus obscènes, les détails les
plus crus – détails qui seront évidemment, demain,
balayés par d’autres auprès desquels les précédents
nous sembleront collet monté –, comment penser
encore qu’il y a là de l’autre, de l’inconnu, du terrifiant, du désirable, sauf à se dire que tous ces corps
sont là pour nous et par là commettre une bévue
de taille ? Bastien à ma portée, hier aux mains des
trois gaillards ou révéré comme un dieu par ses
anges goulus, offert et intouchable, à ce point où
je sombre d’assécher mon désir…
*
L’histoire veut qu’un jour, regagnant Bongue après
avoir écouté la messe à Lamazière, trois jeunes
paysannes aient rencontré en chemin un berger
inconnu d’elles puis consenti à folâtrer en sa
compagnie, jusqu’à se perdre tout à fait en mêlant
les haleines, les cheveux et les peaux, en retrous
sant les jupes, en goûtant du berger jusqu’à oublier
Dieu, en bas à Lamazière, et leurs pères, là-haut
dans les hameaux, sur la douce prairie plate qui
forme là clairière à l’ombre des grands bois. Mais
l’histoire est apocryphe. Elle dit aussi que filles et
berger ici se sont perdus et dansent encore sous
forme de quatre grandes pierres de granit dressées
sur l’herbe verte, au lieu-dit de la Plaine des filles.
Dès treize ans Bastien rêve du berger, qu’on n’a
jamais revu. Sans bien comprendre le détail de
la légende, il pressent ce que dut avoir de grisant,
d’affolant pour les filles la présence parmi elles
de l’homme déterminé à les culbuter là, à même
l’herbe et la terre. Il sait que les légendes sont
là pour rêver, n’empêche qu’il aimerait bien se
rendre aux raisons de l’inconnu qui passe. Pour
un peu il descendrait à la messe à Lamazière. S’il
pouvait il passerait le jupon de l’aïeule, se coifferait
d’un bonnet, s’enroulerait dans un châle, courrait à perdre l’haleine que personne ne viendrait
cueillir sur sa bouche entrouverte. Il se contente
d’aller garder les quelques moutons de Suzanne
sur des lopins pas encore clôturés. Il voudrait être
paysanne mais rien ne vient dans le grand ciel de
Bongue. Il attend son heure, il pense à Nicolas,
aux hommes encore abstraits qu’il désire déjà, ne
cessera plus un instant de désirer, soupire et rentre.
Qu’avait-il donc à dire ?
*
Avec le temps son goût de l’escalade se développa
au point qu’il en devint un adepte résolu, un pratiquant régulier. À son penchant inné de l’enfance il
avait dès la fin de l’adolescence ajouté une connaissance technique acquise dans un club où il s’était
inscrit. Repéré rapidement comme un bon élément
par son professeur, il avait en quelques années
acquis une maîtrise impressionnante de la discipline, indispensable pour l’exercice en solitaire. Il
retrouvait alors les émotions des premières années
à Bongue, quand il essayait d’aller défier le ciel du
plus haut point possible. Devenu adulte et citadin,
il allait pratiquer avec quelques passionnés cet art
de précision patiente. Ceux-là qui s’encordaient
avec lui, admiraient son talent et partageaient ses
joies aux passages difficiles habilement franchis,
ignoraient tout à fait que ce corps structuré comme
le leur, longiligne et solide, sec et dense et hâlé, de
temps à autre se couvrait de robes ou s’ouvrait sur
les tables à l’assaut de passants hâtifs et décidés.
Pour Bastien c’est tout un, rochers, tables ou
taffetas c’est un même souffle de désir et de force,
de patience et d’espoir, c’est le corps en confiance
dans la lumière des hommes, au pied de leurs
envies, de leurs besoins et de leurs peines. Parfois,
dans le relâchement d’après l’effort, dans le flottement de la fatigue, à la pause avant de regagner
la ville, quelques mains s’égaraient, s’agrippaient,
s’attardaient, et sans l’échange d’un regard ni bien
sûr d’une parole, menaient Bastien et tel ou tel de
ses coéquipiers à la jouissance sûre, rapide et pleine
des hommes envahis d’endorphines, conclue dans
un rire détendu ou un bâillement muet. C’était à
la bonne franquette, Bastien prenait ce qui passait
sans rien demander de plus, pour lui c’était aussi
respectable qu’étreindre longuement un amant
adoré ou passer sur la table pour une poignée
d’euros, ni plus ni moins. Il n’était plus très sûr
d’avoir quelque chose à dire, mais quelque chose à
faire pourquoi pas ?
*
On connaît tous au moins la fin d’un monde. À
y repenser aujourd’hui, les débuts de mon intérêt
pour la représentation de corps masculins en action
semblent remonter au Moyen Âge et les images
d’alors, pour un peu, ressembleraient aux enluminures des
Très Riches Heures du duc de Berry, venues
d’ailleurs, d’un monde où nous n’avons plus pied.
C’est que le flux avance, servi par la technique, et
nous suivons tant bien que mal. Je songe parfois
à l’au-delà des écrans, aux petits malins qui font
valser tout ça et se réjouissent en secret de nous
voir courir, et puis je me défends de ces visions
paranoïaques en me disant que nous sommes tous
les petits malins de quelqu’un d’autre. Comment
une chose pareille est-elle possible ? voilà le mystère.
Comment un tel édifice tient-il qui renvoie la tour
de Babel à un empilement maladroit de pâtés de
sable sur la grève ? Je l’ignore et pour tout dire n’ai
guère le temps de m’appesantir, le flux trop puissant
de nouveau me happe, sur l’écran à chaque instant
du jour comme de la nuit des corps se déplient,
se répandent, s’éclaboussent, se pénètrent et s’affolent, s’empilent, glissent et se tordent, se déforment,
s’humilient ou triomphent, une immense bataille
fait rage qui n’offrira de gloire, même éphémère, à
quiconque, pour des gogos dans mon genre que
rien ne rassasie, ni les larmes de joie, pas même
celles de douleur de ces dernières si proches, ni
les tendres baisers où le foutre se mêle. Et sur le
champ de cette bataille, Bastien. Les corps sont
ouverts, balayés par l’orage du monde, on a les
Valmy et les Verdun qu’on peut.
*
Et le père ? Martin comme Alice est étonné,
désarçonné, on l’a dit, et partant désireux d’en
savoir plus sur ce Bastien qui pointe toujours
son nez où on ne l’attend pas. Il l’aime comme
son fils, évidemment, mais pas comme ses deux
autres fils. Très respectueux de cette autonomie
prise par le cadet dès ses premières années, il se
surveille, d’une certaine manière, se montre moins
directif, moins intrusif avec lui, comme s’il désirait ne pas le braquer et conserver une chance d’y
comprendre quelque chose que le gamin consentirait à lui expliquer. Tout cela en pure perte, il va
sans dire, puisqu’en face Bastien pense que tous
les pères sont ainsi et reste longtemps sans voir
qu’il bénéficie d’un traitement particulier. Des
années plus tard subsistera encore un fond d’étonnement en lui quand ses frères lui rappelleront,
parfois sèchement, qu’ils n’ont pas eu le même
père, qu’à lui tout était permis quand eux-mêmes
devaient parfois composer avec une certaine rigidité. Martin ne partage pas les craintes diffuses
d’Alice au sujet de la santé mentale de Bastien, il
attend sans juger, s’inquiète comme on s’inquiète
toujours pour ses enfants, inutilement, et mourra
sans apprendre de quel genre de bois se chauffe
son dernier fils. Entre-temps Alice et lui auront
été fiers de leurs trois fils en même temps qu’incrédules : malgré leur vigilance extrême, quelque
chose leur avait échappé du processus qui en un
clin d’œil – vingt ans – avait fait de leurs petites
crevettes infatigables et fragiles ces hommes
décidés s’amenuisant à l’horizon de Bongue, où
eux restaient à vivre et à rêver.
*
Bongue, Corrèze. Pour que vous vous fassiez une
idée : deux feux en tout et pour tout, sept âmes. Bâti
à mi-pente inclinée au sud, à huit cent cinquante
mètres d’altitude, en face du Puy du Vareyron,
lui-même à neuf cent quinze. Mairie, école,
église, cimetière à Lamazière-Haute, environ huit
kilomètres plus au sud, ravitaillement à quinze
kilomètres, supermarché à trente. Au-dessus du
hameau, sur la ligne de crête puis sur le versant
nord de la colline, c’est la Creuse, avec à quatre
ou cinq kilomètres Pralong, où vivait l’aïeule dont
Bastien porte bonnets et jupons. L’air est pur, le
vent souffle et la vue se dégage : à l’est la chaîne
des volcans d’Auvergne et le massif du Sancy, au
sud-est le Plomb du Cantal, trois grandes masses
qu’au matin quand le soleil se lève on croit pouvoir
toucher, saisir entre ses doigts, déplacer pour voir
ce qu’elles cachent. À l’ouest, moins spectaculaire,
sans doute plus mystérieux, le plateau de Millevaches. Au sud la pente dévale sans interruption
jusqu’à la vallée de la Dordogne. Entre celle-ci
et Bongue, le grand axe est-ouest traversant qui
depuis des siècles permet, depuis le Rhône, donc
les Alpes, la Suisse et l’Allemagne, et par Clermont,
Brive, Périgueux de gagner la riche Aquitaine,
l’Atlantique, l’Espagne. Sans un regard pour les
bourgades égrenées au long de la route auxquelles
le trafic avait donné naissance et raison d’être
puisqu’il s’écoule désormais sur une somptueuse
autoroute qui fait de ce parcours autrefois long,
pénible, dangereux une simple formalité payante.
Et sans une pensée pour les hameaux tapis au fond
des gorges ou perchés sur le rebord du plateau,
habitués de longue date à ne compter que sur eux-mêmes. Ce n’est parfois pas de la tarte, la vie à
Bongue, mais Alice ne s’en apercevrait qu’une fois
seule, Christophe, Emmanuel et Bastien partis et
Martin mort. Ils avaient voulu vivre là, s’aimer là,
avoir leurs enfants là, les y élever, en dépit d’un
certain isolement, de la longueur des trajets pour
aller travailler, de toutes sortes d’inconvénients
dont pas un n’était parvenu à prendre le pas sur les
avantages qu’ils étaient venus chercher, l’espace, le
silence, la possibilité de se concentrer, la liberté du
mouvement de la pensée comme du corps, pour
eux et pour les enfants.
*
Conscient du ridicule un rien compassé que des
siècles de catholicisme poisseux ont conféré à
l’expression, je la risquerai cependant : pour Bastien,
tout est amour. Plus exactement, et l’on conjurera
très vite ainsi le risque de méprise : dans l’amour,
tout est amour. Tailler une pipe à un inconnu et
dîner en amoureux avec l’élu de son cœur, c’est
tout un, c’est le subtil, patient échafaudage que l’on
bâtit autour de chacun de nos gestes, c’est la puissance de nos rêveries multipliée par celle de nos
mécanismes qui devraient faire de nos existences
des sacres permanents, de nos déceptions mêmes,
de nos échecs la matière de nos prochaines ascensions plutôt que le terreau de nos douleurs perpétuellement ravivées. C’est la bataille du ciel que
Bastien livre depuis qu’il a six ans, qu’il a livrée des
années durant sans le savoir, qu’il a fini par entrevoir au cœur d’une nuit d’été à Bongue grâce à ses
frères et qu’il remporte, depuis, dès qu’il touche
un homme et dès qu’un homme le touche, chez lui,
chez eux, dehors dans la nature ou à l’ombre des
palais clos édifiés pour la baise, devant les caméras
enfin qui en démultiplient la gloire sur les écrans
du monde entier sans que quiconque, sauf moi,
s’en aperçoive, s’en émeuve encore moins.
*
Finalement, comme c’était à prévoir, Bastien n’est
pas devenu paysan, faute sans doute d’avoir pu
devenir paysanne. Bongue et Suzanne et Nicolas
pour lui c’est un même secret féminin. Bongue
parce c’est l’endroit où le monde s’est à jamais
inscrit sur la plante de ses pieds, au creux de son
cou, sur ses épaules et son torse, ses joues pleines
d’enfant, son front soucieux d’adolescent, c’est les
herbes de l’été dans les jambes, le silence neigeux
de février où l’on s’enfonce en redoutant s’y perdre,
la promesse des montagnes à l’horizon la nuit, et
les vents secs qui font tourner la tête. Bongue est
une grande femme adossée à la roche qui semble
éteinte et ne dort que d’un œil, réfugiée dans l’antre
minéral où elle se protège de l’usure du temps et
de l’abandon des hommes. Suzanne parce que c’est
elle qui lui a ouvert les yeux sur les mystères dont
ils étaient environnés, parce qu’il aurait voulu à
sa suite arpenter les chemins dans le lin un peu
rêche des robes de son arrière-grand-mère en laissant la nature l’assaillir doucement, persuadé que
ses capacités d’abandon, donc de résistance, iraient
s’étoffant. Nicolas enfin parce que dans ses rêves
entrecoupés des larmes qui le sillonnent presque
mécaniquement quand il y pense, il se voit toujours,
empli de courage, d’inconscience, allant au milieu
d’un grand pré où il sue sur la fourche lui proposer
la botte, comme d’aucunes de retour de la messe
au beau berger d’ailleurs, et lui jurer fidélité en
envoyant promener son fichu par-dessus la charrette.
Mais rien de tout cela ne lui donnerait jamais le
moyen de vivre. Pour vivre désormais il fallait
quitter Bongue, la nature et les femmes, rejoindre
la cité et les hommes dont il avait eu l’avant-goût,
à quatorze ans, et qu’il brûlait de retrouver. Ça
lui avait valu d’être le premier des trois à ficher le
camp, et quand ses deux aînés rentraient encore
à Bongue le week-end, de Clermont où ils étaient
en faculté, Bastien foulait déjà le pavé parisien. Il
voulait vivre, pas étudier. Travailler pour lui, s’exposer aux nécessités, éprouver ses désirs, pousser
son corps dans les divers retranchements que lui
offriraient les hommes, l’argent gagné, l’escalade
de temps à autre et les nécessités d’un nouveau
genre qui surgiraient sous ses pas. À ses parents
inquiets malgré leur confiance en lui, il dit qu’il
trouverait bien quelque chose à faire, même s’il ne
savait pas très bien quoi.
*
Ma mère aussi plaçait au centre de la table des
bouquets de fleurs, et selon les saisons la pièce
embaumait de parfums plus ou moins subtils et
parfois d’une légère odeur de végétaux en décomposition, quand le temps du ciel était trop lourd
et le temps des hommes trop chargé pour songer
à s’occuper de fleurs. Je n’ai jamais mis de fleurs
sur ma table, je préfère y mettre des garçons à
longuement scruter avant de les croquer. Bastien
ne s’y est jamais étendu, si ma route a croisé la
sienne l’inverse n’est pas vrai. En s’offrant à tous
sur les tables du monde entier il a résolu la question de sa fidélité à Nicolas. Je n’ai pu être à un,
je serai donc à tous. Inlassablement je reviens à
l’image première, inlassablement se reproduit en
moi l’émotion, je crois être aujourd’hui parvenu à
repérer d’où elle sourd : de tout ce qui le masque
à mon regard où pourtant il s’imprime. Reprenons. Il est de trois quarts dos, je vois donc à
peine son visage. Il sort du champ très vite, ayant
promptement expédié le blondinet sur lequel la
caméra s’attarde. Sa jouissance est presque silencieuse, ce qui est rare dans cette discipline où l’on
marque volontiers ce moment de démonstrations
bruyantes ou de gestes loufoques. Son flanc, je l’ai
dit, ne cille pas, ne se strie de rien d’autre qu’une
respiration égale. Enfin il s’éloigne absolument
comme un félin rassasié, en un balancement léger
dans lequel tout son corps dit le paisible contentement de se savoir sans ennemi ni rival. Dans
cette poignée de minutes à peine découpées par le
montage (il n’y a, je crois, que deux raccords), où
la mise en place privilégie constamment l’angelot,
son abandon sans combat à son partenaire d’une
heure et sa reddition complète aux exigences du
genre, on ne voit de Bastien que la fonction qu’il
remplit, le film le met en réserve pour plus tard.
C’est de tout ce dont, de lui, cette scène m’a privé
que je suis devenu l’inconditionnel contemplateur.
Mon désir ne s’abreuve qu’à ce qui se dérobe, air
connu.
*
L’amant qui a mené Bastien devant la caméra,
dans ces hangars muets, sombres et mats où quelques assistants hâtivement disposent une table,
un tabouret, fixent au mur une chaîne, vérifient
l’état des stocks de gel, de préservatifs, de gants
et de serviettes, disposent rêveusement les lanières
de cuir, les ceintures dont ils astiquent les boucles
comme une ménagère ajusterait un couvert pour
que la table soit parfaite, comme nos mères arrangeraient des fleurs, cet amant qu’avait-il dans la
tête, de quels fantasmes était-il encore traversé
auxquels il n’ait pas donné corps, qu’espérait-il
qu’ils deviendraient d’avoir semé ainsi le corps
commun de leur amour aux quatre vents ? Car ils
s’aimaient beaucoup, d’amour tendre, vivaient sous
le même toit, rêvaient ensemble, riaient. À chacun
des amants qui partagea sa vie, quelques semaines
ou quelques années, Bastien donnait cela, le recevait en échange. Celui-ci s’appelait Victor, Bastien
l’avait suivi, ni l’un ni l’autre n’ambitionnait de
devenir une star mais tous deux poursuivaient, en
le corsant un peu, le plaisir de l’autre. Et quand
Bastien montait sur les tables, savoir Victor dans la
salle lui était une joie secrète mais franche : regarde,
mon amour, je suis à tous, je suis à toi. L’amour
qui l’aurait peut-être rivé à un seul homme était
celui pour Nicolas : regarde, mon amour, je ne suis
à personne d’autre qu’à toi, aurait-il pu lui dire en
lui ouvrant les bras. Mais en découdre avec le ciel,
le ciel de Bongue, avec ses bras de garçon et son
courage de fille, avait aussi consisté à apprendre la
stricte, la stupéfiante équivalence entre aimer un
seul homme et les aimer tous. Nicolas à ses côtés,
il aurait pu se résoudre à ne toucher que lui ; seul
c’était impensable. Il serait donc à tous, et d’abord
à ses frères.
*
Bastien au travail à Paris : à la plonge dans des
cafés pour commencer, puis au service. Va pour
fille de salle, c’est comme paysanne le grand air et
les vaches en moins. On voit passer plus d’hommes.
On ne monte pas encore sur les tables mais on
guette, on sourit, bien volontiers on offre ce que
les hommes prennent. Certains parlent, d’autres
regardent en silence. Certains glissent un billet,
d’autres invitent à dîner. Bastien est d’une politesse
exemplaire, il craint de commettre un impair, il ne
veut pas être privé de la bataille maintenant qu’elle
est engagée. Avec chacun il va, il en a toujours
l’envie et en tire toujours du plaisir, parfois on se
demande bien d’où. Il observe le défilé, tout le
passionne, tout le fascine, les goûts, les odeurs, les
poses, les exigences ou les suppliques, au fil des
deux premières années il a vu l’essentiel, pris de
l’assurance, répond en connaissance de cause à
ceux qui mendient une insulte comme à ceux qui
le veulent à leurs pieds en quête d’indulgence. Il
est ici pour ça, Bongue est loin où Nicolas repose
qui ne l’a pas attendu. Il tient de l’enfance ceci que
le corps n’existe que quand on l’éprouve : les parois
rocheuses de Fontainebleau, du Quercy, de Lozère
ont succédé aux arbres de Bongue, les hommes du
monde entier aux rêves des hommes qui le laissaient flottant entre deux brumes avec ses désirs
imprécis. Entre les deux, unifiante et secrète, la
contemplation.
*
Les frères de Bastien, ceux par qui le ciel est arrivé.
Aucun des trois ne peut se rappeler au juste à quel
moment ils sont passés de l’excitation hilare au
souffle coupé puis au silence en un simple enchaî
nement, diabolique et rapide. Comme un rêve
affranchi des transitions narratives, les deux aînés
sont un peu saouls, c’est la tombée de la nuit, l’été,
au loin un orage se prépare. Après quoi ils rient,
dévalent la pente d’un pré en roulant comme des
gamins de dix ans. Plus tard ils sont dans un bois,
riants, essoufflés, et plus tard encore, concentrés et tendus, sexe en main, côte à côte et sans
regard. Depuis quelque temps déjà Christophe et
Emmanuel se livrent ensemble à ces petits exercices, mais toujours sans Bastien. Bastien lui n’est
pas saoul, mais ému et précis. Il les laisse croire
qu’ils l’adoubent en l’incluant dans leurs jeux ce
soir-là, mais sa partition est tout autre. Ce n’est
pas vers lui qu’il se penche. Enfin le ciel descend.
Il tend une main, puis l’autre, ses doigts jouent
avec les nuages. Il a quatorze ans, l’innocence des
idiots et les mains pleines des bienheureux. En fait
d’adoubement, c’est lui qui va les affranchir. Mais
ils ne s’en rendront pas compte avant longtemps,
et alors ils seront sidérés. Le silence du sous-bois
est total, les premières gouttes tombent. Il met
genoux à terre pour recevoir la foudre et la pluie
qui s’approchent, amoncelées par le vent. Emmanuel en riant l’attrape par la nuque, le plaque,
s’enfouit en lui, tout va très vite. Ils sont à la fois
précis et hésitants, impérieux et distraits, aguerris
et novices. Il y a du défi chez l’un, du sacré chez
l’autre, puis soudain de la hâte, de la rage, leurs
muscles sont de pierre et leurs pensées de sable et
de vent sec. Les mécanismes impeccables, huilés
vont au bout de leur course. Christophe regarde,
il ne rit plus, un rien d’énervement lui est tombé
dessus en même temps que la nuit. C’est l’aîné, il
n’a pas ouvert le chemin mais bientôt emprunte
celui qu’Emmanuel sous ses yeux vient de frayer.
Bastien redouble d’attention, ça n’est pas le moment
de flancher, il enchaîne. Christophe est plus flottant, mais Bastien d’un geste balaye ses hésitations, redouble d’une précision acquise Dieu sait
où, irrésistible. Du beau travail. Enfin tout est fini,
l’orage s’éloigne, l’ivresse revient en force à l’assaut
de leurs têtes, avec elle les rires qui font s’évaporer
la peur. Bastien aussi est saoul, pas de vin mais de
ciel, d’hommes. De la fine ivresse, ouvragée, délicate, qui perle dans les creux du corps apaisé. Ils
rentrent tous trois sans pensée, sans paroles et pour
l’instant sans gêne. Finalement ils ont bien rigolé.
Derrière les vitres éclairées attendent les parents,
le repas, le repos. Dans le cœur de Bastien, lentement le monde s’ouvre. Il dédie ses premiers gestes
d’homme à Nicolas. Désormais, tous les hommes
seront ses frères.
*
Comment une chose pareille est-elle possible ?
Au fond de ma question subsiste un étonnement
qu’aucune réponse, aucun élément d’explication
ne pourra effacer. Comment les passions privées,
exercées de tout temps et en tous lieux, dont l’affleurement sur la place publique ne survenait
jamais qu’accidentellement, sous forme de quelque
scandale dont les archives gardent parfois la trace,
ou intentionnellement mais après être passées au
grand tamis de l’art, sont-elles parvenues à une
telle visibilité ? J’ai dit l’effacement des barrières
entre nos corps et le monde qu’ils habitent, la
porosité nouvelle, insensée dont les parois de
nos organes sont atteintes. La traduction sociale,
collective de ces mutations explique pour une part
le grand étalage dont nous sommes témoins, où
s’engloutit une partie des forces que, jusque-là,
nous consacrions à l’art. Je suis le premier à en
profiter, sans cela je n’aurais jamais vu Bastien
offrir à mon regard tant de merveilles, mais
malgré cela mon interrogation demeure. Sur nos
écrans de jour comme de nuit des anonymes que
ni vous ni moi ne connaîtrons jamais se livrent à
des activités inouïes pour la seule gloire d’être vus
s’y livrant de tout point de la planète. Qu’importe
si cette gloire ne franchit pas l’instant, qu’importe si la bataille qui la leur a value n’a ni champ
ni théâtre, qu’importe si pour cela ils se laissent
humilier, insulter, qu’importe si pour cela eux-mêmes insultent et humilient, qu’importe si une
part infime d’effroi finit toujours par luire dans
un regard, par échapper d’un geste, en hommes
libres ils ont mis en scène et diffusent le spectacle
de leurs servitudes chèrement gagnées, tapageusement cultivées, platement représentées. Et derrière
les écrans, toujours à l’affût de la figure primaire
qui nous fait avancer, nous guettons le moment
où les hommes vont jouir, nous attendons la mort.
Quelle mouche nous pique ?
*
Aux yeux de ceux, les plus nombreux, que sa grâce
n’a pas touchés, Bastien est un garçon ordinaire.
Il se couche et se lève, se lave et se vêt, se nourrit
et travaille. Sans doute baise-t-il aussi, mais ils n’y
pensent pas. Je me demande comment font les gens
pour ne pas penser d’abord à ça quand ils croisent
qui que ce soit d’un peu séduisant à leurs yeux.
Moi je ne pense qu’à ça : celui-ci croisé à la caisse
d’un supermarché, celui-là qui vend des journaux
à la sortie du métro, celui-là encore, au fin fond
d’un musée, peint voici deux ou trois siècles que
son regard traverse pour m’atteindre en plein cœur,
un, dix, vingt dans une journée, à quoi pensent-ils
quand ils ferment les yeux, que sent leur peau, qui
désirent-ils, qui prennent-ils dans leurs bras, qui
baisent-ils et comment, en souriant, en pleurant,
concentrés ou distraits, amoureux ou pressés, sont-ils diserts ou taiseux, sensibles, brillants, bêtes à
payer patente ? En une fraction de seconde, sous
la pression de mon regard, ils s’auréolent d’un
mystère proportionnel à leur grâce puis rejoignent
le néant d’où ma rêverie les a tirés, les bataillons
d’inconnus que je ne toucherai jamais mais dont
j’aurais tant voulu, un instant, partager la vie, les
rêves, le corps. Certains deviennent des points
de fixation, Bastien en premier lieu mais aussi tel
garçon de café, tel boulanger qui me font faire
des détours déraisonnables pour le bonheur de les
contempler un instant, d’échanger avec eux deux
ou trois mots plutôt que recourir aux services de
la boulangerie ou du café du coin qui n’offrent pas
les mêmes charmes. Ou tel inconnu croisé dans la
rue, dans le métro, que je suis un instant ou une
heure en espérant qu’il se retourne en me disant
partons sur-le-champ. Ces rêveries n’ont de force,
de sens que de rester à l’état de rêveries, mais l’édifice qu’elles construisent m’est un abri plus sûr que
bien des liens prétendument approfondis. En ce
qui concerne Bastien, je reconnais que je pousse le
bouchon. Mais comment faire autrement ? Il est là,
devant moi, il n’est pas une parcelle de son corps
qui me soit inconnue mais son mystère est entier,
je donnerais cher pour l’allonger sur ma table et
disposer ses fleurs en odorant bouquet et pourtant
filerais promptement si d’aventure il franchissait
mon seuil. Bastien est ma limite, le point de fuite de
mon désir, là où toujours il s’anéantit et toujours se
relève, l’horizon perpétuellement dérobé. Bastien
est mon désir.