Appelons-le Bastien.
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Au moment où sur lui mon regard se fixe pour toujours, il est de trois quarts dos, avec pour seule parure de grosses chaussures de style militaire, occupé à répandre le fruit de sa jouissance sur le visage angélique d’un jeune homme très bien qui avait fougueusement œuvré pour obtenir ce résultat. On aurait, à ce jeune homme, donné le bon Dieu sans confession, à juste titre d’ailleurs puisqu’il en avait, de toute évidence, bel usage. Ensuite Bastien se recule, il est maintenant presque de profil et se penche vers l’angelot blond qu’il saisit au menton entre le pouce et l’index, et sans aucune arrière-pensée de barbichette, de rire ni de tapette le fête à coups de langue sur un registre plus canin que câlin. Le bonheur de l’autre redouble, le flanc de Bastien ne cille pas, puis il se redresse et s’en va d’un pas d’animal sans prédateur, laissant l’extase œuvrer dans le corps du délit. Ensuite je vois d’autres garçons, dans des décors aussi dépouillés qu’eux, s’agiter de diverses manières, mais aucun d’entre eux ne rémane sur mes pupilles. Restons plutôt avec Bastien.
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À quinze ans près, j’aurais pu être ce blondinet extatique. M’aura manqué, historiquement, l’espèce de décontraction qui a gagné l’usage du corps. De sorte que nous occupons, Bastien et moi, deux points bien distincts d’un même espace, ce promontoire luxuriant, aussi essentiel qu’inutile, où la pornographie s’avance en surplomb du désœuvrement, devenant une fin en soi. Nous sommes comme l’archipel, reliés par ce qui nous sépare : le regard, porté au corps comme un fer. L’usage métaphorique de cette arme est la condition même de notre rencontre, elle marque la fin de mes possibilités et le début de la liberté de Bastien. De ce dispositif où nous nous sommes, lui et moi, sciemment installés, nous ne sortirons pas, sinon pour passer à autre chose et probablement l’un sans l’autre. Nous n’en sommes pas encore là.
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Bastien a six ans, point à peine repérable dans le vert d’une prairie en pente douce, à Bongue, Corrèze, les pieds dans le ruisseau il malmène la peau de son ventre comme s’il voulait en tester la solidité, en offrir le contenu au ciel indifférent. Bastien scandalisé de cette indifférence, et farouche, muet, buté, oppose aux railleries de ses frères, se vengeant, à son tour une indifférence céleste. Bastien a maille à partir avec le ciel, à six ans il le sait. Ce n’est pas une mince affaire, mais ça ne lui fait pas peur. Rien ne lui fait peur, ce qu’il a sous les yeux, au-dessus de la tête, sous les pieds : un pays trop grand pour les morts qu’il porte, trop vieux pour les vivants, misérable et splendide. Il ne se laissera pas gagner, puis perdre, par la rêverie, il ne s’en laissera pas conter par le silence de ces espaces, pas plus que par son père, ses frères, ni par sa mère.
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À huit ans il se prend d’amour pour Nicolas, un de ses camarades d’école au front trop grand, à l’œil droit légèrement déviant, toujours au bord des larmes tant les railleries dont il est l’objet à cause de son physique disgracieux le maintiennent enfoncé juste au-dessous de la ligne de flottaison. De rage, d’amour et de compassion, par solidarité Bastien la nuit pleure, pensant à venger Nicolas de ces affronts abjects. Là naît son mépris pour les petites bassesses grégaires qui font l’ordinaire humain et nous conduisent de temps à autre à l’abîme, mépris dont la croissance ne cessera plus. Naturellement il ne confie cet amour à personne, pas même à Nicolas, il le laisse macérer, lui ouvrir le ventre et lui retourner les entrailles, et quand il n’en pleure pas il s’en mord les poings, qu’il tient serrés – de peur de perdre quoi ? À la rentrée suivante, plus de Nicolas, il est mort quelques jours plus tôt dans un accident de voiture en remontant de Tulle. C’est la mère qui conduisait, elle n’a eu que quelques égratignures. Au tout-venant des élèves ça ne fait pas grand-chose, il était vraiment trop moche pour qu’on s’en souvienne durablement. Bastien, lui, est anéanti. Il songe à prendre le deuil mais renonce, lui qui n’a pourtant peur de rien, à l’idée de devoir affronter les questions des autres, tous les autres. Il voudrait être une fille du siècle dernier pour, comme son arrière-grand-mère qu’il a vue en photo, pouvoir se couvrir la tête d’un méchant fichu noir que tout le monde trouverait bienséant. Alors il découpe grossièrement dans un vieux rouleau de tissu noir un carré de la taille d’un mouchoir qu’il noue autour de son bras et porte sous ses vêtements, jour et nuit. Ce qu’il y a en lui est trop grand et le monde trop petit.
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À onze ans il est déjà épuisé par les compensations qu’il doit sans cesse fournir pour combler le hiatus, et personne à qui se confier. Depuis longtemps il se cache de ses frères, qui de toute façon n’expriment aucune curiosité particulière à son endroit. Lui, en revanche, les observe beaucoup, et longtemps, méthodiquement, ce dont ils ne se doutent pas, croyant qu’il joue à leurs côtés alors qu’il se demande de quoi sont faits leurs os, de quelle couleur est leur sang, comment leurs muscles peu à peu se dessinent, ce qu’il adviendra d’eux quand ils mourront. Ils rient toujours de tout, Bastien pense qu’ils ne pourront pas toujours faire ça. Il se demande aussi comment il se fait que lui pleure autant qu’eux rient, ce qu’il ne pourra pas non plus toujours faire. Il est conscient qu’il faudrait trouver un juste milieu, mais pour l’instant il ne sait pas ne pas pleurer, quand le soir tombe et qu’il s’attarde dans la combe qui le sépare de la forêt, pensant à Nicolas. Il avait bien quelque chose à dire, mais quoi ? Revenons à nos agneaux.
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Bastien est au milieu d’un gué de quelques années qu’il traverse sans faux pas. Son corps est à l’apogée, ses possibilités et ses goûts suivent. Il sait tirer parti de la beauté assez atypique qui lui a été impartie à l’arrivée et s’est dévoilée tardivement, aux approches de la trentaine : une clientèle se presse pour voir ça maintenant que la mode des corps lisses et sculpturaux est quelque peu passée et que la frange de l’industrie cinématographique qui se pique de pornographie fabrique des objets de plus en plus précis, aimables et léchés, mal élevés juste comme il faut, pratiquement sur mesure. Pour les uns et les autres c’est une affaire d’intérêts bien compris. Les producteurs se rincent l’œil, et à l’occasion se paient sur la bête, en encaissant les deniers générés par leur petit commerce, les consommateurs, en dépensant ces mêmes deniers, se perdent la plupart du temps dans la contemplation de l’image toujours recherchée et jamais fixée qu’ils poursuivront jusqu’au tombeau et pour laquelle, quand ils la trouvent, ils tueraient sans réfléchir, faute de quoi ils se dissolvent habituellement en une jouissance qui n’a de misérable que le nom qu’on lui donne quand on ne l’a pas éprouvée. Les acteurs, eux, donnent tout. La lumière ne les affole pas, non plus la nudité totale des corps et des décors. Là, ils se livrent à des actes inouïs dans un élan parfois teinté de volontarisme mais la plupart du temps avec calme, discipline, conscience et bonne humeur. Ils donnent tout. Ils sont payés pour donner. Ce faisant, on le sait, ils ne lâchent rien.
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Chacun de notre côté, Bastien et moi sommes bien dans cette faille. Il est heureux de donner, je lui sais gré de ne rien lâcher. Son mystère croîtra à la mesure de sa nudité, de ses propositions toujours plus audacieuses dont aucune n’épuisera mon regard. Cela n’aura qu’un temps, nous le savons, nous faisons nos provisions de ces obscénités délicieuses dont nous tapissons nos mémoires en prévision des jours moins fastes qui nous attendent. Par exemple Bastien à la renverse sur cette table où aurait pu trôner, coquette, quelque coupe de fruits dressée par sa mère, ou la mienne, tête dans le vide, poings liés d’une fine cordelette blanche – autour de lui on s’agite, des gars que ni lui ni moi ne voyons. Le matériel est sur la table, bien apprêté, il luit un peu à cause de la chaleur dégagée par les projecteurs : soixante-dix kilos de tissus nerveux, musculeux, de sang, d’os et d’eau parcourus d’un long souffle, réunis par mille pensées éparses, dont celle qu’il a encore oublié de fermer la fenêtre de la cuisine avant de partir, par laquelle son chat risque de s’échapper. Du beau matériel. À côté, luisant aussi, un peu de cuir, de métal, un flacon de verre opaque, au sol une lanière. Les gars s’approchent, c’est à lui de jouer qui ne sera découpé en morceaux que par la caméra, Bastien à la volée pour ceux qui vont s’en saisir.
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C’est inouï, j’entrerais en lui de plain-pied qu’il m’en faudrait encore, que je n’en serais pas rassasié. Je ne voudrais pas de Bastien pour faire ma vie parce que ma vie consiste essentiellement en une contemplation à l’occasion rageuse de l’inappropriable : le corps du désir. Bastien à mes côtés pourrait raisonnablement craindre que je ne le tue, faute de pouvoir être lui, ce que le pauvre garçon ne mérite pas. Je parviens mieux et sans désagréments pour quiconque au même résultat en le sachant dûment protégé par l’écran. Je me demande s’il sait cela quand, en montant sur la table, il s’offre : que le corps souverain qui est le sien pour quelques années restera longtemps dévasté dans ma mémoire enfiévrée, donc sans doute dans des centaines d’autres mémoires parfois plus obsessionnelles encore que la mienne.
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L’inépuisable mystère qu’a constitué Bastien pour les siens tout au long de l’enfance : la mère désarçonnée, mais confiante, par l’opacité qu’il a présentée d’emblée quand ses frères étaient d’une lisibilité parfaite, telle qu’elle avait été rassurée après avoir craint de ne savoir s’y prendre avec ses garçons, le père aussi désarçonné mais plus déterminé à tenter d’y voir clair, à obtenir quelque explication réaliste. Les frères n’y voyaient pas malice, Bastien était Bastien, une tête de lard qu’ils aimaient par réflexe, le petit dernier qu’on protège et charrie tour à tour. À l’adolescence, bien sûr, ça s’est délicatement mais sûrement compliqué, à cause de ces corps d’hommes qui leur montaient à la tête. Bastien, lui, pensait que c’était partout comme chez lui, que les pères et les mères étaient tous aimants, attentifs et étonnés comme les siens, les frères protecteurs, rieurs et bagarreurs, et ne voyait rien là qui pût répondre à la totalité des questions qui le hantaient sans qu’il parvînt seulement à les formuler. Et partout autour d’eux la campagne infinie qui à la fois compliquait et apaisait le tout que sa vie formait sans hâte mais sans répit.
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Il voudrait être une fille, pas seulement pour pleurer l’ombre de Nicolas reparti dans les limbes sans avoir goûté ici-bas autre chose que la raillerie et l’amertume. Non qu’il soit mécontent d’être un garçon, mais il voudrait aussi être une fille, avoir la possibilité d’être une fille. Ça lui vient sans doute de cette arrière-grand-mère dont la photographie le fascine tant, et le fichu, les mitaines, l’entrelacs ferme du coton noir dont elle s’enveloppait. Ces habits-là traînent encore dans une malle du grenier, avec les bonnets de dentelle sommaire, défraîchie, la jupe lourde, le sarrau, un monde de tissus roides, de renfermé, un monde de peu peuplé de gens de rien. L’aïeule n’avait jamais quitté Pralong, là-bas derrière les grands prés inclinés au sud, couronnés de sapins noirs. Bastien se demandait si les choses étaient plus faciles à comprendre quand on avait ça sur le dos, ou au contraire encore plus mystérieuses, et pour savoir, l’après-midi quand il rentrait le premier, ou tard dans la nuit quand tout le monde dormait sauf lui parce qu’il avait trop matière à penser pour dormir, il s’en revêtait. Imaginer cela : Bastien a dix ans, il se noue un jupon autour du cou qui lui arrive aux pieds, se coiffe d’un fichu et marche, son pas de souris glisse plus furtivement encore que le tissu qu’il anime. Qu’est-ce que ça fait d’avoir les jambes nues réunies par une jupe plutôt que séparées par un pantalon, où est-ce qu’on met ses mains quand on n’a plus de poches ? Et encore n’a-t-on pour l’instant rien de sexué pour compliquer la tâche.
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Bastien se moque de la fraîcheur du grenier, du mauvais plancher qui lui fiche des échardes dans les pieds, quand on se mesure au ciel on ne s’arrête pas à de tels détails, on le défie en fille même si on est un garçon, surtout si on est un garçon. On y lève les bras quand bien même les jupons n’ont pas de manches, on se sent prêt aux cruautés les plus sombres, à s’en aller défier les plus terribles monstres, en un mot en fille on est cent fois plus courageux… Bastien n’a pas peur d’avoir découvert ça, mais il a peur d’en parler, il sent que ses frères ne verraient pas les choses de cet œil. Bastien remet les affaires dans la malle, il ne cessera plus de s’habiller en fille dans les interstices que les temps et les lieux qu’il traversera lui laisseront pour se faufiler dans l’immense courage féminin.
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L’empreinte que son amour pour Nicolas a laissée en lui : toujours Bastien, dans une réunion, une classe, une fête, dans les jardins la nuit, les backrooms, au travail, va vers le garçon le plus atypique, décalé, bizarrement construit, s’approche de celui dont le regard, l’épaule, la démarche ou l’allure attise l’indifférence. C’est le tribut qu’il paye à Nicolas, à l’âme pâle qui balaya le paysage de son enfance solitaire en lui faisant découvrir la joie amère des larmes et des entrailles renversées. À chaque fois c’est comme s’il jetait une fleur sur sa tombe, comme s’il crachait sur la férocité des garçons de sa classe qui avait eu raison, plus encore que la mauvaise conduite de sa mère, du bout de chou égaré envahi de chagrin. Et quand les beautés de magazine, ivres de leur propre existence, s’étonnent de ses choix d’un haussement de sourcil ou d’une moue dégoûtée, comme s’il trahissait sa classe par quelque grossière mésalliance, en Bastien pleinement s’épanouit le sentiment d’une justice rendue à son amour perdu. Ce qu’il serait devenu, Nicolas, ce que tous deux seraient devenus si toutefois en lui Bastien avait trouvé la force de l’arracher à ses champs, à ses foins, à ses bêtes en lui disant qu’il l’aimait, qu’il pouvait faire de lui ce qu’il voulait, qu’il lui vouerait sa vie, Bastien n’y pense jamais, non plus qu’à l’allure que son grand front et son œil dévié auraient donnée à son visage d’homme qui sue au bout des fourches et ploie du poids des tâches incessantes. Nicolas est un petit garçon mort qui flotte dans le grand corps de Bastien, dans sa grande âme, c’est un bandeau de brume qui se déploie dans l’ombre, c’est un allié précieux dans la bataille que Bastien livre au ciel. Et quand son corps est à l’œuvre, qu’il laisse circuler sur les plateaux nus encombrés d’accessoires et d’hommes affairés – qui dans l’ombre et qui dans la lumière, chacun veillant à la perfection technique des gestes qu’il effectue –, qu’il déploie en gymnastiques improbables, gémissements étudiés et emballements teintés de brusquerie, invectives feintes, consentements soumis, rétribués, partout Nicolas, comme un double minuscule glissé entre ses côtes, suspendu à ses clavicules ou enroulé au long de son échine mêmement circule et se déploie.
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Le corps d’enfant de Bastien : mince et blond, pâle, dans un échappement constant aux passages obligés, aux chemins frayés, aux bras tendus, aux tendresses familiales, se faufile et se glisse, disparaît et revient, il en est drôle de n’y pas mettre malice dit de lui leur voisine à Bongue quand ils le retrouvent après l’avoir cru perdu. Les pieds dans l’eau qui suinte des prés, souvent déchaussé passé avril, le fakir de Bongue se tambourine la peau du ventre en cherchant ses cachettes où des heures durant il rêve, joue, pleure et dort – rêve qu’il est une fée mystérieuse et voilée, joue à être une dame passionnée, dédaigneuse, pleure son amour défunt sans savoir ce qu’il pleure, dort enfin poings ouverts dans les poches au creux d’un saule lui-même endormi et courbé sur des eaux noires, immobiles et glacées.
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Ah ! la somme vertigineuse de ce qui reste de nos enfances dans nos corps affirmés, malheureux ou sereins, lisible au creux des reins de ceux-là que je vois se tordre sur l’écran, s’agiter, défaillir, mais aucun aussi fier et fragile que Bastien, gravé sur ma pupille. Quelle douleur parvient-il à transformer ici ? Un peu de la mienne, assurément, mais pas seulement.
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Le matériel, on l’a dit, est sur la table : Bastien à plat dos, la tête à demi penchée dans le vide, poignets liés d’une cordelette, autour trois accessoires, au loin on s’affaire. Sur cette table, on l’a dit aussi, sa mère, ou la mienne, aurait pu disposer un bouquet de pivoines rouges au cœur pâle. Un geste quotidien visant à célébrer la beauté du monde. Qu’on y dispose aujourd’hui le corps d’un homme dont la caméra, demain, nous fera croire qu’il a servi de défouloir à trois gaillards intraitables pendant des heures, est une autre façon d’exalter la beauté du monde qui fait de cette table un autel et de ma pensée un sacrilège : si je peux sans rougir associer la beauté de Bastien à la plus belle des fleurs, je ne peux sans rougir imaginer ma mère, la sienne moins encore, disposer d’un corps de fils comme en ont disposé les gars dès qu’ils l’ont eu à portée de main. Les mères pourtant disposent souvent des fils, espérant en secret porter le monde au point d’incandescence qu’elles appellent de leurs vœux depuis qu’elles les ont faits, mais ferment les yeux sur l’extase qui les traverse quand ils montent sur les tables comme des putains encouragées par des noceurs pour s’abîmer dans des jouissances sourdes. Elles savent, mais elles ignorent. Le sacrilège tient en ceci de les imaginer voyant : alors elles sauraient sans plus pouvoir ignorer, ce qui les conduirait à la mort certaine d’une part essentielle de leur être. Le sacrilège est donc sur la table, avec le matériel, mêlé au quotidien, au pain, au vin, aux fleurs, au partage, à l’amour.
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Mais sur la table de la salle commune, à Bongue, où sa mère posait chaque année le somptueux bouquet des lourdes pivoines de juin, Bastien s’enivrait du parfum des fleurs jusqu’aux pleurs. L’odeur était à la fois trop subtile pour être humaine et trop lourde pour être supportée, ça lui mettait le cœur à l’envers au milieu des devoirs. Rien ne lui plaisait comme d’avoir le cœur à l’envers, retourné par une odeur indéfinissable, comme celle qu’il trouverait plus tard au creux de certains hommes qui lui rappelleraient alors et Bongue et les bouquets et, mêlées à l’instant, passant sans s’attarder, les railleries de ses frères, oh la fille, oh la fille, parce que le nez dans ses cahiers il pleurait de dégoût sur la beauté des fleurs. Il avait bien quelque chose à dire, mais quoi ?
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Ne perdons rien de vue. J’ai plus tard regardé la scène dite de Bastien et des trois gaillards. En réalité, le montage auquel l’industrie a ensuite procédé a fait exploser les corps et le temps, a démultiplié les actes, exacerbé les violences, les jouissances et les souffles. L’affaire a sans doute été emballée en une heure, pauses et reprises comprises pour les acteurs, et les agissements passablement excessifs auxquels ils se sont livrés répondaient à un cahier des charges assez précis défini préalablement avec leur employeur. Il n’en demeure pas moins que pour y répondre ils se sont proprement, énergiquement envoyés en l’air, autour de Bastien, sur Bastien, dans Bastien, avec lui. J’en réponds, je l’ai vu. Et j’ai bien vite cessé de penser à nos mères, à leurs pivoines, à nos émois d’enfance, aux larmes de Bastien.
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Car j’ai beau me répandre en considérations diverses sur le petit circuit économique et esthétique qui me tient en haleine depuis des années, et plus encore bien sûr depuis que Bastien y a fait incursion, contribuant de ma modeste place à son fonctionnement florissant, j’ai beau feindre de tenter d’y voir clair, de n’en être pas dupe, dans le même temps je suis bel et bien attrapé, désarmé par la frontalité presque cruelle de ces représentations parfois inouïes d’exactitude des images qui me transportent au-dessus de moi-même. Mais même dans le brouillard exquis ainsi créé dans mon entendement, je sais ce que je vois, je sais que ce que je vois a eu lieu, une fois au moins, quelque part sur la terre entre des hommes payés pour s’offrir à mes regards sans que jamais je sois vu d’eux. Ainsi de Bastien sur la table à la fin de la scène, trempé de la sueur de son corps, mais pas seulement, poings toujours liés posés entre ses cuisses, épuisé semble-t-il, avec, passant au fond de l’œil, le temps d’un sursaut, une expression de contentement presque orgueilleux qu’il n’a pas jouée, qu’il n’a pas pu ne pas éprouver, à ce moment précis où, ses trois comparses l’ayant abandonné à son sort glorieux de bête sacrificielle oubliée sur l’autel, resté seul, il goûtait jusqu’à la pointe des seins le plaisir du travail bien fait, le soulagement d’une tension périlleuse de nouveau ajournée – je le sais, je l’ai vu.
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Et nos élans adultes, se liront-ils encore dans nos corps vieillis ? Dans vingt ans, dans trente ans la chair de Bastien marquera-t-elle d’une ombre le souvenir des trois gaillards ? Ce qui restera de nous quand nous aurons fini ! quelques larmes, une étreinte, ou deux, peut-être trois, des idées, une image, enfin de quoi tenir jusqu’à l’ombre.
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Oh la fille, oh la fille, c’était l’antienne des garçons de l’école – parfois reprise en mineur par ses frères –, ceux qui avaient déjà intériorisé le mépris de leurs pères pour tout ce qui renvoie les hommes aux femmes et passeraient sans doute le plus clair de leur vie à convoiter ces femmes sans bien comprendre pourquoi elles finissaient toujours par leur tourner le dos. Bastien sentait l’insulte dans le ton, pas dans le nom, souvent il se voyait, dans ses rêveries ou dans les jeux solitaires qu’il dévidait à l’ombre des grands arbres, des granges ou dans les combes, en dame passionnée prenant sa vie en main, menant à la baguette un monde récalcitrant et masculin à grands renforts de revers de cape et de voilettes sombres. L’essentiel du jeu était dans les postures, l’intrigue importait peu. Mais quand, au grenier, il revêtait les hardes de l’aïeule, ou quand, plus tard, il enfilait les vieilles robes de sa mère, le jeu s’évanouissait : l’habit, soudain, faisait la nonne, Bastien se sentait paysanne, eût désiré parcourir les chemins menant de Bongue à Lamazière-Haute pour aller au marché vendre deux ou trois poules, ou dévaler les pentes du Puy du Vareyron, riant à perdre haleine, poursuivi par une poignée de gars entre lesquels choisir un ou plusieurs amants, les jambes caressées par la brise. Mais il restait au grenier, dans la chambre, abîmé dans ses songes, soucieux de profiter de la douceur des jupes qui n’en finissaient pas de le protéger des aspérités du monde. Un jour, il sortirait, et à celui qui s’aviserait de lui dire oh la fille il éclaterait la tête.
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La première fois qu’il a vu Nicolas : dans la cour de l’école à Lamazière, c’est l’entrée en CE2, il tombe en arrêt, quelque chose le remue qui l’immobilise et qu’il ne comprend pas. Mais Bastien ne se dérobe pas, il en découd avec le ciel, ce n’est pas un événement incompréhensible qui va l’arrêter. Il se plante devant Nicolas et le regarde, prêt à tout lui donner. L’autre accoutumé, déjà, aux railleries indistinctes proférées à sa vue ploie à l’avance sous le poids des insultes mais rien ne vient. Il relève la tête, Bastien lui tend le bras et l’entraîne à sa suite dans la classe où il le place à ses côtés. L’institutrice les premiers temps hésite entre l’attendrissement et l’étonnement, puis l’étonnement l’emporte, mais elle n’est pas au bout de ses peines avec Bastien. Et dans son cœur de garçon caparaçonné d’un courage de fille, à l’ombre des conjugaisons, des opérations et des récitations s’élève, droit et fier, l’amour de Nicolas qui effraierait tout le monde si tout le monde le savait mais qui le rend, lui, orgueilleux pour eux deux. Ah, s’il savait dire cela ! comme un secret inscrit au revers de sa peau. Ses larmes le diront pour lui que nul ne verra couler sur ses joues pleines pas encore creusées par la croissance ni la beauté profonde qui attend son heure pour déployer ses fastes sur la moindre parcelle de sa peau de drôle de petit bonhomme. Ses larmes, et son ventre.
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Bastien et ses frères : tous trois se succèdent à un an d’intervalle, et quand Christophe a dix ans Emmanuel en a neuf, Bastien huit, tout se tient à peu près dans la maison de Bongue. Les désordres, plus tard, viendront avec le sexe qui en les charpentant en hommes les arrachera sans ménagements au terreau paisible où ils s’égayaient jusque-là. Dans cette violence soudaine Bastien verra le ciel, comprendra à l’instant que la bataille commence et s’y jettera avec l’impatience de qui ronge son frein depuis longtemps, laissant ses aînés médusés – lesquels n’étaient pourtant pas en reste en la matière mais ne s’attendaient sans doute pas au rôle que leur cadet jouerait, fiché au centre de leurs émois d’adolescence, vibrant de l’élan qui l’avait jeté là : délices et sacrilèges sont à portée de nos doigts, sur la table où tout vient dans un somptueux désordre, le couvert et le pain, les fleurs et l’eau, le vin et la secrète splendeur des hommes.
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Pieds nus dès avril dans les ruisseaux, dans la fraîcheur du vent, devenu adulte les mois d’été à Bongue le verraient moitié nu dans les prairies et les bois, impatient du contact de l’herbe, de la pierre, du soleil refusés par la ville ou chichement mesurés. Très tôt il s’essaya à l’escalade sur les empilements granitiques qu’offrent généreusement les alentours de Bongue. À mains nues patiemment il repérait la roche, traçait sur ses parois des sinuosités habiles à contourner les obstacles, à franchir les difficultés, parvenait au point le plus haut sans rien avoir à y planter que sa fierté d’enfant, plus tard d’adolescent, d’homme enfin qui patiemment acquiert la maîtrise d’une discipline nécessitant plus encore de finesse que de force. C’est d’ailleurs bien de cela – la finesse et la force – que tout son être relevait quand je le découvris à la renverse sur les tables, mêlé à des enchevêtrements complexes ou encore occupé à butiner quelques fleurs extatiques, souriantes, muettes, cela qu’il devait à la pratique patiente du plaisir solitaire qu’on éprouve toujours à se mesurer aux forces naturelles dans un corps à corps modeste mais obstiné, bref à en découdre, tant qu’il est temps, avec ce qui aura le dernier mot quoi qu’on en dise. Il apportait sur les lieux confinés des tournages, probablement étouffants, une rigueur et un naturel plutôt inattendus dans ces milieux nés des grandes sophistications urbaines, ayant perdu tout sens commun depuis longtemps, quels que soient par ailleurs leur entrain à l’occasion roboratif et leur franchise presque rustique.
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Ce en quoi Bastien se distingue du matériel courant : il n’est pas dans la séduction et les buts qu’il poursuit sont avant tout intimes, ensuite seulement économiques. Je veux dire qu’il est probable que, sans argent, il monterait quand même sur la table – mais j’ignore s’il le fait. Il y a dans Bastien quelque chose de la putain généreuse qui ne quitte jamais les sommets où ses atours font oriflamme, on ne peut pas ne pas le voir. Je l’ai d’emblée vu, je le vois et j’en suis bouleversé comme je le suis toujours par les manifestations du courage féminin. Et dans le souffle de sidération qui me traverse, comme devant tout avènement inouï de l’art porté à ses plus hauts quartiers d’évidence, je murmure oh la belle fille, ma maîtrise du langage soudain renvoyée au néant par l’émergence de la beauté, avant de laisser place au silence entêtant de la contemplation. Mais ne nous égarons pas…
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Christophe, Emmanuel et Bastien à Bongue enchantent Suzanne, leur paysanne de voisine ravie qu’un peu de sang neuf vienne irriguer le hameau où elle est née voici trois quarts de siècle, où elle vit à l’écart, veuve, avec un fils d’un demi-siècle qui ne partira plus. Ni celui-là ni aucun de ses autres enfants descendus vivre en ville n’ont jamais eu la vivacité des trois chenapans. Il faut dire que si le cadet pleure et les deux aînés rient, à eux trois et quelle que soit l’humeur ils bourdonnent, courent, volent, filent et s’exaltent de l’altitude, des jeux, des saisons et des peurs, des découvertes et des travaux, dans un flux impatient. À peu près bien élevés, ils rendent de menus services à l’étable ou aux champs, Bastien surtout qui à cinq ans veut être paysan quand ses frères forment des vœux plus conformes d’aviation, de sapeur. Suzanne a un faible pour Bastien, je l’envie de l’avoir connu petit garçon. Je peine à me représenter ce que peut être une enfance campagnarde où subsistent quelques îlots d’activité paysanne dans une éducation tout entière tournée vers l’acquisition de connaissances visant à aller à la rencontre du monde, c’est-à-dire à partir. Quelle que soit l’ardeur de ses vœux enfantins, Bastien ne sera pas paysan parce que ses parents ne le sont pas, parce qu’il n’a pas de terre, parce que le regard qu’on pose sur elle a commencé à changer depuis un bon moment et qu’il faudrait, pour réaliser son désir, que Bastien se place dans une perspective technicienne, qu’il l’objective en quelque sorte avant de pouvoir s’y livrer, opération à laquelle il renoncerait avant même de l’envisager sérieusement. Il est arrivé deux générations trop tard pour prendre le goût des choses sur le tas et, eût-il été le fils de son arrière-grand-mère, rien ne dit qu’il n’eût pas eu de cesse que de ficher le camp. La vie est mal faite. Néanmoins Bastien acquiert aux côtés de Suzanne, dans les grands prés de Bongue, dans le grand air, les grands cieux qui les abritent, dans les sentiers, les combes et les puys du massif qu’il parcourt en tous sens, des connaissances qui ne lui seront d’aucune utilité matérielle (comme se faire comprendre d’un chien pour garder un troupeau sans craindre d’en égarer la moitié) mais lui conféreront une capacité de distanciation inhabituelle : quoi qu’il voie par la suite, et Dieu sait qu’il en verra de belles, il le verra sachant comment les vaches vêlent et les congères se forment aux passages du vent.
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Mais je ne peine sans doute pas davantage à me représenter cet aspect de l’enfance de Bastien que Suzanne ne peinerait, si elle vivait encore, à se représenter certains traits de sa vie d’adulte. Et l’idée qu’un garçon prenne à sept ans le goût de s’habiller en fille pour ne plus le quitter, qui ne me semble pas plus incongrue que d’autres, plus retorses, dont nous avons mille exemples, Suzanne aurait été incapable de se douter même qu’elle eût fleuri dans l’esprit de son chouchou. Non par manque d’imagination ou de finesse, mais parce que nous faisons avec le monde que nous avons sous la main.
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Celui que j’ai moi sous la main, à l’instant où je vous parle, n’est ni pire ni meilleur qu’un autre, à la fois splendide et peu reluisant. Ce qui le distingue radicalement de celui de Suzanne, auquel il s’est lentement substitué mais qui s’attarde encore çà et là comme un banc de brume automnale péniblement dissipé par le soleil, nous offrant de bien étranges effets de contraste, c’est la possibilité qu’il offre à un nombre croissant, et désormais considérable, d’individus d’être hors d’eux, c’est-à-dire en vadrouille plus ou moins consentie dans les espaces géographiques, de représentations et de discours que la nécessité ou, à l’autre bout du spectre, l’oisiveté économique les force ou les invite à arpenter. Nous sommes désormais de nulle part, de partout, donc nulle part et partout. Sous mes yeux ébahis j’ai vu surgir Bastien, il a littéralement envahi ma rétine une nuit où, fiévreux, désœuvré, j’avais abandonné toute idée de trouver le sommeil, comme s’il sortait de la bouche insatiable et hardie du blondinet rêveur qui s’occupait de lui à la façon du génie de la lanterne que l’on frotte. La scène a sans doute été mise en boîte dans un hangar de Barcelone, Paris ou Milan, le blondinet est anglais ou danois, l’image circule de New York à Kuala Lumpur, de Berlin au Cap, et le fait que la beauté qui s’éloigne et disparaît du plan une fois sa tâche achevée soit corrézienne n’intéresse aucun de ceux qui la verront, excepté quelques individus dans mon genre qui ne peuvent goûter aux puissances d’une image si elle ne vient d’un plan, aux charmes d’un corps s’il ne raconte l’histoire de la tête qui l’anime. L’immense récit formé par le long enchaînement des corps égrenés par l’histoire, amoureux et guerriers, ceux des rois, ceux du peuple, ceux de l’art et des cieux, les glorieux et les lâches, les pâles et les mats, les fluets et les forts, les pingres et les nourriciers se déroule dans ma tête, s’amplifie à l’ombre de Bastien, finit comme un murmure aux rives où Achille se pencha sur Patrocle, résonne en moi comme une douce litanie d’où a été chassée la grande douleur de vivre, de se mouvoir, qui disparaît avec nous pour laisser à nos noms le soin de dire que nous avons été – voilà ce que je vois derrière les délicates acrobaties de Bastien et de ses collègues de travail, ces culs abandonnés et ces queues empressées, la généalogie du transitoire qui nous fonde, à reprendre à mon compte pour traverser l’écran.
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Bastien et ses frères : ce n’est pas la discorde qui les éloignera, plutôt l’ombre un peu trouble laissée dans leurs mémoires par les débordements adolescents que le temps a teintés d’un étonnement voisin du dégoût. Les hommes qu’ils sont devenus ne s’y reconnaissent pas sans pouvoir pour autant nier s’y être livrés. Et même si la raison leur dit qu’il n’y avait qu’hésitation, maladresse, empressement, le souvenir qu’ils en gardent ressortit à la faute. Plus tard, à la naissance de la génération suivante, tout cela s’apaisera, puis les corps vieillissants l’oublieront tout à fait.
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La mère, celle qui pose des bouquets de pivoines sur la table, Alice que son Bastien intrigue. Elle a fini par découvrir ses jeux avec les habits de la grand-mère de Pralong, s’est faite toute petite pour qu’il ne la découvre pas le regardant s’essayer à porter des jupes en moulinant des bras, en prenant des poses de défi avec un sérieux presque inquiétant. Elle est partie sur la pointe des pieds en se demandant pourquoi à ses aînés volontiers hilares avait succédé un cadet grave et à ce point décidé, et sans trouver de réponse avait gardé pour elle sa découverte, comme un secret entre elle et lui dont il ne saurait jamais qu’elle le partageait en silence. Au fil du temps elle avait fini par s’habituer à cette singularité qui s’affirmait doucement, l’avait laissé grandir ainsi en surveillant du coin de l’œil le surgissement éventuel de signes cliniques qui l’auraient forcée à considérer qu’il glissait imperceptiblement de l’originalité à la bizarrerie puis de la bizarrerie à la pathologie, mais ça n’était pas arrivé. Ayant vu dans son entourage deux ou trois garçons beaux comme le jour, d’une finesse insensée et d’une intelligence aiguë peu à peu sombrer dans une stupeur désordonnée, à l’occasion violente, et finir en adultes défigurés, incohérents étiquetés schizophrènes ou autistes, elle avait conçu la hantise qu’un drame de ce genre survînt chez un de ses enfants, s’était dit que si elle en décelait les premiers signes avant tout le monde il échapperait à ce parcours morbide. Elle s’efforçait évidemment de tenir cette crainte en lisière de son éducation pour qu’elle n’affecte pas la qualité de sa présence à leurs côtés, et finalement ça n’était pas arrivé. Avec Christophe, puis Emmanuel, elle avait été vite rassurée, mais pour Bastien le doute longtemps avait persisté, avec lui l’inquiétude constamment ravivée par la vivacité d’esprit de l’enfant, sa fantaisie et son sérieux. Puis elle avait décidé de lui accorder une confiance lucide mais entière, elle pensait qu’il trouverait ainsi la force d’affronter ses propres particularités, ne doutait pas qu’il en aurait besoin. Ils avaient décidé, avec Martin, son mari, le père des trois enfants.
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C’est un de ses amants qui a mené Bastien sur les plateaux de cinéma, un pour qui la présence de tiers et a fortiori de caméra à leurs côtés était de ces petits suppléments qui exhaussent le goût qu’il avait du corps des hommes qui partageaient sa vie. Leur histoire avait commencé dans un de ces sex-clubs où l’on baise à tout-va devant tout le monde ; ils avaient continué sur ce registre en d’autres lieux, sous d’autres cieux, fini par en tirer quelque profit en accroissant l’excitation de la savoir répercutée à l’infini par la grâce des écrans et l’inépuisable curiosité du regard. Ils le savaient d’autant mieux qu’ils ne s’excluaient eux-mêmes nullement de ce cycle remarquable et s’émouvaient parfois à des spectacles similaires à ceux qu’ils donnaient quand l’envie les prenait, c’est-à-dire souvent. C’est un prêté pour un rendu, pensait Bastien en qui rien ne s’épuisait jamais en matière d’hommes et de sexe et dont l’amour pour ses amants gagnait en profondeur de savoir leurs deux corps offerts aux concupiscences frivoles ou acharnées qui passaient à l’entour. Le cinéma demandait davantage de discipline et de suivi que le laisser-aller délicieux des partouses, ça n’était pas pour lui déplaire. Son équation personnelle fit le reste et bientôt je le vis çà et là, déterminé et consciencieux, parfois même avec son homme, passant d’un film à l’autre pour, m’a-t-il d’emblée semblé, le contentement étonné, exclusif de mes envies les plus intimes. Du beau travail.
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Comment une chose pareille est-elle possible ? Je risque ici une hypothèse, moi à qui il a manqué, je l’ai dit, quelques années pour être atteint par la décontraction qui a gagné l’usage du corps. Quelque chose s’est rompu dans la représentation mentale que nous en avons, du nôtre d’abord, de celui des autres ensuite. Je me demande de quel siècle je suis pour y voir encore du sacré, de l’intouchable, du hasardeux. Certainement pas du mien. Il y a beau temps déjà que nous en avons réifié les représentations, désormais voilà que nous en réifions l’usage, vous comme moi voyons cela tous les jours, dans la rue. C’est comme si nous avions décidé de nous affranchir des barrières de la peau, laissant à profusion le monde entrer en nous sans penser à mal et nous entrer dans le monde sans penser à la dépossession. En matière de commerce charnel, de là où je suis je vois cela très bien, fasciné et rempli d’étonnement : toute terreur a été chassée et nous proclamons nos étreintes, nos soumissions, nos envies, parfois nos contentements comme autrefois on proclamait ses faits d’armes, ses quartiers de noblesse ou ses fonctions marchandes, d’armoiries en enseignes, comme une proposition de lien social. Sur nos écrans nuit et jour s’enchaînent les nudités les plus complètes, les propositions les plus obscènes, les détails les plus crus – détails qui seront évidemment, demain, balayés par d’autres auprès desquels les précédents nous sembleront collet monté –, comment penser encore qu’il y a là de l’autre, de l’inconnu, du terrifiant, du désirable, sauf à se dire que tous ces corps sont là pour nous et par là commettre une bévue de taille ? Bastien à ma portée, hier aux mains des trois gaillards ou révéré comme un dieu par ses anges goulus, offert et intouchable, à ce point où je sombre d’assécher mon désir…
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L’histoire veut qu’un jour, regagnant Bongue après avoir écouté la messe à Lamazière, trois jeunes paysannes aient rencontré en chemin un berger inconnu d’elles puis consenti à folâtrer en sa compagnie, jusqu’à se perdre tout à fait en mêlant les haleines, les cheveux et les peaux, en retroussant les jupes, en goûtant du berger jusqu’à oublier Dieu, en bas à Lamazière, et leurs pères, là-haut dans les hameaux, sur la douce prairie plate qui forme là clairière à l’ombre des grands bois. Mais l’histoire est apocryphe. Elle dit aussi que filles et berger ici se sont perdus et dansent encore sous forme de quatre grandes pierres de granit dressées sur l’herbe verte, au lieu-dit de la Plaine des filles. Dès treize ans Bastien rêve du berger, qu’on n’a jamais revu. Sans bien comprendre le détail de la légende, il pressent ce que dut avoir de grisant, d’affolant pour les filles la présence parmi elles de l’homme déterminé à les culbuter là, à même l’herbe et la terre. Il sait que les légendes sont là pour rêver, n’empêche qu’il aimerait bien se rendre aux raisons de l’inconnu qui passe. Pour un peu il descendrait à la messe à Lamazière. S’il pouvait il passerait le jupon de l’aïeule, se coifferait d’un bonnet, s’enroulerait dans un châle, courrait à perdre l’haleine que personne ne viendrait cueillir sur sa bouche entrouverte. Il se contente d’aller garder les quelques moutons de Suzanne sur des lopins pas encore clôturés. Il voudrait être paysanne mais rien ne vient dans le grand ciel de Bongue. Il attend son heure, il pense à Nicolas, aux hommes encore abstraits qu’il désire déjà, ne cessera plus un instant de désirer, soupire et rentre. Qu’avait-il donc à dire ?
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Avec le temps son goût de l’escalade se développa au point qu’il en devint un adepte résolu, un pratiquant régulier. À son penchant inné de l’enfance il avait dès la fin de l’adolescence ajouté une connaissance technique acquise dans un club où il s’était inscrit. Repéré rapidement comme un bon élément par son professeur, il avait en quelques années acquis une maîtrise impressionnante de la discipline, indispensable pour l’exercice en solitaire. Il retrouvait alors les émotions des premières années à Bongue, quand il essayait d’aller défier le ciel du plus haut point possible. Devenu adulte et citadin, il allait pratiquer avec quelques passionnés cet art de précision patiente. Ceux-là qui s’encordaient avec lui, admiraient son talent et partageaient ses joies aux passages difficiles habilement franchis, ignoraient tout à fait que ce corps structuré comme le leur, longiligne et solide, sec et dense et hâlé, de temps à autre se couvrait de robes ou s’ouvrait sur les tables à l’assaut de passants hâtifs et décidés. Pour Bastien c’est tout un, rochers, tables ou taffetas c’est un même souffle de désir et de force, de patience et d’espoir, c’est le corps en confiance dans la lumière des hommes, au pied de leurs envies, de leurs besoins et de leurs peines. Parfois, dans le relâchement d’après l’effort, dans le flottement de la fatigue, à la pause avant de regagner la ville, quelques mains s’égaraient, s’agrippaient, s’attardaient, et sans l’échange d’un regard ni bien sûr d’une parole, menaient Bastien et tel ou tel de ses coéquipiers à la jouissance sûre, rapide et pleine des hommes envahis d’endorphines, conclue dans un rire détendu ou un bâillement muet. C’était à la bonne franquette, Bastien prenait ce qui passait sans rien demander de plus, pour lui c’était aussi respectable qu’étreindre longuement un amant adoré ou passer sur la table pour une poignée d’euros, ni plus ni moins. Il n’était plus très sûr d’avoir quelque chose à dire, mais quelque chose à faire pourquoi pas ?
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On connaît tous au moins la fin d’un monde. À y repenser aujourd’hui, les débuts de mon intérêt pour la représentation de corps masculins en action semblent remonter au Moyen Âge et les images d’alors, pour un peu, ressembleraient aux enluminures des Très Riches Heures du duc de Berry, venues d’ailleurs, d’un monde où nous n’avons plus pied. C’est que le flux avance, servi par la technique, et nous suivons tant bien que mal. Je songe parfois à l’au-delà des écrans, aux petits malins qui font valser tout ça et se réjouissent en secret de nous voir courir, et puis je me défends de ces visions paranoïaques en me disant que nous sommes tous les petits malins de quelqu’un d’autre. Comment une chose pareille est-elle possible ? voilà le mystère. Comment un tel édifice tient-il qui renvoie la tour de Babel à un empilement maladroit de pâtés de sable sur la grève ? Je l’ignore et pour tout dire n’ai guère le temps de m’appesantir, le flux trop puissant de nouveau me happe, sur l’écran à chaque instant du jour comme de la nuit des corps se déplient, se répandent, s’éclaboussent, se pénètrent et s’affolent, s’empilent, glissent et se tordent, se déforment, s’humilient ou triomphent, une immense bataille fait rage qui n’offrira de gloire, même éphémère, à quiconque, pour des gogos dans mon genre que rien ne rassasie, ni les larmes de joie, pas même celles de douleur de ces dernières si proches, ni les tendres baisers où le foutre se mêle. Et sur le champ de cette bataille, Bastien. Les corps sont ouverts, balayés par l’orage du monde, on a les Valmy et les Verdun qu’on peut.
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Et le père ? Martin comme Alice est étonné, désarçonné, on l’a dit, et partant désireux d’en savoir plus sur ce Bastien qui pointe toujours son nez où on ne l’attend pas. Il l’aime comme son fils, évidemment, mais pas comme ses deux autres fils. Très respectueux de cette autonomie prise par le cadet dès ses premières années, il se surveille, d’une certaine manière, se montre moins directif, moins intrusif avec lui, comme s’il désirait ne pas le braquer et conserver une chance d’y comprendre quelque chose que le gamin consentirait à lui expliquer. Tout cela en pure perte, il va sans dire, puisqu’en face Bastien pense que tous les pères sont ainsi et reste longtemps sans voir qu’il bénéficie d’un traitement particulier. Des années plus tard subsistera encore un fond d’étonnement en lui quand ses frères lui rappelleront, parfois sèchement, qu’ils n’ont pas eu le même père, qu’à lui tout était permis quand eux-mêmes devaient parfois composer avec une certaine rigidité. Martin ne partage pas les craintes diffuses d’Alice au sujet de la santé mentale de Bastien, il attend sans juger, s’inquiète comme on s’inquiète toujours pour ses enfants, inutilement, et mourra sans apprendre de quel genre de bois se chauffe son dernier fils. Entre-temps Alice et lui auront été fiers de leurs trois fils en même temps qu’incrédules : malgré leur vigilance extrême, quelque chose leur avait échappé du processus qui en un clin d’œil – vingt ans – avait fait de leurs petites crevettes infatigables et fragiles ces hommes décidés s’amenuisant à l’horizon de Bongue, où eux restaient à vivre et à rêver.
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Bongue, Corrèze. Pour que vous vous fassiez une idée : deux feux en tout et pour tout, sept âmes. Bâti à mi-pente inclinée au sud, à huit cent cinquante mètres d’altitude, en face du Puy du Vareyron, lui-même à neuf cent quinze. Mairie, école, église, cimetière à Lamazière-Haute, environ huit kilomètres plus au sud, ravitaillement à quinze kilomètres, supermarché à trente. Au-dessus du hameau, sur la ligne de crête puis sur le versant nord de la colline, c’est la Creuse, avec à quatre ou cinq kilomètres Pralong, où vivait l’aïeule dont Bastien porte bonnets et jupons. L’air est pur, le vent souffle et la vue se dégage : à l’est la chaîne des volcans d’Auvergne et le massif du Sancy, au sud-est le Plomb du Cantal, trois grandes masses qu’au matin quand le soleil se lève on croit pouvoir toucher, saisir entre ses doigts, déplacer pour voir ce qu’elles cachent. À l’ouest, moins spectaculaire, sans doute plus mystérieux, le plateau de Millevaches. Au sud la pente dévale sans interruption jusqu’à la vallée de la Dordogne. Entre celle-ci et Bongue, le grand axe est-ouest traversant qui depuis des siècles permet, depuis le Rhône, donc les Alpes, la Suisse et l’Allemagne, et par Clermont, Brive, Périgueux de gagner la riche Aquitaine, l’Atlantique, l’Espagne. Sans un regard pour les bourgades égrenées au long de la route auxquelles le trafic avait donné naissance et raison d’être puisqu’il s’écoule désormais sur une somptueuse autoroute qui fait de ce parcours autrefois long, pénible, dangereux une simple formalité payante. Et sans une pensée pour les hameaux tapis au fond des gorges ou perchés sur le rebord du plateau, habitués de longue date à ne compter que sur eux-mêmes. Ce n’est parfois pas de la tarte, la vie à Bongue, mais Alice ne s’en apercevrait qu’une fois seule, Christophe, Emmanuel et Bastien partis et Martin mort. Ils avaient voulu vivre là, s’aimer là, avoir leurs enfants là, les y élever, en dépit d’un certain isolement, de la longueur des trajets pour aller travailler, de toutes sortes d’inconvénients dont pas un n’était parvenu à prendre le pas sur les avantages qu’ils étaient venus chercher, l’espace, le silence, la possibilité de se concentrer, la liberté du mouvement de la pensée comme du corps, pour eux et pour les enfants.
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Conscient du ridicule un rien compassé que des siècles de catholicisme poisseux ont conféré à l’expression, je la risquerai cependant : pour Bastien, tout est amour. Plus exactement, et l’on conjurera très vite ainsi le risque de méprise : dans l’amour, tout est amour. Tailler une pipe à un inconnu et dîner en amoureux avec l’élu de son cœur, c’est tout un, c’est le subtil, patient échafaudage que l’on bâtit autour de chacun de nos gestes, c’est la puissance de nos rêveries multipliée par celle de nos mécanismes qui devraient faire de nos existences des sacres permanents, de nos déceptions mêmes, de nos échecs la matière de nos prochaines ascensions plutôt que le terreau de nos douleurs perpétuellement ravivées. C’est la bataille du ciel que Bastien livre depuis qu’il a six ans, qu’il a livrée des années durant sans le savoir, qu’il a fini par entrevoir au cœur d’une nuit d’été à Bongue grâce à ses frères et qu’il remporte, depuis, dès qu’il touche un homme et dès qu’un homme le touche, chez lui, chez eux, dehors dans la nature ou à l’ombre des palais clos édifiés pour la baise, devant les caméras enfin qui en démultiplient la gloire sur les écrans du monde entier sans que quiconque, sauf moi, s’en aperçoive, s’en émeuve encore moins.
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Finalement, comme c’était à prévoir, Bastien n’est pas devenu paysan, faute sans doute d’avoir pu devenir paysanne. Bongue et Suzanne et Nicolas pour lui c’est un même secret féminin. Bongue parce c’est l’endroit où le monde s’est à jamais inscrit sur la plante de ses pieds, au creux de son cou, sur ses épaules et son torse, ses joues pleines d’enfant, son front soucieux d’adolescent, c’est les herbes de l’été dans les jambes, le silence neigeux de février où l’on s’enfonce en redoutant s’y perdre, la promesse des montagnes à l’horizon la nuit, et les vents secs qui font tourner la tête. Bongue est une grande femme adossée à la roche qui semble éteinte et ne dort que d’un œil, réfugiée dans l’antre minéral où elle se protège de l’usure du temps et de l’abandon des hommes. Suzanne parce que c’est elle qui lui a ouvert les yeux sur les mystères dont ils étaient environnés, parce qu’il aurait voulu à sa suite arpenter les chemins dans le lin un peu rêche des robes de son arrière-grand-mère en laissant la nature l’assaillir doucement, persuadé que ses capacités d’abandon, donc de résistance, iraient s’étoffant. Nicolas enfin parce que dans ses rêves entrecoupés des larmes qui le sillonnent presque mécaniquement quand il y pense, il se voit toujours, empli de courage, d’inconscience, allant au milieu d’un grand pré où il sue sur la fourche lui proposer la botte, comme d’aucunes de retour de la messe au beau berger d’ailleurs, et lui jurer fidélité en envoyant promener son fichu par-dessus la charrette. Mais rien de tout cela ne lui donnerait jamais le moyen de vivre. Pour vivre désormais il fallait quitter Bongue, la nature et les femmes, rejoindre la cité et les hommes dont il avait eu l’avant-goût, à quatorze ans, et qu’il brûlait de retrouver. Ça lui avait valu d’être le premier des trois à ficher le camp, et quand ses deux aînés rentraient encore à Bongue le week-end, de Clermont où ils étaient en faculté, Bastien foulait déjà le pavé parisien. Il voulait vivre, pas étudier. Travailler pour lui, s’exposer aux nécessités, éprouver ses désirs, pousser son corps dans les divers retranchements que lui offriraient les hommes, l’argent gagné, l’escalade de temps à autre et les nécessités d’un nouveau genre qui surgiraient sous ses pas. À ses parents inquiets malgré leur confiance en lui, il dit qu’il trouverait bien quelque chose à faire, même s’il ne savait pas très bien quoi.
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Ma mère aussi plaçait au centre de la table des bouquets de fleurs, et selon les saisons la pièce embaumait de parfums plus ou moins subtils et parfois d’une légère odeur de végétaux en décomposition, quand le temps du ciel était trop lourd et le temps des hommes trop chargé pour songer à s’occuper de fleurs. Je n’ai jamais mis de fleurs sur ma table, je préfère y mettre des garçons à longuement scruter avant de les croquer. Bastien ne s’y est jamais étendu, si ma route a croisé la sienne l’inverse n’est pas vrai. En s’offrant à tous sur les tables du monde entier il a résolu la question de sa fidélité à Nicolas. Je n’ai pu être à un, je serai donc à tous. Inlassablement je reviens à l’image première, inlassablement se reproduit en moi l’émotion, je crois être aujourd’hui parvenu à repérer d’où elle sourd : de tout ce qui le masque à mon regard où pourtant il s’imprime. Reprenons. Il est de trois quarts dos, je vois donc à peine son visage. Il sort du champ très vite, ayant promptement expédié le blondinet sur lequel la caméra s’attarde. Sa jouissance est presque silencieuse, ce qui est rare dans cette discipline où l’on marque volontiers ce moment de démonstrations bruyantes ou de gestes loufoques. Son flanc, je l’ai dit, ne cille pas, ne se strie de rien d’autre qu’une respiration égale. Enfin il s’éloigne absolument comme un félin rassasié, en un balancement léger dans lequel tout son corps dit le paisible contentement de se savoir sans ennemi ni rival. Dans cette poignée de minutes à peine découpées par le montage (il n’y a, je crois, que deux raccords), où la mise en place privilégie constamment l’angelot, son abandon sans combat à son partenaire d’une heure et sa reddition complète aux exigences du genre, on ne voit de Bastien que la fonction qu’il remplit, le film le met en réserve pour plus tard. C’est de tout ce dont, de lui, cette scène m’a privé que je suis devenu l’inconditionnel contemplateur. Mon désir ne s’abreuve qu’à ce qui se dérobe, air connu.
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L’amant qui a mené Bastien devant la caméra, dans ces hangars muets, sombres et mats où quelques assistants hâtivement disposent une table, un tabouret, fixent au mur une chaîne, vérifient l’état des stocks de gel, de préservatifs, de gants et de serviettes, disposent rêveusement les lanières de cuir, les ceintures dont ils astiquent les boucles comme une ménagère ajusterait un couvert pour que la table soit parfaite, comme nos mères arrangeraient des fleurs, cet amant qu’avait-il dans la tête, de quels fantasmes était-il encore traversé auxquels il n’ait pas donné corps, qu’espérait-il qu’ils deviendraient d’avoir semé ainsi le corps commun de leur amour aux quatre vents ? Car ils s’aimaient beaucoup, d’amour tendre, vivaient sous le même toit, rêvaient ensemble, riaient. À chacun des amants qui partagea sa vie, quelques semaines ou quelques années, Bastien donnait cela, le recevait en échange. Celui-ci s’appelait Victor, Bastien l’avait suivi, ni l’un ni l’autre n’ambitionnait de devenir une star mais tous deux poursuivaient, en le corsant un peu, le plaisir de l’autre. Et quand Bastien montait sur les tables, savoir Victor dans la salle lui était une joie secrète mais franche : regarde, mon amour, je suis à tous, je suis à toi. L’amour qui l’aurait peut-être rivé à un seul homme était celui pour Nicolas : regarde, mon amour, je ne suis à personne d’autre qu’à toi, aurait-il pu lui dire en lui ouvrant les bras. Mais en découdre avec le ciel, le ciel de Bongue, avec ses bras de garçon et son courage de fille, avait aussi consisté à apprendre la stricte, la stupéfiante équivalence entre aimer un seul homme et les aimer tous. Nicolas à ses côtés, il aurait pu se résoudre à ne toucher que lui ; seul c’était impensable. Il serait donc à tous, et d’abord à ses frères.
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Bastien au travail à Paris : à la plonge dans des cafés pour commencer, puis au service. Va pour fille de salle, c’est comme paysanne le grand air et les vaches en moins. On voit passer plus d’hommes. On ne monte pas encore sur les tables mais on guette, on sourit, bien volontiers on offre ce que les hommes prennent. Certains parlent, d’autres regardent en silence. Certains glissent un billet, d’autres invitent à dîner. Bastien est d’une politesse exemplaire, il craint de commettre un impair, il ne veut pas être privé de la bataille maintenant qu’elle est engagée. Avec chacun il va, il en a toujours l’envie et en tire toujours du plaisir, parfois on se demande bien d’où. Il observe le défilé, tout le passionne, tout le fascine, les goûts, les odeurs, les poses, les exigences ou les suppliques, au fil des deux premières années il a vu l’essentiel, pris de l’assurance, répond en connaissance de cause à ceux qui mendient une insulte comme à ceux qui le veulent à leurs pieds en quête d’indulgence. Il est ici pour ça, Bongue est loin où Nicolas repose qui ne l’a pas attendu. Il tient de l’enfance ceci que le corps n’existe que quand on l’éprouve : les parois rocheuses de Fontainebleau, du Quercy, de Lozère ont succédé aux arbres de Bongue, les hommes du monde entier aux rêves des hommes qui le laissaient flottant entre deux brumes avec ses désirs imprécis. Entre les deux, unifiante et secrète, la contemplation.
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Les frères de Bastien, ceux par qui le ciel est arrivé. Aucun des trois ne peut se rappeler au juste à quel moment ils sont passés de l’excitation hilare au souffle coupé puis au silence en un simple enchaînement, diabolique et rapide. Comme un rêve affranchi des transitions narratives, les deux aînés sont un peu saouls, c’est la tombée de la nuit, l’été, au loin un orage se prépare. Après quoi ils rient, dévalent la pente d’un pré en roulant comme des gamins de dix ans. Plus tard ils sont dans un bois, riants, essoufflés, et plus tard encore, concentrés et tendus, sexe en main, côte à côte et sans regard. Depuis quelque temps déjà Christophe et Emmanuel se livrent ensemble à ces petits exercices, mais toujours sans Bastien. Bastien lui n’est pas saoul, mais ému et précis. Il les laisse croire qu’ils l’adoubent en l’incluant dans leurs jeux ce soir-là, mais sa partition est tout autre. Ce n’est pas vers lui qu’il se penche. Enfin le ciel descend. Il tend une main, puis l’autre, ses doigts jouent avec les nuages. Il a quatorze ans, l’innocence des idiots et les mains pleines des bienheureux. En fait d’adoubement, c’est lui qui va les affranchir. Mais ils ne s’en rendront pas compte avant longtemps, et alors ils seront sidérés. Le silence du sous-bois est total, les premières gouttes tombent. Il met genoux à terre pour recevoir la foudre et la pluie qui s’approchent, amoncelées par le vent. Emmanuel en riant l’attrape par la nuque, le plaque, s’enfouit en lui, tout va très vite. Ils sont à la fois précis et hésitants, impérieux et distraits, aguerris et novices. Il y a du défi chez l’un, du sacré chez l’autre, puis soudain de la hâte, de la rage, leurs muscles sont de pierre et leurs pensées de sable et de vent sec. Les mécanismes impeccables, huilés vont au bout de leur course. Christophe regarde, il ne rit plus, un rien d’énervement lui est tombé dessus en même temps que la nuit. C’est l’aîné, il n’a pas ouvert le chemin mais bientôt emprunte celui qu’Emmanuel sous ses yeux vient de frayer. Bastien redouble d’attention, ça n’est pas le moment de flancher, il enchaîne. Christophe est plus flottant, mais Bastien d’un geste balaye ses hésitations, redouble d’une précision acquise Dieu sait où, irrésistible. Du beau travail. Enfin tout est fini, l’orage s’éloigne, l’ivresse revient en force à l’assaut de leurs têtes, avec elle les rires qui font s’évaporer la peur. Bastien aussi est saoul, pas de vin mais de ciel, d’hommes. De la fine ivresse, ouvragée, délicate, qui perle dans les creux du corps apaisé. Ils rentrent tous trois sans pensée, sans paroles et pour l’instant sans gêne. Finalement ils ont bien rigolé. Derrière les vitres éclairées attendent les parents, le repas, le repos. Dans le cœur de Bastien, lentement le monde s’ouvre. Il dédie ses premiers gestes d’homme à Nicolas. Désormais, tous les hommes seront ses frères.
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Comment une chose pareille est-elle possible ? Au fond de ma question subsiste un étonnement qu’aucune réponse, aucun élément d’explication ne pourra effacer. Comment les passions privées, exercées de tout temps et en tous lieux, dont l’affleurement sur la place publique ne survenait jamais qu’accidentellement, sous forme de quelque scandale dont les archives gardent parfois la trace, ou intentionnellement mais après être passées au grand tamis de l’art, sont-elles parvenues à une telle visibilité ? J’ai dit l’effacement des barrières entre nos corps et le monde qu’ils habitent, la porosité nouvelle, insensée dont les parois de nos organes sont atteintes. La traduction sociale, collective de ces mutations explique pour une part le grand étalage dont nous sommes témoins, où s’engloutit une partie des forces que, jusque-là, nous consacrions à l’art. Je suis le premier à en profiter, sans cela je n’aurais jamais vu Bastien offrir à mon regard tant de merveilles, mais malgré cela mon interrogation demeure. Sur nos écrans de jour comme de nuit des anonymes que ni vous ni moi ne connaîtrons jamais se livrent à des activités inouïes pour la seule gloire d’être vus s’y livrant de tout point de la planète. Qu’importe si cette gloire ne franchit pas l’instant, qu’importe si la bataille qui la leur a value n’a ni champ ni théâtre, qu’importe si pour cela ils se laissent humilier, insulter, qu’importe si pour cela eux-mêmes insultent et humilient, qu’importe si une part infime d’effroi finit toujours par luire dans un regard, par échapper d’un geste, en hommes libres ils ont mis en scène et diffusent le spectacle de leurs servitudes chèrement gagnées, tapageusement cultivées, platement représentées. Et derrière les écrans, toujours à l’affût de la figure primaire qui nous fait avancer, nous guettons le moment où les hommes vont jouir, nous attendons la mort. Quelle mouche nous pique ?
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Aux yeux de ceux, les plus nombreux, que sa grâce n’a pas touchés, Bastien est un garçon ordinaire. Il se couche et se lève, se lave et se vêt, se nourrit et travaille. Sans doute baise-t-il aussi, mais ils n’y pensent pas. Je me demande comment font les gens pour ne pas penser d’abord à ça quand ils croisent qui que ce soit d’un peu séduisant à leurs yeux. Moi je ne pense qu’à ça : celui-ci croisé à la caisse d’un supermarché, celui-là qui vend des journaux à la sortie du métro, celui-là encore, au fin fond d’un musée, peint voici deux ou trois siècles que son regard traverse pour m’atteindre en plein cœur, un, dix, vingt dans une journée, à quoi pensent-ils quand ils ferment les yeux, que sent leur peau, qui désirent-ils, qui prennent-ils dans leurs bras, qui baisent-ils et comment, en souriant, en pleurant, concentrés ou distraits, amoureux ou pressés, sont-ils diserts ou taiseux, sensibles, brillants, bêtes à payer patente ? En une fraction de seconde, sous la pression de mon regard, ils s’auréolent d’un mystère proportionnel à leur grâce puis rejoignent le néant d’où ma rêverie les a tirés, les bataillons d’inconnus que je ne toucherai jamais mais dont j’aurais tant voulu, un instant, partager la vie, les rêves, le corps. Certains deviennent des points de fixation, Bastien en premier lieu mais aussi tel garçon de café, tel boulanger qui me font faire des détours déraisonnables pour le bonheur de les contempler un instant, d’échanger avec eux deux ou trois mots plutôt que recourir aux services de la boulangerie ou du café du coin qui n’offrent pas les mêmes charmes. Ou tel inconnu croisé dans la rue, dans le métro, que je suis un instant ou une heure en espérant qu’il se retourne en me disant partons sur-le-champ. Ces rêveries n’ont de force, de sens que de rester à l’état de rêveries, mais l’édifice qu’elles construisent m’est un abri plus sûr que bien des liens prétendument approfondis. En ce qui concerne Bastien, je reconnais que je pousse le bouchon. Mais comment faire autrement ? Il est là, devant moi, il n’est pas une parcelle de son corps qui me soit inconnue mais son mystère est entier, je donnerais cher pour l’allonger sur ma table et disposer ses fleurs en odorant bouquet et pourtant filerais promptement si d’aventure il franchissait mon seuil. Bastien est ma limite, le point de fuite de mon désir, là où toujours il s’anéantit et toujours se relève, l’horizon perpétuellement dérobé. Bastien est mon désir.