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Les parents de Bastien : de ces gens que l’on dit sans histoires, extrêmement respectueux des autres et attentifs à leurs propres entreprises qu’ils n’ont jamais voulu voir sombrer dans l’échec ou l’oubli. On a beau dire, nos rêves ont vite fait de s’effacer sans qu’on s’en aperçoive, un beau jour on s’éveille en se disant que c’en est fait d’eux, donc de nous, et il ne nous reste dans le meilleur des cas que nos yeux pour pleurer. Les garder à l’esprit, fût-ce pour ne jamais les atteindre tout à fait, suivre leurs transformations au gré du temps comme on suit les transformations de nos corps sur lesquels rides, cicatrices, affaissements et crevasses ripaillent de plus en plus bruyamment, est un travail qui requiert une grande attention, une qualité de présence au monde particulière. L’essentiel de la vie commune qu’avaient construite Alice et Martin tenait à la vivacité de leurs enga- gements : vivre à Bongue, y élever trois enfants, travailler pour élargir le champ des possibilités de ceux qui croisaient leur chemin – Martin était médecin hospitalier, Alice éducatrice pour jeunes adultes handicapés, ils étaient de ceux qui donnent chaque jour à l’appellation « travailleurs sociaux » ses lettres de noblesse, que nous sommes de moins en moins nombreux à savoir déchiffrer. La grand-mère d’Alice l’avait élevée, à Pralong, son hameau creusois natal qu’elle n’avait presque jamais quitté, après la disparition prématurée de ses parents dans un accident d’avion. Enfance campagnarde, adolescence en internat, études et formations à Bordeaux, où elle avait rencontré Martin, et retour, sinon à la case départ, du moins tout à côté, à Bongue où ils avaient acheté une ferme désertée depuis une génération qu’ils avaient petit à petit retapée en y vivant. Pralong, Bongue, cela sonnait comme des noms du Coromandel ou du delta du Mékong, c’était d’une séduisante incongruité pour ces poignées de bâtisses perdues dans le massif des Agriers. Alice voyait des jonques dessiner leur profil d’idéogramme sur les flancs du Vareyron, elle aimait cette présence du monde que la beauté des lieux et ses facultés de perception insufflaient à leurs vies. Martin était en rupture de ban avec la riche famille bordelaise dont il était issu, être médecin au centre _separa hospitalier d’Ussel lui faisait un destin suffisamment obscur pour que pas un des bourgeois de sa parentèle alanguie dans l’estuaire de la Gironde ne songeât à conserver avec lui, son épouse et ses trois fils la moindre relation qui excédât la pure et simple convention minimale, relation qui finit du reste par se déliter tout à fait devant le peu d’entrain que mettait Martin à la maintenir : l’acharnement thérapeutique n’était pas son fort. De ces deux-là aux familles dissoutes naquirent donc, en 1977, 1978 et 1979 Christophe, Emmanuel et Bastien.
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La mère de Bastien. Alice compense le recours indispensable, constant au sens pratique que requiert son métier par un goût prononcé pour la rêverie dès qu’elle cesse de l’exercer. La situation de Bongue est pour cela idéale, son isolement, les grandes échappées que le point de vue offre sur les massifs alentour, l’intransigeance du climat. Ses enfants sont très tôt très autonomes, ni elle ni Martin n’ont jamais conçu la moindre inquiétude de les savoir seuls à cet endroit-là, comme s’ils bénéficiaient d’une protection naturelle des lieux du seul fait de les avoir choisis pour vivre. La présence permanente de Suzanne leur était une sécurité supplémentaire, Bastien n’était jamais loin d’elle, du troupeau ou des champs, et même quand il filait dans les bois, escaladait des rochers, Alice allait en paix. Christophe était plus casanier, studieux, Emmanuel distrait, rieur mais pas aventurier. Alice rêvait, marchait lentement, montait au Vareyron, Martin et ses trois fils vaquaient et la laissaient tranquille. Pourtant parfois Bastien, vers cinq ans, vers six ans, la rattrapait à mi-pente, en douceur mettait sa petite main dans la sienne et tous deux finissaient l’ascension en silence. Parvenus au sommet ils s’allongeaient sur l’épais tapis d’herbes et de bruyère, Alice prenait Bastien dans ses bras, elle lui racontait des histoires de montagnes. Quand le soleil d’été se lève, quand sur son disque rond se profilent les massifs du Sancy, du Cantal, en découpe d’acier glacé, il est encore rouge d’avoir illuminé toute une nuit durant le grand Orient mystérieux tapi derrière et les millions d’hommes qui s’agitent en tous sens pendant que nous dormons. La terre tourne, Bastien, et quand vient notre tour d’être éclairés le soleil est épuisé, il se demande où il va trouver la force de nous réchauffer, il hésite, de longs instants nous restons dans le froid bien qu’il soit déjà là, puis lentement il se décide, il monte et il fait beau. Nous avons chaud, Bastien, et nous courons, nous travaillons, nous jouons, et nous faisons si peu attention à lui qu’il est vexé, il décide de partir, il est tout rouge et il fiche le camp, par-delà Millevaches, et nous dormons. C’est au tour des Indiens d’être éclairés de rouge, mais nous n’y pensons pas plus que nous ne pensons au soleil quand il est là. Et les Indiens non plus ne pensent pas à nous quand ils courent, ils ne savent pas que le Puy de Sancy et le Plomb du Cantal sont baignés d’étoiles filantes ni qu’à leurs pieds nous dormons, ils sont si occupés que le soleil se vexe encore et décide de revenir voir à quoi nous pensons, mais souvent nous ne pensons à rien. Tu vois Bastien, je pense tout le temps aux Indiens qui dorment quand nous courons et qui courent quand nous dormons, et je m’attends toujours à voir leurs oreilles pointer là, derrière la frange des montagnes. Ces Indiens sont gentils Bastien, si un jour ils arrivent il faudra bien les accueillir, ils sont très beaux, très vieux, très sages. Bastien rêve, on le ferait à moins, il réfléchit aussi, au ciel, aux montagnes et aux hommes, à d’autres choses encore, il ne sait plus trop quoi. Il se passe donc des choses dans le ciel, mais quoi ?
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Ce que Bastien a pressenti au grenier la nuit en habit de grand-mère, en jupe de paysanne, ce qu’il a deviné de la légende des bergères de Bongue s’en revenant de Lamazière, ce qu’il a tiré de la leçon fraternelle, ce qu’il a compris du premier qui l’ait pris : que le courage des femmes, c’était d’aller chercher les hommes qui allaient les ouvrir, les emplir, les quitter, parfois sans un mot, parfois aussi avec beaucoup d’amour, c’était de rendre aux hommes un immense service amoureux en prenant soin de leur laisser croire qu’ils leur faisaient une fleur, c’était d’absoudre leur bêtise, leur petitesse, leur forfanterie dans un grand geste tendre. Ce courage-là serait le sien. Les hommes étaient au ciel mais ils n’en tombaient pas tout cuits, il fallait aller les chercher sans quoi ils seraient restés des journées entières à discuter de Dieu, du roi, de tactique et d’ivresse sans songer à femme, à enfant, à garçon moins encore, puis les laisser repartir sans avoir pris conscience, eux qui pourtant traitaient à longueur de temps avec les instances les plus hautes, les concepts les plus hardis, les abstractions, les hiérarchies, que les corps qu’ils avaient ouverts souvent machinalement palpiteraient longtemps au grand rythme du monde un instant aperçu et à jamais gravé au plus profond de l’être. Car le monde se dérobe plus souvent qu’à son tour mais apparaît toujours, étincelant, cruel, terrifiant et total, définitif, plus précis encore qu’au firmament où parfois il s’estompe, à l’instant où le corps s’ouvre sous la poussée des hommes. À cinq ans puis à dix, à quatorze ans puis à seize, Bastien n’a pas eu peur : ses frères, les autres hommes étaient de gentils Indiens sages, il fallait seulement trouver le bon élan qui permettrait de les décrocher tous. Le courage qu’il fallait pour cela, il avait commencé à l’accumuler avant tout en s’imprégnant de la force de l’aïeule transmise par ses fichus de coton noir et son jupon de lin, en fréquentant Suzanne et ses bêtes, en assaillant patiemment les rochers jusqu’à pouvoir s’y jucher en rêvant. Ne jamais cesser tout à fait d’enfiler des jupons, de fréquenter les bêtes, d’escalader des parois toujours plus verticales, c’était renouveler le courage qu’il remettait cent fois en jeu, de table en table : Bastien toujours à la volée pour ceux qui voudront s’en saisir.
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Bastien au travail – en dehors des plateaux qui lui sont une façon intermittente d’allier l’utile à l’agréable, d’être à tous sans être à quiconque contre rémunération le temps d’un tournage, à quelques-uns gracieusement le reste du temps en attendant que la machine s’apaise, d’être une putain en somme, c’est-à-dire un corps d’amant pour une idée d’amour, une paysanne rieuse pour un berger ardent, un petit garçon fier dans le grand corps de Bongue. Après la plonge et le service de salle, il exerça quelque temps ses talents comme assistant régie de cinéma, où l’activité qu’il devait déployer ne l’empêchait pas d’observer l’incessant ballet des stratégies narcissiques. Mais la lâcheté hystérique qui régnait là l’épuisa plus vite et davantage que le métier lui-même, qu’il s’en alla exercer au théâtre où de fil en aiguille d’assistant il devint régisseur. Il aimait la souplesse et la diversité de cette activité, n’hésitait pas plus à se lancer dans de longs tunnels de travail sans repos qu’à s’ébattre sur les plages d’inactivité qui leur succédaient invariablement. Il reprenait alors l’escalade, passait à Bongue, voyageait. Il partageait à Paris un grand appartement haussmannien avec un garçon délicieux qui occupait les lieux de façon aussi décousue que lui puisqu’il était stewart. Ils n’avaient couché ensemble que deux ou trois fois, pour s’éviter le regret de ne pas l’avoir fait. D’aucuns les croyaient amants, ce dont l’un et l’autre se fichaient. Ainsi tout dans la vie de Bastien était ouvert : le corps, la maison, le travail et le monde.
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Ce que Bastien cherchait à extraire de lui quand il se labourait la peau du ventre, à six ans, les pieds dans le ruisseau : une preuve de vie, le signe qu’il n’était pas mort, comme s’il était guetté, à Bongue, par quoi que ce soit de mortifère qui eût pu l’entraîner sur les rives de la mélancolie, comme si, quand on traite avec le ciel, on risquait l’inertie. Ce que Bastien cherche à extraire de lui quand il se laboure la peau du ventre, à trente ans, les pieds sur le rocher qu’il vient de parcourir : le goût du plaisir pour l’offrir au soleil, la conscience d’exister pour la donner au vent, l’ombre de Nicolas pour l’ajouter au monde. Il n’est alors rien d’autre que son propre corps, il éprouve longuement le moindre de ses muscles, sa pensée même est son corps, ses mains des émotions, son ventre un frémissement, son sexe un espoir, son cul un regret et ses jambes une prière : être, être de tout son corps, à tous aller d’un même élan, d’un même allant, être sur le rocher, être à Bongue, être aux hommes, de tout le corps peser, faire de ce corps sa vie, de sa vie la bataille, lente, délicieuse et terrible, ingagnable du délitement minutieux fourmillant de jouissances innombrables, infinies, diverses, généreuses. Bastien est un don, ce que la plupart ignorent. Moi je le sais, je l’ai vu.
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Parfois Bastien se demande si c’est du ventre que la mort viendra, puis il chasse l’idée et se concentre _separa sur le rocher qu’il escalade. Parvenu au sommet, devançant l’ombre qui gagne, il s’étend sur une étroite marche plate, un de ces promontoires ruiniformes dont regorgent les grands causses de Lozère. Dès qu’il peut c’est là qu’il va grimper, en solitaire souvent, à deux ou trois plus rarement. Il loue un gîte en bordure du Méjean, et s’attaque aux grandes corniches qui surplombent la Jonte et le Tarn. À pied d’œuvre vers six heures, il s’accorde quatre ou cinq heures d’escalade, rentre manger un peu, dormir. L’après-midi il marche, lentement mais longuement, il s’éprouve, le soir venu s’écroule. Ce sont des vacances minérales. Parfois la nuit le surprend avant qu’il soit rentré, il s’endort dans une bergerie en ruines, repart au petit jour. Ces moments-là ressemblent au bonheur, pour Bastien ils s’apparentent aux journées de tournage sans bien savoir en quoi : les uns sont pleins de baise, les autres en sont dénués, mais dans un cas comme dans l’autre le corps déborde, le cœur s’emballe et les jouissances, intérieures, silencieuses, résonnent longuement d’un bout à l’autre de l’échine, animent les jambes d’un léger tremblement, font frissonner jusqu’au sommet du crâne. Ici le soleil et la roche cuisent la peau, parfois l’éraflent, là c’est le cuir des ceintures ou les mains en battoir d’un partenaire inspiré. Ici c’est un passage délicat ou une pente caillouteuse qui érodent le souffle, font le cœur sonore et rapide, là ce sont des culs à marteler, des queues à avaler, d’affilée, sans broncher. Ici enfin c’est vaste, infini et désert, là confiné, bruyant, peuplé et empressé. Il y a bien quelque chose, au ciel de la terre et des hommes : une expérience qui se paie de contraires, se repaît d’unités, pose qu’être à un, à tous s’équivaut strictement, s’épanouit en joie pure d’exister et de jouir.
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De temps à autre, au coin d’un champ, une jeune beauté sur un tracteur sourit largement à Bastien. La vie à Bongue, du genre de celle qu’on mène en Lozère, l’a de longtemps habitué à trouver sous ses pas de ces garçons dont personne, en ville, n’imagine un instant qu’ils puissent fleurir en de tels lieux. C’est un simple salut, mais la journée de Bastien en est illuminée. Il en est un, sur le Méjean, qu’il voit chaque fois qu’il y descend, il a ce rouge aux joues qu’on a encore à vingt ans, une timidité franche et joueuse, ils se parlent. Bastien pense à Nicolas. De mauvaises dents, un singulier écartement des yeux le tiendront peut-être un temps éloigné des jeunes filles, en attendant il vient taquiner le trentenaire en vacances. Bastien rit avec lui, il n’a pas besoin de le prendre dans ses bras, il sait exactement de quoi et comment il est fait, ce qui accentuerait encore le rouge de ses joues, comme il rirait, après, de ses vraies audaces de timide. Il le regarde comme il regarde les garçons qui parsèment les tableaux de la Renaissance italienne, prêtant leurs traits à quantité d’apôtres et myriades de saints, foules en liesse, bourgeois affairés et artisans paisibles. Il le contemple comme il contemple ceux qui se laissent contempler, intrigués et ravis, juchés sur leurs tracteurs en Haut-Doubs, Bas-Languedoc, en Combrailles et en Rouergue, partout où ils ont encore une utilité autre que susciter l’enchantement. Il l’écoute, ils s’amusent et devisent, le soir entre chien et loup. Ils parlent de saisons, de récoltes, du pays, de la Corrèze nichée là-bas par-delà Aveyron et Cantal, d’escalade et de sport. Puis le garçon rentre chez lui, il se retourne plusieurs fois en descendant le chemin, ils se reverront à sa prochaine venue. Bastien sourit dans le noir de son goût prononcé pour ces tractoristes. Le ciel est décidément riche en hommes, et pas regardant à la dépense.
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Les sœurs de Bastien : s’étant un beau soir retranché dans un recoin d’une boîte à baise de structure labyrinthique d’où il pouvait à loisir observer une demi-douzaine de ses camarades se livrant en public et sans retenue, à même le sol à quatre pattes, aux assauts de sexes imposants pour la plupart délicatement bagués de cuir ou parsemés d’anneaux d’argent et pour quelques-uns soigneusement enrobés de caoutchouc, dans un plaisant désordre de sueur et de gémissements, il entendit soudain, tranchant résolument sur le registre concentré, masculin qui dominait, une sorte de son mousseux, aérien et tranquille comme le mouvement lent d’un nuage alangui. Et dans un froufrou de soie, un léger brouhaha de papotages feutrés, un petit cliquetis de métal et de nacre pénétrèrent bientôt dans le bout de couloir qui s’offrait à sa vue, précédées d’un membre du personnel de la boîte, deux religieuses à cornette immaculée venues prêcher à leurs frères de perdition non l’abstinence et le regret mais la débauche protégée, faisant pleuvoir sur eux des capotes et du gel comme une manne céleste. Bastien, devant qui venait de s’agenouiller un quadra sombre et souple, observait médusé l’étrange catéchisme. Sur le ton plein de componction des hommes d’église mâtiné de savants dérapages dans des aigus douteux, les deux sœurs servirent là une messe colorée et hardie dont le sermon, peu orthodoxe, visait à déconstruire la doxa romaine avec une verdeur roborative : en un mot, baisez où vous voulez, baisez qui vous voulez, mais baisez protégés. Pour ne pas casser l’ambiance elles se retirèrent bientôt en ayant fait savoir qu’elles tiendraient salon à l’accueil de l’établissement jusqu’à la fermeture. Le quadra se remit à l’ouvrage, Bastien en fut enchanté. Les hommes étaient ses frères et maintenant ses sœurs. En s’accordant ensuite une causette charmante et instructive avec sœur Maria-Begonia de la Sagrada Capota, un barbu rond et doux et drôle, sucré, évanescent en dépit de son poids respectable, affilié à l’ordre de la Perpétuelle Indulgence, il s’ouvrit davantage encore les voies du ciel, de moins en moins impénétrables.
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La mort de Martin, brutale, d’un cancer du pancréas, ramena les trois frères à Bongue, remit Bongue, la Corrèze et leur mère au centre _separa de leurs vies, Bastien avait vingt-six ans. L’enterrement au cimetière de Lamazière-Haute eut lieu un vendredi matin, il faisait beau mais encore froid, comme chaque année aux premiers jours de mai où la nature, partout ailleurs déjà exubérante et parfumée, hésite encore ici à s’avancer, ne décide de rien avant les saints de glace. Un temps d’espoir pour un moment d’une infinie tristesse. Martin n’avait rien dit à ses fils, Alice et lui avaient décidé de passer ensemble, en tête à tête, où ils avaient vécu, les deux ou trois mois qu’on lui avait laissés en découvrant la bête. Ce n’est qu’en s’engageant dans la dernière ligne droite qu’il avait appelé, dans l’ordre décroissant, Christophe, Emmanuel et Bastien. Bastien partit pour Bongue sur-le-champ, ému et stupéfait mais sans un soupçon de peur pour ce qu’il y trouverait, un père au dernier stade d’une maladie foudroyante et une mère bouleversée. C’est en revanche empli de crainte qu’arriva Christophe, Emmanuel jouant quant à lui un détachement discret qui ne trompa personne. Le trio retrouva ses marques mais les habitudes de l’enfance étaient dissoutes et le temps suspendu, comme il le fait toujours dans les jours qui précèdent et suivent la mort d’un proche. Les trois garçons avaient Alice à l’œil et se relayaient auprès de Martin, la déchargeant en partie d’un soin nécessaire mais épuisant. Martin dit à Bastien combien il regrettait de ne pouvoir s’attarder auprès d’eux, combien quitter Alice lui déchirait le cœur, combien il avait aimé les mener tous les trois sur les chemins de Bongue puis sur ceux de la vie avant de leur lâcher la main. Bastien le remercia de la confiance constante qu’il lui avait témoignée, dit qu’il était content de l’avoir eu pour père, qu’ils prendraient soin d’Alice, qu’il était heureux et fier d’être un homme et d’être son fils, enfin ces choses un brin solennelles que ces circonstances-là nous entraînent à exprimer un peu en vrac, sans les avoir forcément correctement pensées, mais qu’il vaut quand même mieux dire que pas, c’est important pour la suite de la vie des vivants et pour les dernières heures des presque morts. Bastien et Emmanuel étaient à ses côtés quand il mourut, dans le lent amenuisement doux d’une respiration exténuée. Bastien avait la gorge serrée, il se sentait à la fois terriblement fragile et terriblement fort, doucement il lui ferma les yeux. Emmanuel le prit dans ses bras. Ils restèrent ainsi un moment, étreints à se broyer, durs comme la pierre mais envahis de sable et de vent tiède, à la merci d’un désir de vie qui les assaillait comme la mort avait assailli Martin, sous leurs yeux, sans une pensée pour eux et leurs corps insolents. Des années qu’ils ne s’étaient pas touchés. Puis Emmanuel lentement se détacha, laissant une main sèche, énergique s’attarder un instant sur la nuque de Bastien, alla chercher leur aîné et leur mère partis se reposer. Longtemps, cette nuit-là, ils parlèrent tous quatre, émaillant leurs échanges de longs silences pleins.
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La mort de Martin força Bastien à repenser à ses parents, à son enfance, à ses frères, à un moment de sa vie où il n’avait nullement prévu de le faire. Mais il prit cela avec le sérieux naturel qu’il attachait aux choses, habitué qu’il était depuis son plus jeune âge à distinguer le futile, le facile, de l’important, du grave. Comme il avait été un petit garçon déterminé et un adolescent obstiné, il devenait peu à peu, et la mort de son père évidemment l’y aida, un adulte résolu : pas question de prendre les choses à la légère et pas question non plus d’en faire un drame. Il passa, après l’enterrement, un long moment à Bongue avec Alice, Emmanuel et Christophe étant repartis en promettant de revenir l’été venu, Emmanuel avec sa femme et son premier fils dont il attendait la venue d’un jour à l’autre. Alice avait consenti à ce qu’il restât, malgré le besoin de solitude qui l’avait envahie, car elle savait pouvoir compter sur la discrétion de son cadet. De fait Bastien filait dès l’aube, parcourait de nouveau les rochers sur lesquels il avait fait ses premières armes de grimpeur, sillonnait le massif à pied, s’arrêtait de longs instants aux abords des chantiers forestiers pour contempler les bûcherons au travail et repartait comblé. Le temps s’était mis au beau, Martin était mort mais le corps exultait, la vie qui animait Bastien débordait de toute part. Au cimetière, déjà, il n’avait eu d’yeux que pour un maçon à peine plus jeune que lui, plein d’une grâce bougonne et rougissante, chargé de refermer la lourde dalle de granit. Les morts ne sont pas au ciel mais en terre, c’est sur eux qu’il faut marcher, c’est eux qu’il faut entraîner avec soi pour avancer, comme Bastien le faisait depuis son enfance en emmenant Nicolas partout avec lui. Il rentrait exténué et ravi, tâchait d’insuffler une part de ce ravissement à sa mère, qui en manquait un peu bien qu’elle ne se fût pas retrouvée démunie par la mort de Martin qu’ils avaient vu venir et mûrement préparée. Elle savait déjà que ces derniers mois de vie commune lui seraient une force pour plus tard, pour affronter la suite. Ensemble ils gravissaient la pente du Vareyron en silence, pensant l’un et l’autre aux Indiens endormis cachés derrière le Sancy, à l’exaltante petitesse qui nous est impartie. Ces jours de malheur heureux permirent à Alice d’atténuer la violence des événements qui en l’espace de trois mois l’avaient obligée à tout à fait renoncer à l’idée de vieillir avec Martin. Puis Bastien regagna Paris, il était entendu qu’il reviendrait dans l’été faire connaissance de son neveu.
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Ce qui fait que je n’ai pas, alors que tout m’y destinait, consacré une part de mon temps à la réalisation, l’exhibition de mes désirs, à l’instar de Bastien, ni pour la beauté du geste, ni contre rémunération, que je ne suis pas devenu cette sorte de putain ordinaire, courageuse et sublime : la quinzaine d’années qui me séparent, historiquement, de l’avènement de la réification complète du corps, je l’ai dit, sans doute aussi quelque configuration personnelle dans le détail de laquelle il est inutile d’entrer ici, car après tout quand le corps était sacré il y avait déjà des putains. Contrairement à Bastien, je ne me suis jamais glissé dans le courage des femmes, et je reste derrière les écrans, payant mon écot à la grande économie du désir qui ne fait pas grand cas de nos individualités mais veille assidûment à la tension du flux, à son renouvellement incessant, ce qui est le propre des économies, encore que celle-ci fasse preuve d’une capacité d’adaptation, d’absorption, de recyclage de ses propres excès parfaitement stupéfiante. J’attrape, je prélève dans le flux ce qui pour moi fait sens, émotion, parfois sidération, dans l’avalanche de corps arrimés à des croix, suspendus à des plafonds, rivés à autant de tables que nos désirs de fleurs pourront couvrir, de bites frémissantes tout entières englouties, de bouches déformées, de soupirs et de joies, de râles et d’extases. J’ai l’embarras du choix, mais le mystère demeure. Je devrais être là, avec eux, à soupirer, râler, engloutir, m’allonger. Au lieu de ça en chemin je m’abîme tout entier dans la contemplation, je suis happé par les visages, les scènes, les sourires et les larmes qui me renvoient au point noir d’où je viens. La scène de ma jouissance, c’est le regard. Au centre _separa, Bastien. Et ce qui, chez Bastien, fait sens à mes yeux, plaisir à mon corps : le pli de sa bouche quand il jouit en silence, l’attention manifeste, telle qu’elle franchit l’écran et transcende les codes du genre, à l’autre, sa joie finale, abandonnée, céleste d’avoir dépassé la douleur, tapie dans la torsion d’un muscle mais impossible à cacher, quand, allongé sur la table, il reçoit sans broncher l’hommage appuyé de quelque brute indélicate, ou supposée telle, profil assez prisé dans ce type de production. En réalité, les à-côtés de la mécanique, l’âme à l’œuvre dans le corps.
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C’est d’ailleurs là tout le charme des productions européennes : avoir tourné le dos au formatage américain qui ne recourt qu’à des machines calibrées au millimètre près pour le plus grand nombre et proposer un aimable fourre-tout balayant le spectre le plus large, de l’élégant cadre supérieur britannique au fermier autrichien ou andalou en passant par le petit gars de banlieue parisienne et l’Italien rêveur, sans parler de toutes les niches thématiques destinées aux obsessionnels de telle ethnie ou de telle pratique, où tout un chacun peut chiner la perle rare qui comblera ses rêves. Les dérapages plus ou moins habilement contrôlés y sont toujours possibles, partant tout ce qui, transcendant la pipe de base, le missionnaire ou le lotus vient cueillir nos faiblesses là où elles ploient : le spectacle de ce que disent, de nous, dans l’amour, nos corps, en première ligne du regard, bien en deçà des mots, bien au-delà des images – ce que quelques-uns d’entre nous osent livrer à nos contemplations en pensant ne céder, de leur cul, que l’image. Le reste, c’est la foire. Les millions d’écrans du grand réseau clignotant jour et nuit ouvrent autant de fenêtres sur cette grande braderie, on casse les prix, les cours s’effondrent, les nouvelles valeurs balayent d’un revers de rein en montant sur la table les gloires vieilles de quatre ou cinq ans, usées jusqu’à la corde, il y a de tout pour tous, l’argent file, le monde avance.
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Les sœurs de Bastien : dans ce grand bazar bariolé, branlant, bandant et menaçant elles vont trottinant sur le pavé et dans les boîtes, elles propagent la nouvelle. Parfois elles se retirent, dans le silence et l’accompagnement. Elles assistent les malades, portent secours aux démunis, offrent repos, sommeil et bonne humeur sans compter. Leur cœur est vaste, leur indulgence perpétuelle, leur énergie inépuisable. Bastien revoit Maria-Begonia, devient son ami, rencontre les autres sœurs de son couvent, puis effectue son noviciat et entre dans cet ordre où la subversion est déléguée au corps, ça lui va comme un gant. Il ne s’est jamais engagé, les grandes causes ne sont pas son genre, et des causes de son genre il s’est toujours senti lointain. Mais comme il est sérieux, il décline les propositions, de plus en plus nombreuses – ce style-là, si l’on ose dire, rencontrant un succès insensé –, de rapports non protégés dans les films, non qu’il ait à cœur de donner l’exemple mais par simple bon sens, paysan. Il dispose souvent de grandes plages de temps qu’il peut donner, autant les consacrer à une activité moins éphémère que la pornographie rétribuée. En sœur il continue à servir ses frères, à célébrer la messe du corps sur des autels moins dépouillés, il a enfin trouvé l’occasion de renouer avec l’aïeule de Pralong, les nuits d’enfance, enroulé dans le lin des jupons et le coton des bonnets, avec les filles de Bongue culbutées retour de messe, de s’inscrire dans une lignée héritée mais choisie.
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Sur la table où sont le pain, le couvert et le vin, dans un vase quelques fleurs, s’allongent parfois les hommes, placés là comme une offrande, un plaisir à partager, une halte avant de reprendre la route. En l’occurrence Bastien, soixante-dix kilos de muscles, d’eau, d’os animés par un souffle. Pour mieux en jouir, pour mieux en faire jouir, parce que ces sortes de rituels, ici très sommairement observés, pimentent l’exercice, et surtout la représentation de l’exercice, ses poings sont liés par une fine cordelette blanche. Sa tête dépasse un peu du rebord de la table, elle part en arrière, mais cela lui permet d’avoir, genoux relevés, bassin et pieds posés à l’autre bout, sans quoi ils seraient dans le vide. Pour l’usage qu’ils en auront, il importe que les gars qui s’agitent quelque part dans la pièce disposent du corps de Bastien dans cette configuration-là. Tout est prêt et pourtant quelque chose, dans l’air, s’attarde. Difficile de savoir si c’est une contingence purement technologique, une incertitude humaine ou l’un de ces flottements inexplicables dont le cinéma est gourmand, quand tout semble prêt mais rien ne se passe. Toujours est-il qu’un pur bloc de temps se délite doucement dans la pièce. Deux des gars discutent à voix basse, Bastien songe à la fenêtre qu’il a laissée ouverte, chez lui, avant de quitter Paris pour ces jours de tournage, à d’autres choses encore, il fait doux et le monde est aimable de s’absenter ainsi le temps de quelques cabrioles qui lui sont destinées. Puis petit à petit, indécidablement, à la manière d’un concert de musique indienne dont les oreilles occidentales peinent à repérer le début au milieu de ce qui ressemble à un moment où les instruments s’accordent, un frisson parcourt la pièce, ondule sur les peaux, les préparatifs de la noce s’achèvent, les corps s’échauffent et la lumière se fait. Comme si elle ne les avait jamais désertés, une tension professionnelle gagne tout un chacun, il reste à interpréter le programme préalablement défini en intégrant tout l’imprévu qui voudra bien s’y glisser. Les gars s’approchent, le matériel est sur la table, ils s’en saisissent et se mettent à l’ouvrage. Bastien, à la volée, pour ces trois-là qui s’en vont l’essorer. Pour tous les autres, et moi, derrière, à la ramasse.
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Bastien sur les rochers : les mêmes soixante-dix kilos, hier harmonieusement disposés sur la table, ce matin encore penchés devant mes yeux sur le blondinet en extase, une fois, dix fois lapant son visage barbouillé, immergé dans les répétitions insensées que je lui fais subir mais dont il se lave les mains (dois-je rappeler que je le vois mais ne suis pas vu de lui ?), aujourd’hui lentement s’élèvent sur des parois aux anfractuosités compliquées qu’il déchiffre et interprète avec prudence et méthode. Il ne met pas là les mêmes muscles en jeu, les mêmes réflexes, ni ne développe de semblables tactiques mais une stratégie commune est à l’œuvre, celle du corps mis en action par un désir. Je pourrais être de ces quelques promeneurs parcourant la corniche du Méjean le jour où il entreprend l’escalade du rocher dit le Vase de Chine avec deux acolytes comme lui longilignes, concentrés et détendus, et m’arrêtant pour contempler un instant leur avancée paisible dans cet empilement dentelé au bord d’à-pics parfois vertigineux au-dessus desquels planent quelques vautours qui n’ont d’inquiétant, ici, que le nom et le cri. Je le verrais ainsi hors contexte, si j’ose dire, dans une pratique plus décente mais tout aussi fascinante. Rattachés à un ensemble complexe de cordes et de pitons fixés à la roche, les trois hommes, l’un déjà parvenu au sommet, les deux autres encore au sol, attendant leur tour, devisent tranquillement sans se soucier un instant des promeneurs arrêtés. Leurs propos sont essentiellement techniques, ils s’interpellent sur tel ou tel aspect de l’ascension, demandent des précisions à celui qui est déjà en haut sur un élément de leur matériel ou une fixation qui leur semble douteuse, tout est très calme et très incompréhensible au néophyte à qui cependant ces cordes évoquent immanquablement les liens dont s’enserrent volontiers, voire se saucissonnent, quelques amateurs raffinés de bondage pour parvenir à l’accomplissement de leur plaisir. Mais ce n’est qu’une réminiscence, culturelle, obsessionnelle, marginale, car le spectacle des trois sportifs à l’œuvre sur le rocher se suffit largement à lui-même. Ils sont nu-tête, vêtus de ces textiles modernes issus des industries pétrolières ou chimiques, dont l’ampleur et la souplesse ne font que renforcer l’image qu’on se fait des corps minces et impeccablement structurés qui les habitent et qu’ils cachent. Bastien s’élance, le silence s’est fait, le premier arrivé et le dernier resté au sol observent attentivement sa progression, elle est d’une précision et d’une rapidité qui émerveillent les promeneurs qui n’y connaissent rien, en quelques minutes, un clin d’œil semble-t-il, il parvient au sommet aux côtés du premier arrivé. Tant de patients préliminaires pour quelques instants de pratique silencieuse… La conversation reprend en même temps que les préparatifs pour la montée du troisième larron, puis ils redescendront et s’attaqueront, plus tard ou demain, à un autre rocher, iront piquer une tête dans les eaux glacées de la Jonte, marcheront dans les herbes sèches du causse à la tombée de la nuit, salueront le souriant tractoriste rentrant son chargement de foin à qui Bastien, un instant, ira conter fleurette, s’enfouiront dans la nuit, peut-être dans l’amour, le plaisir, le sommeil.
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Alice et ses trois fils : curieusement elle craignait d’avoir de gros bébés, quelque chose dans l’idée qu’elle pourrait abriter de joufflus personnages la gênait, essentiellement parce qu’elle se représentait son corps comme un paisible espace, étroit et souple, plein, dont l’équilibre serait compromis. La génétique était pourtant de son côté, que des sacs d’os chez elle depuis l’aïeule de Pralong et, pour autant que Martin le sache, pas de replets non plus de son côté. Mais les perceptions du corps, on le sait, ne sont pas du ressort de la raison, moins encore discipline scientifique. Elle voulait des bébés-crevettes, Christophe la rassura, puis Emmanuel puis Bastien, tous menus et longtemps maigrichons, inépuisables, vif-argent, trois petites merveilles sautillantes, explosives et gracieuses. Quand Martin ou elle-même les saisissait à bras le corps ils gigotaient, rieurs et essoufflés, pressés de s’échapper, et quelque chose d’indéfinissable dans la tension de leurs petits corps les bouleversait. Que resterait-il de ça, ces promesses, ces rires, ces échappées, dans les hommes qu’ils finiraient par être ? Martin et Alice se promettaient d’être le plus attentifs possible aux transformations de leurs fils, tâchant de ne rien rater des étapes qui les conduiraient sur les chemins de l’âge adulte. Bastien la nuit recouvert des jupes de son arrière-grand-mère, de son fichu, arpentant le grenier en moulinant des bras pour essayer de comprendre comment le monde résonnait quand on était en femme, quand on était une femme, fut le premier signal que cette évolution dont ils ne voulaient rien rater emprunterait peut-être des voies inattendues. Et c’est du reste de Bastien que leur vinrent toujours les surprises, qui avec sa franchise, son honnêteté, son sérieux et ses interrogations perpétuelles les obligeait sans cesse à se redéfinir. Christophe et Emmanuel, turbulents et rieurs, frondeurs, infiniment attachants, recouraient aux ruses immémoriales de l’enfance, Bastien innovait.
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La propension de Bastien enfant aux pleurs et celle de ses frères au rire s’inversa lentement à compter du jour d’été, d’orage, d’ivresse qui avait vu le cadet porter la main sur ses aînés et s’y perdre, en de brèves mais profondes délices, la tête dans les nuages. Pas le jour même, bien sûr, mais dans les mois qui suivirent. Un peu du sérieux et des interrogations muettes du petit dernier, pas tout à fait sorti de l’enfance, parvint à l’âme des aînés qui au fil du temps éprouvèrent une gêne croissante à se souvenir de ce qui s’était passé là sans parvenir à atténuer la violence nécessaire, impérieuse de leurs gestes. C’est que Bastien leur avait ouvert les yeux sur la complexité des choses alors que rien n’indiquait jusque-là qu’il assumerait cette tâche ni même que le monde dût être ce fourmillement inouï de contradictions sur lequel leurs rires finiraient par s’échouer. Pour Bastien, tout commençait enfin et ses pleurs, qui n’étaient pas tant de tristesse que de rage, pouvaient bien retourner d’où ils venaient, de l’ancêtre de Pralong, des bergères culbutées, des femmes et du silence, il était à pied d’œuvre. Le temps des bébés-crevettes était loin, ils étaient grands et beaux garçons, Martin et Alice s’enchantèrent des transformations successives de leurs fils sans jamais soupçonner par quelle effraction s’étaient ouvertes les portes de leur adolescence.
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Bastien et ses frères, l’été suivant la mort de Martin : à tour de rôle ils descendirent à Bongue, s’arrangeant pour y être tous ensemble quelques jours autour du 15 août et procéder aux présentations du nouveau venu à ses oncles, à sa grand-mère. Un clou chasse l’autre : Maxime est né trois semaines après la disparition de son grand-père, chacun pense à ce chassé-croisé qui a quelque chose de rassurant parce qu’il matérialise, d’une certaine façon, la chaîne qui les relie sans les entraver. Emmanuel est dans une espèce de transe joyeuse, il retrouve l’essentiel de sa gaîté adolescente, ironique, insoucieuse, il s’active, nettoie, range, coupe du bois, fauche, débroussaille, empile et brûle. Sa femme s’habitue peu à peu aux nouvelles formes de son dialogue avec son fils entamé une dizaine de mois auparavant. Elle se promène parfois avec Alice, elles vont jusqu’au Vareyron ou descendent vers Lamazière, se parlent, songeuses, attentives pour des raisons diamétralement opposées aux mille et une suspensions du temps que les moments qu’elles traversent provoquent. Il fait beau, parfois très chaud puis un orage éclate. Christophe veille au grain, approvisionne la maison, cuisine et lit, l’espace et la fraîcheur de la Corrèze lui sont une respiration, en septembre il part travailler en Indonésie. Et Bastien marche, arpente, grimpe et se cache, c’est toujours l’enfance qu’il respire ici à pleins poumons, cet été-là elle lui est nécessaire. Il pense à Martin, prend la mesure, peu à peu, de sa disparition maintenant que le temps de nouveau file et laisse aux abords du cimetière de Lamazière un peu de la poussière qu’il fait en s’écoulant. Il pense à Nicolas. Chaque jour il passe un moment avec Suzanne, qui ne se déplace plus, ou presque, depuis que son fils s’est défoncé la tête d’un coup de carabine, perclus de néant et d’inutilité. Elle a gardé, elle, toute sa tête, et la présence de Bastien l’apaise. On entend, dans les combes, sur les pentes, les tracteurs, parfois l’écho d’une tronçonneuse raconte que des hommes travaillent sous les sapins, les troupeaux paissent, et derrière les massifs profilés aux horizons de l’est sont tapis les Indiens qui guettent notre sommeil. Il reste de cet été une photo de Bastien avec Maxime dans les bras : en débardeur, une casquette sur le crâne dont pas un cheveu ne dépasse, l’épaule gauche soulevée et la droite abaissée assurent à Maxime dont il enserre délicatement les jambes dans ses mains aux veines saillantes une position confortable. La diagonale des épaules imprime au débardeur un plissé qui attire le regard et découvre la clavicule droite où la lumière s’accroche entre deux creux d’ombre qui disparaissent sous le tissu. Et dans la rondeur des épaules où s’attarde encore un velouté d’enfance on pressent la force, dans la diagonale et sous le plissé la construction du torse, hors champ le petit miracle de grâce transitoire qui dans deux ans jaillira sur les écrans quand Bastien se sera ouvert, déployé, juché sur les tables. Pour l’heure l’abandon absolu du bébé endormi émeut, comme émeut le regard de Bastien sur Maxime, au nôtre dérobé, la présence de Martin quelque part au-dessus d’eux, la persistance extrême, longue à s’éteindre des enfants dans les hommes.
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En intégrant le corps des Sœurs de la Perpétuelle Indulgence Bastien rentre au grenier de Bongue, prend son aïeule par la main, et Suzanne et les bergères audacieuses que n’effrayait pas la rigide vertu des sermons, qui se donnaient au loup. Investi de leur courage il parvient là à dire quelque chose, sans discours, sans gloriole, à l’immensité qui le couronne depuis sa naissance et à laquelle si longtemps il n’avait su adresser que moulinets rageurs des bras, pleurs de colère, invectives décousues. Un jour il sortirait en sœur et à celui qui lui dirait oh la fille il éclaterait la tête pour qu’il soit bien clair qu’aux filles, aux sœurs, quels que soient leur dégaine, leurs actes, le genre qu’elles se donnent il faut faire place, quitter les sphères où l’on s’égare, descendre à leurs côtés mettre la main à la pâte : ouvrir les portes des maisons, sortir, marcher, aller où la présence est nécessaire, parler, ouvrir les bras, porter, déposer, et inlassablement regagner les maisons pour recouvrer ses forces avant de repartir. Les sœurs ont à voir avec les putains, elles arpentent les trottoirs, vont aux hommes pour alléger leur charge, et leurs parures de fête jettent le trouble où elles passent en laissant un parfum entêtant de désir et d’amour. Bastien a quelque chose à voir avec le ciel, avec les hommes, il a la force, l’éclat, la puissance du don, il sait d’instinct et sans paroles qu’il n’a de plus profondes joies que de se dissoudre là où l’on baise, là où bientôt l’on pleure, là où tôt ou tard on souffre. L’orgueil démesuré de l’enfance trouve à ses accomplissements des bonheurs infinis, les cieux de Bongue peuplés d’Indiens endormis le protègent, et Nicolas toujours, et Martin désormais.
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Les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence, pour que vous vous fassiez une idée : « un ordre pauvre, agnostique et dérisoire de folles hystériques et radicales », selon leurs propres termes, ciselés. Depuis une trentaine d’années, ces petites communautés d’hommes habillés en nonnes – ultime avatar des groupes de pédés radicaux des années soixante-dix dont les interventions, aux États-Unis puis en France, initièrent, entre autres, le mouvement qui permet aujourd’hui à des gays oublieux de réclamer qu’on les couvre des chaînes de deux aliénations hétérosexuelles majeures, le mariage et les enfants – se proposent de répandre la joie universelle et de prôner la fin de la honte, adoptant pour cela une visibilité, une théâtralité, une parole singulières et laissant dans leur sillage plus d’un passant médusé mais obligé, l’espace d’un instant, de réfléchir à ce qu’il vient de voir et d’entendre. L’épidémie de sida leur a, hélas, donné des ailes, et on les voit depuis papillonner de backrooms en meetings, d’hôpitaux en défilés, arpentant les trottoirs et répandant leur message : Péchez dans la joie avec saint Latex. Parfois certaines d’entre elles quittent les villes, les flonflons, la rumeur pour des retraites où, toujours impeccablement amidonnées, l’ongle nacré et le cil en balayette, elles assistent, aident, étreignent, au fil de séjours thérapeutiques, des malades au long cours épuisés, davantage encore que par la maladie, par le temps qui désormais passe avec elle, fait le corps vieillissant avant l’heure.
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Bastien en sœur de la Perpétuelle Indulgence, plus beau encore, si c’est possible, que lorsqu’il file de rocher en rocher amplement vêtu ou lorsque, les pieds chaussés dans un cuir grossier et les poignets liés par une cordelette, il allonge sur la table son doux corps délié, Bastien au fond toujours le même, volontaire et fantasque, déterminé et désormais aguerri, le corps en première ligne dont les habits sacerdotaux rehaussent grandement l’insolence : le visage, c’est la règle de l’ordre, disparaît sous le fard blanc où se détachent lèvres ouvragées, pommettes rosissantes et paupières ombrées, encadré par le voile noir de rigueur lui-même surmonté d’une sorte de cornette revisitée où viennent s’accrocher d’aériennes pièces de tulle noir délicatement ouvragé tombant sur les épaules. Le voile se ferme sous le menton et tombe sur le haut de la poitrine, où il a vite fait de céder la place à une chemise de fine résille très ajustée, noire également, qui ne laisse rien ignorer du magnifique ensemble qu’elle recouvre jusqu’à la ceinture, d’autant qu’elle semble à tout instant sur le point de céder sous la pression de la musculature. C’est ensuite une jupe droite assez stricte, d’un rouille moiré subtil, sous laquelle Bastien porte le jupon de l’aïeule de Bongue raccourci pour l’occasion. Aux pieds des sandales monacales plates, solides, confortables achèvent l’entreprise de décalage à laquelle on se livre depuis la racine des cheveux. Ajoutez à cela : pas un bijou à l’exception d’une bague de divination à chaque main, l’une celte, l’autre persane, quand le temps l’exige une paire de lunettes de soleil à petits carreaux et monture sévère, un filet de barbe très brune descendant de la lèvre inférieure au menton, et vous aurez l’image de la fine et forte liane, un rien janséniste au regard de ses sœurs volontiers plus cliquetantes, scintillantes, colorées, de la belle plante souple qui se lance à l’assaut des rochers en Lozère et des hommes sur les tables, une et multiple, la même qui à trente ans de là aurait tant aimé rouler dans le foin avec Nicolas, son amour au regard disjoint et aux larmes cuisantes, Bastien, à la volée pour les amours perdues et les regrets enfouis, ceux qui portent les morts et leurs joies infinies.
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Ce qui fait que je n’ai pas, alors que tout, là encore, m’y destinait, consacré une part de mon temps à prendre mon élan vers l’autre, à l’instar de Bastien, que je ne suis pas davantage devenu sœur que putain : pas assez d’habits de femme où me glisser, sans doute, peu de courage à appréhender le monde, peu de goût pour sa démesure. J’ai cédé à la tentation du repli à laquelle tant de drames nous soumettent, j’ai doucement dérivé au fil de mon regard, et peu à peu c’est à lui que j’ai consacré mes forces et mon temps. Et quand je vois la cruauté s’immiscer dans le plaisir, la coercition dans l’amour, la désinvolture dans l’amitié – et je fais volontairement l’impasse sur ce qui passe quotidiennement la mesure dans le comportement humain, à vous faire regretter d’être né et d’avoir un cerveau –, je recule encore davantage. Mon inépuisable fascination pour le corps des hommes, et entre tous pour le corps de Bastien, est mon seul moteur. Voilà maintenant des années que j’utilise les hommes sur les écrans comme un reflet de ceux que je mets sur ma table, et inversement. Pourtant les deux catégories sont étrangères l’une à l’autre, je suis le seul point d’une jonction qui ne s’effectue jamais. Pour avoir perdu l’étanchéité constitutive qui les protégeait du monde, pour être devenus ces espaces battus par les vents de la consommation et de la perte, nos corps n’en sont pas moins cloisonnés, labyrinthiques, rétifs aux impératifs des flux que par ailleurs nous organisons, malaimables et distraits. Je suis niché là, précisément, au cœur de cette contradiction, et je vois. Je vois Bastien, mon regard le saisit dans l’émergence d’une envie, l’accomplissement d’un désir, avec lui je m’enivre du cul qu’il offre à tous, de la bite que des flopées de blondinets avalent sans rechigner, derrière cet horizon je vois, encore, toujours davantage, parfois même jusqu’aux Indiens endormis au-delà des montagnes, paisibles, reposés, attendant que nous en ayons terminé avec nos gesticulations insensées et que leur tour revienne. Il est inouï, quand on y songe, que je n’en sois pas mort d’épuisement.
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Sur la table où sont les fleurs, ce lieu de communion, de repos et de halte, s’allongent les hommes trouvés ici ou là, extraits du monde par mes soins et emmenés dans la maison, où je les croque. Je ne pense pas, alors, à Bastien ni à tous ceux qui s’agitent derrière les écrans éteints, mais je pense au grouillement confus qu’ils forment, dont l’ombre se reflète sur les murs et jusque dans les yeux de celui qui s’allonge parmi les miettes et les pétales fanés, heurtant parfois de la tête ou du coude un verre où flotte encore un parfum de vin vieux. Et bientôt lui et moi balayons ces reliefs, la fièvre commune nous emporte, en unissant nos corps, nos forces, nos détresses, nos passions, nous nous évanouissons dans la confusion générale, y ajoutons ce qui fait de nous des êtres singuliers jusque dans l’effacement de nos jouissances, par là disparaissons, enfin, mais sans mourir. Puis à peine essuyé le fruit de nos étreintes de nouveau je dispose les fleurs et le vin, un couvert et du pain, et la danse reprend qui verra, dans une heure, dans un jour, un autre homme s’allonger là, s’ouvrir et m’emporter. Certains sont si beaux que, entrerais-je en eux entièrement, je n’en serais pas rassasié. Alors je reste sur leur seuil, et profitant parfois de ce qu’ils s’endorment je les contemple : ils sont encore allongés sur la table, leur relief s’est adouci, ils sont comme une belle découpe montagneuse sur un horizon d’or derrière laquelle les Indiens s’apprêtent à se lever, mais leur sommeil suspend mon temps et, plus longuement encore que dans le plaisir que voici un instant nous nous sommes donné, dans le regard que je porte sur eux, méticuleusement je m’abîme.
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Alice en octobre sans Martin, aux premiers froids d’automne, pense aux trois grands hommes bruns qu’elle a faits et qui, passé l’été, ont retrouvé leurs vies loin de Bongue. Aux grands hommes bruns sortis des bébés-crevettes contre toute attente, qu’elle aime pour ce qu’ils sont, de grands hommes bruns de leur temps qui vaquent et circulent. Elle ne sait pas grand-chose du premier, il est dans la finance et en Indonésie. L’Indonésie c’est ce qui se cache derrière le Sancy, le Mont-Dore, le Cantal, elle est contente que Christophe dorme désormais avec les Indiens pendant qu’ici l’on bouge, mais un peu désarçonnée parce que la finance lui a toujours semblé l’ennemi à abattre et qu’au fond elle aurait préféré qu’il y creuse des puits ou y bâtisse des hôpitaux, même si c’est un peu naïf, convenu, mais ce n’est pas sa vie. Sa vie c’est Bongue, et Bongue d’un seul coup n’a plus la même évidence. Elle s’imagine se recroquevillant peu à peu en face de Suzanne, chacune chez soi, finissant desséchée comme une petite momie un beau matin de neige, et ça ne lui fait pas peur. Le deuxième est une merveille, il est fort et rieur, pour autant qu’elle le sache il n’est pas une jolie fille du canton, du lycée et d’ailleurs qui lui ait résisté, il était fait pour découvrir le monde, mettre la main dessus et rire et rire encore de sa facilité. Puis il y eut Maxime, apporté cet été comme un souvenir envoyé par Martin, et les facultés insensées d’Emmanuel mises au service de sa femme, de ce fils pour la vie tout entière, comme il y avait eu, trente ans plus tôt, à Bongue, l’énergie de Martin conjuguée à la sienne pour façonner, pierre à pierre, leur existence. Bastien est le troisième grand homme brun, celui-là désormais l’intimide presque, mais en même temps il la rassure, il est le signe que ni Martin ni elle n’ont fait fausse route, qu’ils sont parvenus à jeter sur les chemins des rejetons hardis qui n’auront peur de rien, jamais, et ne leur ressembleront pas. Elle sait que son cadet a pris la grand-mère de Pralong par la main, et les bergères et Suzanne dont la vie est en miettes, qu’il les hisse avec lui au sommet des rochers dont il tutoie les parois, qu’il se glisse dans des jupons de lin et se voile de résille, se pare de crêpe, s’orne de batiste, qu’il donne aux hommes le droit de pénétrer son corps, les yeux rivés à la nuée, mais peut leur éclater la tête s’ils se moquent de lui comme ils l’ont fait de Nicolas. Et tout cela lui fait un ciel constellé de fierté sous lequel marcher en gravissant la pente du Vareyron, et tout cela lui reste infiniment mystérieux, mais tout cela ne lui dit pas comment faire avec l’absence de Martin, avec la vie à Bongue, où l’on a tant vécu, qui ne sera désormais pas de la tarte. Et la mort, comment ça sera ?
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Ce qui restera de nous quand nos élans adultes seront retombés ! Bastien sait que le moment arrivera bien vite où l’on se passera de ses services devant la caméra. Ceux qui lui succéderont ont aujourd’hui quinze ans, ils songent à leurs études, à leurs parents, à leurs sorties, à leurs amours mais ça ne les empêchera pas, demain matin, de connaître l’ivresse et d’y laisser des plumes. À moins que déjà ils ne devinent dans l’ombre ces tables qui les attendent, qu’ils appellent de leurs vœux parce qu’ils savent l’usage que l’on en a sous certaines latitudes épuisées, celles, précisément, qui les ont vus naître, qui ont formé leur goût. Quelque chose les anime, n’en doutons pas, mais quoi ? Bastien sourit. Il joue machinalement avec le petit bijou long, métallique qu’il a arrimé juste au-dessous de son nombril, point de départ du filet de poils bruns traçant une droite rectiligne jusqu’à la naissance de son sexe, écho de celui qui orne son menton, à destination des intimes et de tous ceux qui l’attraperont dans le courant des images. C’est grâce à la précision des tracés que le regard accroche, la ligne d’une épaule, d’un dos, d’une robe, le lancer d’une corde, la courbe d’un rocher. Bastien le tient des paysages de son enfance, du théâtre où il travaille, de la scène sexuelle où il vit : les garçons flous ne rient jamais et passent, ils sont perdus pour les autres parce qu’ils sont d’abord perdus pour eux-mêmes, quelle que soit la bataille il faut être précis pour s’y livrer, avoir sa chance de la remporter. Quelque chose dans la manière dont s’est tenu Martin aux derniers jours de sa vie, dont Alice lui racontait le monde dans les bruyères du Vareyron, dans le pays où il a si longtemps cru ne jamais parvenir à atteindre le ciel, a préparé Bastien à l’écoulement, à la durée. Quand l’heure de gloire du corps sera passée il montera sur d’autres tables que l’ombre peu à peu gagnera, dans le repli des écrans, des désirs et des corps il glissera doucement, ce sera comme ça viendra. Parfois Bastien se demande si c’est du ventre que la mort sortira, puis il chasse l’idée et se concentre _separa sur le rocher qu’il escalade.
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Reprenons, dans l’ordre, la scène où je me perds. Le matériel est sur la table : soixante-dix kilos de muscles et d’eau délimitant Bastien, chaussé de godillots montants, les poignets liés par une cordelette blanche, nu pour le reste, la tête dépassant légèrement dans le vide, l’argent au nombril scintillant par instants. Quand le plan commence, naturellement, la tension a déjà envahi son corps, presque aussitôt les trois gaillards arrivent, ou plutôt, comme souvent dans ce genre qui ne s’attarde guère à des subtilités diégétiques, ils sont soudain déjà là, à l’occasion d’un changement d’axe. Mais on ne va pas chipoter, c’est à de la pornographie qu’on se livre, une écriture du désir vieille comme la Grèce antique. Qu’il en soit fait commerce ne la dénature pas : ce n’est pas l’argent qui fait bander, ici, les trois costauds, c’est Bastien. Indiscutablement, et réciproquement. Dans le film, la scène dure un bon quart d’heure, elle franchit scrupuleusement tous les passages obligés – et certains sont délicats à négocier, les gars sont sans filet, sans corde de rappel –, décline les figures imposées qui conféreront au film son caractère pornographique : fellations à la chaîne, sodomies itou, simples pour commencer, puis doubles, sur le dos, sur le ventre mais toujours sur la table, le tout saupoudré d’un zeste de domination bon enfant, avec claques, fessée, ordres et crachats, le cuir des harnais luit, on enchaîne avec quelques accessoires préparés pour l’office, Bastien suit et devance, il se cale et se cambre, se redresse et sourit, se penche, se tord, se lâche, on le suspend, le couche, le relève et le tend. Puis un cap est franchi, un rien de douleur passe, les bornes repoussées nos quatre compagnons conjuguent leurs efforts. La mécanique tourne à plein régime, un mental d’acier unifie tout cela. Au diapason les uns des autres, ils sont dans la maîtrise du corps, dans sa surprise. Ils sont au ciel.
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Je l’ai dit, je me perds dans la contemplation. En l’espèce, celle du corps de Bastien jeté aux quatre vents des trois garçons, aux figures imposées par le cahier des charges du film, ou plutôt par le cahier des charges du genre. Genre dont je suis devenu consommateur parce que j’aime qu’il soit, sans cesse et à la fois, en avance et à la traîne sur mes désirs de représentation. Ce petit jeu de cachecache crée une respiration bienvenue dans la touffeur du fantasme. Il n’est de film qui n’ait sa scène collective où l’un des protagonistes remplit clairement la fonction de bouc émissaire de la fureur, ici sexuelle, et jouée, des autres participants. Ceux-là sont les héros d’une scène dont l’humeur batailleuse se résoudra non pas en sang mais en sperme. Ce n’est donc plus le liquide s’échappant du corps du vaincu qui signe la victoire, mais celui s’échappant du corps du vainqueur. L’importance de cet écoulement est tel que le genre le met scrupuleusement en scène, le rend systématiquement visible, ce qu’il n’est pas toujours dans la réalité, et le souligne de force manifestations sonores censées en amplifier la portée et provoquant parfois chez celui qui regarde un fou rire contre-productif – mais tout genre a ses ridicules, et le culte de l’éjaculation live, démultipliée, perpétuelle en est assurément un des plus complets ! Le bouc émissaire est là pour mettre en valeur par sa docilité, son habileté, sa soumission, la vigueur et la résolution de ceux qui vont user de lui comme d’un réceptacle. Mais le corps du vainqueur dans ces batailles-là n’est pas toujours celui qu’on pense. Pour être codifié le genre n’est pas rigide. Qu’un Bastien arrive et les enjeux changent de nature. Car alors qu’il s’allonge sur la table, quand les gaillards sont encore en coulisse, avant que la fiction commence qui nous le montrera essoré, il est déjà au ciel. Les lignes de son corps, son demi-sourire, ses poings liés et le soupçon d’argent qui au nombril brille, les pétales et les miettes sur lesquelles il repose, le flanc qui ne cille pas, la promesse de son cul voilé dans un pli d’ombre, tout cela est au ciel, et tout cela attend. De sorte que l’effort qui tend la scène, la traverse, la nourrit n’est plus celui de Bastien occupé à servir les désirs de costauds déterminés à lui administrer une volée de ce bois vert dont ils se chauffent, qui fait une fumée âcre, laisse les yeux rougis et la gorge irritée, mais bien celui des trois gaillards occupés à monter au ciel avec pour seule échelle le bois de leur désir pour la belle figure qui y repose déjà et consentira à les en délivrer par la magie troublante de son abandon. Sur la table ont été disposés, on le sait, le couvert et le pain, le vin dans la carafe, les pétales et la fleur. Et les hommes sont pris par l’ivresse du repas, ils portent la carafe à leurs lèvres, s’enfouissent dans les pétales, plantent leurs dents dans le pain, rien ne semble pouvoir rassasier la faim qui les maintient dressés et durs, inflexibles, insatiables, attentifs à ne pas laisser filer la moindre miette. Et quand enfin ils ont étanché leur soif, ce qui reste sur la table, qu’ils contemplent parfois avec attendrissement, mais parfois avec un soupçon de dégoût pour ce qui les a mis dans de telles transes (et c’est alors bien davantage la transe elle-même qui les a traversés que l’objet qui les en a délivrés qui est en jeu, mais il n’est pas rare que l’on prenne l’effet pour la cause), ce qui reste c’est le corps de leur délit, et le foutre qui le recouvre n’est pas le signe de leur victoire mais un hommage qu’ils lui rendent sans l’avouer à personne, surtout pas à eux-mêmes. De tout cela, qui a longtemps attendu dans les cintres, s’est ensuite déployé, que le film n’enregistre que par accident, par raccroc, je m’enivre. Sous mes yeux Bastien, de retour de la messe à Lamazière, et dont le fichu vole, s’ouvre en riant aux assauts de trois bergers rencontrés en chemin, trois bergers inconnus, brutaux, sombres, assoiffés de jupes à fouiller et de replis ombreux où glisser leur force et leur détresse. Et Bastien n’a pas peur, il s’offre, du ciel où il rigole il voit les trois bergers, minuscules, les mains pleines de ce dont ils honorent les femmes et dont ils sont si fiers, il les saisit, les plante en lui et les disperse, bientôt ils ne sont plus que morceaux de granit dressés au soir tombant au lieu-dit Plaine des filles, qu’un gamin de cinq ans, pieds nus et hors d’haleine, escaladera bientôt.
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Revenons à nos putains, à nos sœurs, à ce qui reste d’élan pour les corps fatigués.
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Bastien en dehors des plateaux du plaisir, dans la vie familiale, sportive, sociale, associative, amicale qu’il mène est d’une gentillesse, d’une attention extrêmes, et principalement silencieux. C’est un grand homme brun, longiligne et fort, précis et déterminé, qui accroche à ses épaules avec un égal bonheur sa résille de sœur, son tee-shirt de grimpeur, des chemises ou du vent, tout cela flotte autour de lui, se déplie, ondule, s’ajuste, dessine ou dissimule le corps impeccable issu de la crevette filante de Bongue dont la trajectoire croise à l’heure de l’apogée l’objectif de quelques caméras avisées qui le fixent et le restituent à mes yeux ébahis. Comment une chose pareille est-elle possible ? Je le répète, j’entrerais en lui, au sens propre, après l’avoir ouvert au fil d’une lame désirante, que je n’en serais pas rassasié. Car plus je vois plus je suis aveuglé, et ce que j’échafaude autour de lui est désormais à la fois trop plein et trop confus pour que je puisse espérer, pour l’instant en tout cas, apercevoir clairement ce que Bastien, en moi, touche avec une telle précision. Il sera toujours temps d’y retourner et de creuser quand notre heure sera passée, quand sa trajectoire aura dépassé la fenêtre devant laquelle se tiennent les regards du désir, quand je ne serai plus qu’un vieil obsessionnel. Mais cela doit tenir à la gravité de l’enfance qui flotte dans le regard, le souffle et l’esquisse du sourire quand sur la table le corps de l’homme s’ouvre, se déplie, généreusement exulte, enfin s’affaisse dans une longue jouissance à peine audible, tout entière réfugiée là où l’enfant se tient, poings serrés, à se demander ce que les hommes font au ciel : ils font cela, Bastien, au ciel les hommes quand ils ne dorment pas déguisés en Indiens, ils cherchent à jouir aveuglément, ils éclaboussent et se perdent, ils s’entraînent à mourir, Bastien, en s’éprouvant vivants.
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Bastien n’est pas amoureux, il n’a ni le temps ni la tête à ça. L’ombre de Nicolas qui se balade en lui, escalade son corps, léger, un elfe au petit jour, comme un beau morceau de granit planté dans la bruyère, a capté les possibilités de Bastien en la matière, il y a très longtemps, dans la cour de l’école de Lamazière. Et comme un miroir brisé frappé par le soleil, diffractant ses rayons dans les directions les plus inattendues, les a réorientées, multipliées, décuplées, de sorte que chacun peut en bénéficier. Bastien aime l’inconnu avec lequel il couche sans échanger un mot comme l’amant qui va passer quelques mois à ses côtés, lui raconter sa vie, comme il aime ses partenaires de tournage, les sœurs du couvent auquel il s’est affilié, les malades épuisés qu’il assiste en cornette. C’est en s’immergeant dans le grand flux de l’énergie sexuelle qu’on est au plus près des hommes et qu’avec eux on souffre, se réjouit et avance, pas en faisant le pari insensé, intenable et grandiose de la chasteté – encore qu’il y ait dans chacune des options un orgueil égal, une ambition démente, un pari ingagnable. Mais Bastien n’est pas menacé par l’ivresse des spéculations infinies, il a placé ses forces dans l’organisation pratique des rapports qu’il entretient avec les hommes, le ciel, le monde. Il a bien vite senti qu’il ne pourrait pas tenir très longtemps le rythme guerrier que l’enfance lui avait laissé entrevoir, que s’il voulait en découdre durablement il lui faudrait composer, s’assouplir, ménager sa monture. Il a donc suivi les fils de ses désirs, ceux de ses besoins, ceux de ses élans, tâchant d’organiser au moins leurs incessantes interactions de façon à gagner en utilité et en souplesse ce qu’il perdrait en panache et en gloire.
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La trentaine est la décennie de Bastien, comme elle l’est de la plupart des hommes. Débarrassé des élans brouillons de la vingtaine, où l’on n’est encore fixé sur rien tant nos ambitions papillonnent, on y retrouve souvent les volontés infiniment plus précises de l’enfance, demeurées dans les limbes faute de moyens. Sa beauté, qu’on pressentait depuis longtemps mais qu’on désespérait de voir poindre, s’épanouit dans toutes les directions à la fois : l’enfant attendrissant, l’adolescent prometteur, le jeune homme séduisant sont balayés par le charme puissant qui irrigue les traits de son visage, ses regards, ses expressions, ses sourires, par l’architecture rigoureuse, impeccable de son corps brutalement débarrassé des imperfections, des hésitations qui le ralentissaient encore. Devant lui s’étendent les quelques années où rien ne lui résistera, aucun dessein, aucune envie, aucun homme, aucun désir. À trente ans Bastien se met à travailler régulièrement au théâtre, au goût du plaisir il ajoute l’attention, sa détermination à y répondre s’accroît. Il est logique qu’il rencontre Victor à ce moment-là, grâce auquel il accède aux tournages, c’est-à-dire passe d’une pratique réfléchie, plus ou moins ritualisée, à sa représentation, mise en scène, divulguée très au-delà du cercle intime où elle se déroule de coutume. Le producteur, le réalisateur, l’équipe technique, ses collègues de travail louent sa bonne humeur, sa disponibilité, sa décontraction, le rien de distinction bon enfant qui teinte tout son être. On le demande, puis on le redemande, mais il n’est pas dans la surenchère, il accepte deux ou trois tournages par an, les prépare soigneusement, exactement comme il prépare ses journées d’escalade. Il ne veut pas jouir pour jouir, s’y brûler, disparaître, il veut repousser les limites de son corps pour gagner en calme, en souplesse, en résistance, en possibilité d’échange. Il est logique, aussi, qu’où s’élaborent les patients exercices du désir il ait croisé le chemin de sœur Maria-Begonia, qu’au cœur d’une backroom, un garçon à ses pieds, se soit ouvert le long et lent chemin qui le conduirait à d’autres formes d’amour, moins sensuelles mais tout aussi efficaces précisément parce qu’il n’hésitera jamais à étreindre quiconque. Mais à ce moment-là, bien sûr, il aura disparu des écrans, donc de mon regard, et c’est sur le souvenir de ce que, de son corps, de son âme en son sein irradiant, j’ai vu que je tracerai ces droites ardentes jusqu’au cœur de ces lignes. Après quoi lui et moi, chacun de son côté, pourrons nous consacrer à l’étude des mystères de nos corps vieillissants. Nous serons, enfin, passés à autre chose.
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Le besoin qui, enfant, avait conduit Bastien à s’habiller en fille, ce qui l’avait poussé à se projeter en grande dame résolue, en paysanne rieuse au cours de ses rêveries, quand ses camarades de classe, de toute évidence, s’en remettaient à Superman du soin de les débarrasser des incohérences qui les entraveraient encore pour quelques années : les prémices de ce qui l’attendait en matière de désir, la perception, encore confuse quant à leurs conséquences mais déjà précise quant à leurs fonctions, de la répartition des rôles sexués et de la partition que les hommes, déjà infiniment désirables mais pour longtemps encore innommés, seraient amenés à jouer dans sa vie. Outre qu’il s’essayait à comprendre comment se présentait le monde quand on marchait en jupe, il enfilait l’habit auquel les hommes succombent, pointant d’un seul geste et la direction de son désir et l’entreprise de détournement à laquelle il lui faudrait se livrer pour le combler. Ce goût ne l’a jamais quitté, avec lui il s’est transformé, et la conscience de la valeur profondément subversive qu’il revêt l’âge venant a peu à peu pris le pas sur le tâtonnement irraisonné de l’enfance. Entre-temps, adolescent, il a cessé d’y recourir, c’était ajouter trop de trouble au trouble structurel qui le secouait déjà, il s’était mis à craindre le regard de ses frères, de ses parents, du monde, lointain mais déjà intériorisé. C’est à Paris que, jeune adulte, il a renoué avec cette habitude, cette fois dans un grand éclat de rire. Dans le cercle d’amis et d’amants auquel il s’est rapidement agrégé, il en est d’extravertis, de baroques, de fleuris – des folles, en un mot, comme on les désigne en empruntant un qualificatif autrefois appliqué aux prostituées, manière de rappeler qu’on a toujours affaire au trottoir où le désir s’affiche – qui parlent souvent d’eux et des hommes au féminin, enfilent à l’occasion un escarpin, une perruque, des faux cils. Au-delà de l’effet comique, Bastien est enchanté par la simplicité et l’efficacité du travestissement linguistique, capable de pointer l’aliénation du genre d’une formule toujours drôle, parfois féroce, chargé d’une puissance d’autodérision aussi cruelle que nécessaire, toujours susceptible de jeter le trouble, donc éventuellement la conscience, dans les esprits. Il est là comme un poisson dans l’eau, certains soirs il passe une petite robe à fleurs qui lui rappelle les motifs des blouses informes que portait Suzanne, à Bongue, dans lesquelles s’engloutissait sa féminité sans espoir de retour, là-dedans il fait un tabac, tous ensemble ils rient, ils s’aiment, ils réfléchissent en faisant un pied de nez à leurs anciens camarades qui ne sont plus là pour leur dire oh la fille. C’est toujours mieux que de leur éclater la tête.
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S’approprier l’habit des femmes, c’est pour le grand homme brun qu’est Bastien et quelques autres avec lui manière de dire que comme celui de la plupart d’entre elles leur corps est pénétré par les hommes. Ça ne veut pas rien dire. Car un des éléments centraux du grand récit du monde est là : parce qu’ils ne portent pas de jupe, parce que leur corps reste impénétré, parce qu’accueillir l’autre en soi, quels que soient les mobiles secondaires que l’on puisse poursuivre, est une expérience absolue de don et de partage, la grande majorité des hommes sont orphelins d’une perception qui leur manquera toujours sans qu’ils le sachent jamais – voilà pourquoi, mes sœurs, le pouvoir est une affaire d’hommes, comme le résume doctement sœur Maria-Begonia, non tant une affaire de mal-baisés qu’une affaire de pas-baisés-du-tout. Si voir un homme en femme entraîne quelques recadrages, voir un homme en nonne oblige à repenser les signes d’une triple aliénation : celle des femmes par les hommes, celle des femmes par toutes les religions, qui sont d’hommes, celle des pédés par les hommes, entre autres ceux de toutes les religions. Bastien ne théorise rien, sur son torse il pose la résille noire dont rien ne dépassera que la rondeur d’un muscle, la pointe d’un sein, le brillant de l’argent au nombril fixé, glisse ses jambes dans la jupe moirée droite, il blanchit son visage, s’affine la bouche, s’allonge le cil et se voile de tulle. Avec ses sœurs il sort, parle, informe, parfois convainc, avec elles il défile, se rend là où l’on baise pour conjurer ses frères de songer à l’amour davantage qu’à la mort, une fois l’an il s’enferme en retraite avec un groupe de malades qu’il assiste et soulage, masse, détend, berce et soigne et longuement écoute.
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Le faible de Suzanne pour Bastien, la joie de Bastien à être avec Suzanne : quand à six heures dans le frais du matin qui s’étire elle le voyait débouler dans l’étable, du haut de ses trois pommes, il lui venait comme un pincement au cœur qu’elle n’avait jamais ressenti avec aucun de ses rejetons, lesquels ne se précipitaient jamais à l’étable, y arrivaient plutôt en traînant les pieds. Pour rien au monde Bastien n’aurait laissé à quiconque le soin d’ouvrir les moutons, comme on disait à Bongue en lieu et place d’ouvrir aux moutons, locution qui, avec son pendant vespéral, fermer les moutons, enchanterait ultérieurement Bastien bien davantage encore que les moutons eux-mêmes ou que le rôle qu’il tenait chaque jour auprès d’eux. Dès qu’il les avait ouvertes, les bêtes se ruaient dans la cour où le chien les rassemblait, se frottant à ses jambes, le bousculant, manquant l’emporter, et le contact de la laine tiède sur sa peau lui était un bonheur indicible, et la vie qui trépidait là, les bêlements, les odeurs fortes et chaudes de l’intérieur partant à l’assaut de la fraîcheur de l’air et s’y cassant les dents, tout était bon à prendre. Suzanne savait que Bastien et le chien suffiraient à la tâche, elle les suivait de loin pour laisser à Bastien tout loisir de goûter sa fierté, jusqu’au pré parfois fort éloigné de Bongue où ils laissaient pâturer les bêtes tout le jour, s’en revenait avec le gosse et le chien, tous trois rêveurs et goûtant à l’instant.
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La place n’aurait pas été prise par Nicolas, Bastien aurait pu tomber amoureux d’un neveu de Suzanne venu prêter main-forte en été à la saison des foins. Bastien a douze ans et le neveu vingt-cinq, un râblé fort comme tout, taciturne, à l’œil, au cheveu noirs, la joue marquée d’une longue cicatrice dont Bastien apprendra plus tard qu’elle est le fruit d’une rixe et l’empêche de prendre femme parce qu’elle l’a rendu laid, chose qui lui restera à jamais incompréhensible, à lui que cette cicatrice fait chavirer, serre la gorge par ce qu’elle dit des secrets cachés derrière l’œil noir. Vers onze heures le neveu tombe le tee-shirt et tout au long du jour Bastien s’abreuve du torse mat et quasi torturé par l’effort qui danse sans un regard pour lui entre gerbes et tracteurs. Il y a bien quelque chose à atteindre, mais comment ? Comment poser la main sur cette peau, ce désordre de poils et de muscles, comment parvenir à chavirer sous son poids dans un recoin du pré où de l’ombre s’attarde, comment surtout comprendre que c’est là ce qu’on veut ?
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Bastien à Bongue avec Alice, deux hivers après la mort de Martin, au cœur de février dans le massif enneigé, six jours à ne pouvoir circuler à cause des congères que le vent reforme sitôt le chasse-neige passé : ils sont désormais seuls ici, Suzanne est allée rejoindre son mari et son fils au cimetière de Lamazière à la fin du printemps dernier, aucun de ses enfants restants ne viendra s’installer à la ferme, peut-être l’un de ses petits-enfants la retapera-t-il un jour, en fera-t-il un gîte ou une résidence secondaire. Ça n’est pas de la tarte, la vie à Bongue, dans l’isolement silencieux, forcé, envoûtant où confine la neige. Bastien pense qu’en des journées pareilles il pourrait arriver n’importe quoi à Alice, personne ne le saurait, par exemple glisser sur du verglas les bras chargés de bûches pour entretenir le feu et ne pouvoir se relever, être victime d’une attaque et ne pouvoir prévenir quiconque, le poids de la neige sur les fils condamnant toujours très vite le téléphone. Il n’a jamais pensé à ça tant que tout le monde était fort, et Martin et Suzanne et son fils et les moutons et ses frères et Alice, tant que le monde était fort, le Vareyron en face et les pentes ombrées de sapins s’étendant jusqu’en Creuse à Pralong, là derrière, les petits bourgs en contrebas et la Sainte Trinité Dôme, Sancy et Cantal en paravent doré pour cacher les splendeurs ruisselantes d’étoiles de l’Inde et des Indiens ensoleillés la nuit, mais là les pieds dans la neige, le brouillard masquant tout, Martin à Lamazière, Suzanne à Lamazière, Alice rêveuse, toujours, soudain fragile, Bastien se demande si c’est du ventre que la mort viendra. Il a beau chasser l’idée en ajoutant trois bûches à sa brouette déjà pleine, l’idée persiste. Il se demande si Alice pense à ça, se dit qu’il aimerait bien qu’il y eût une histoire qui racontât cela, que la mort vient du ventre, du ventre d’où la vie vient au commencement, où elle se tient cachée en attendant son heure, une histoire comme celle du soleil éclairant les Indiens pendant que nous dormons, ou comme celle des bergères butinant l’inconnu, s’évanouissant dans leur désir pour reparaître en statues de granit, des histoires apocryphes, en somme, des histoires où l’on vit, où l’on meurt pour de vrai, des histoires où le ciel et les hommes ne sont pas de vains mots.
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Dans la neige Bastien marche. Tous les garçons qu’on aime, alanguis sur des tables où l’on vient les cueillir, que l’on pense soumettre alors qu’ils nous entraînent sur leurs propres versants, et tous ceux qui se pressent autour de ces mêmes tables, affamés, assoiffés, hâtifs, décidés, ceux qui, du puits sans fond de leur jouissance, n’ont de regard qu’aveugle et de pensée, brisée, qu’au creux de leurs poings vides, ces garçons sont au ciel.
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Et tous ceux dispersés, embusqués, fragmentés, hagards ou enchantés, qui devant les écrans s’abîment sans même atteindre l’objet de leur désir, et parmi ceux-là moi, qui ouvrirais Bastien qu’il m’en faudrait encore, sommes rivés à terre. Et de la terre au ciel nous cherchons le chemin.
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Dans la neige Bastien marche, il monte au Vareyron. Tant que le corps ne ploie pas, vieillissant, délaissé, n’a pas perdu l’élan que l’enfant a donné, je resterai rivé. Et quand, chacun de son côté, Bastien et moi aurons dépassé la lucarne qui nous a réunis dans le travail patient, exigeant du regard, nous passerons enfin à autre chose. Sans doute cet autre chose aura-t-il partie liée aux hommes, à leur désir, aux mystères que n’auront pu lever les exercices longuement pratiqués.
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Il parvient au sommet juste au lever du jour, pour voir le disque d’or émerger des splendeurs orientales. Dans un instant les pentes enneigées des montagnes étincelleront de pourpre. Il pensera à son père, à ses frères, à sa place sur la terre, à sa mère endormie, aux bras des hommes où se dissoudre, avant de regagner le monde, où l’on meurt pour de vrai. Un jour j’irai à Bongue. C’est le point de la terre où l’on est près du ciel. Avec Bastien, dans le grand ciel de Bongue où dorment les Indiens.