*
Les parents de Bastien : de ces gens que l’on dit
sans histoires, extrêmement respectueux des
autres et attentifs à leurs propres entreprises qu’ils
n’ont jamais voulu voir sombrer dans l’échec ou
l’oubli. On a beau dire, nos rêves ont vite fait de
s’effacer sans qu’on s’en aperçoive, un beau jour on
s’éveille en se disant que c’en est fait d’eux, donc
de nous, et il ne nous reste dans le meilleur des
cas que nos yeux pour pleurer. Les garder à l’esprit, fût-ce pour ne jamais les atteindre tout à
fait, suivre leurs transformations au gré du temps
comme on suit les transformations de nos corps
sur lesquels rides, cicatrices, affaissements et
crevasses ripaillent de plus en plus bruyamment,
est un travail qui requiert une grande attention,
une qualité de présence au monde particulière.
L’essentiel de la vie commune qu’avaient construite
Alice et Martin tenait à la vivacité de leurs enga-
gements : vivre à Bongue, y élever trois enfants,
travailler pour élargir le champ des possibilités
de ceux qui croisaient leur chemin – Martin était
médecin hospitalier, Alice éducatrice pour jeunes
adultes handicapés, ils étaient de ceux qui donnent
chaque jour à l’appellation « travailleurs sociaux »
ses lettres de noblesse, que nous sommes de moins
en moins nombreux à savoir déchiffrer. La grand-mère d’Alice l’avait élevée, à Pralong, son hameau
creusois natal qu’elle n’avait presque jamais quitté,
après la disparition prématurée de ses parents
dans un accident d’avion. Enfance campagnarde,
adolescence en internat, études et formations à
Bordeaux, où elle avait rencontré Martin, et retour,
sinon à la case départ, du moins tout à côté, à
Bongue où ils avaient acheté une ferme désertée
depuis une génération qu’ils avaient petit à petit
retapée en y vivant. Pralong, Bongue, cela sonnait
comme des noms du Coromandel ou du delta du
Mékong, c’était d’une séduisante incongruité pour
ces poignées de bâtisses perdues dans le massif
des Agriers. Alice voyait des jonques dessiner leur
profil d’idéogramme sur les flancs du Vareyron,
elle aimait cette présence du monde que la beauté
des lieux et ses facultés de perception insufflaient
à leurs vies. Martin était en rupture de ban avec
la riche famille bordelaise dont il était issu, être
médecin au centre _separa hospitalier d’Ussel lui faisait
un destin suffisamment obscur pour que pas un
des bourgeois de sa parentèle alanguie dans l’estuaire de la Gironde ne songeât à conserver avec
lui, son épouse et ses trois fils la moindre relation
qui excédât la pure et simple convention minimale, relation qui finit du reste par se déliter tout
à fait devant le peu d’entrain que mettait Martin à
la maintenir : l’acharnement thérapeutique n’était
pas son fort. De ces deux-là aux familles dissoutes
naquirent donc, en 1977, 1978 et 1979 Christophe,
Emmanuel et Bastien.
*
La mère de Bastien. Alice compense le recours
indispensable, constant au sens pratique que
requiert son métier par un goût prononcé pour la
rêverie dès qu’elle cesse de l’exercer. La situation
de Bongue est pour cela idéale, son isolement, les
grandes échappées que le point de vue offre sur
les massifs alentour, l’intransigeance du climat.
Ses enfants sont très tôt très autonomes, ni elle
ni Martin n’ont jamais conçu la moindre inquiétude de les savoir seuls à cet endroit-là, comme
s’ils bénéficiaient d’une protection naturelle des
lieux du seul fait de les avoir choisis pour vivre.
La présence permanente de Suzanne leur était une
sécurité supplémentaire, Bastien n’était jamais
loin d’elle, du troupeau ou des champs, et même
quand il filait dans les bois, escaladait des rochers,
Alice allait en paix. Christophe était plus casanier,
studieux, Emmanuel distrait, rieur mais pas aventurier. Alice rêvait, marchait lentement, montait
au Vareyron, Martin et ses trois fils vaquaient et
la laissaient tranquille. Pourtant parfois Bastien,
vers cinq ans, vers six ans, la rattrapait à mi-pente,
en douceur mettait sa petite main dans la sienne
et tous deux finissaient l’ascension en silence.
Parvenus au sommet ils s’allongeaient sur l’épais
tapis d’herbes et de bruyère, Alice prenait Bastien
dans ses bras, elle lui racontait des histoires de
montagnes. Quand le soleil d’été se lève, quand sur
son disque rond se profilent les massifs du Sancy,
du Cantal, en découpe d’acier glacé, il est encore
rouge d’avoir illuminé toute une nuit durant le
grand Orient mystérieux tapi derrière et les millions
d’hommes qui s’agitent en tous sens pendant que
nous dormons. La terre tourne, Bastien, et quand
vient notre tour d’être éclairés le soleil est épuisé,
il se demande où il va trouver la force de nous
réchauffer, il hésite, de longs instants nous restons
dans le froid bien qu’il soit déjà là, puis lentement
il se décide, il monte et il fait beau. Nous avons
chaud, Bastien, et nous courons, nous travaillons,
nous jouons, et nous faisons si peu attention à lui
qu’il est vexé, il décide de partir, il est tout rouge
et il fiche le camp, par-delà Millevaches, et nous
dormons. C’est au tour des Indiens d’être éclairés
de rouge, mais nous n’y pensons pas plus que nous
ne pensons au soleil quand il est là. Et les Indiens
non plus ne pensent pas à nous quand ils courent,
ils ne savent pas que le Puy de Sancy et le Plomb
du Cantal sont baignés d’étoiles filantes ni qu’à
leurs pieds nous dormons, ils sont si occupés que
le soleil se vexe encore et décide de revenir voir à
quoi nous pensons, mais souvent nous ne pensons
à rien. Tu vois Bastien, je pense tout le temps aux
Indiens qui dorment quand nous courons et qui
courent quand nous dormons, et je m’attends
toujours à voir leurs oreilles pointer là, derrière la
frange des montagnes. Ces Indiens sont gentils
Bastien, si un jour ils arrivent il faudra bien les
accueillir, ils sont très beaux, très vieux, très sages.
Bastien rêve, on le ferait à moins, il réfléchit aussi,
au ciel, aux montagnes et aux hommes, à d’autres
choses encore, il ne sait plus trop quoi. Il se passe
donc des choses dans le ciel, mais quoi ?
*
Ce que Bastien a pressenti au grenier la nuit en
habit de grand-mère, en jupe de paysanne, ce qu’il
a deviné de la légende des bergères de Bongue
s’en revenant de Lamazière, ce qu’il a tiré de la
leçon fraternelle, ce qu’il a compris du premier
qui l’ait pris : que le courage des femmes, c’était
d’aller chercher les hommes qui allaient les ouvrir,
les emplir, les quitter, parfois sans un mot, parfois
aussi avec beaucoup d’amour, c’était de rendre aux
hommes un immense service amoureux en prenant
soin de leur laisser croire qu’ils leur faisaient une
fleur, c’était d’absoudre leur bêtise, leur petitesse,
leur forfanterie dans un grand geste tendre. Ce
courage-là serait le sien. Les hommes étaient au
ciel mais ils n’en tombaient pas tout cuits, il fallait
aller les chercher sans quoi ils seraient restés des
journées entières à discuter de Dieu, du roi, de
tactique et d’ivresse sans songer à femme, à enfant,
à garçon moins encore, puis les laisser repartir sans
avoir pris conscience, eux qui pourtant traitaient
à longueur de temps avec les instances les plus
hautes, les concepts les plus hardis, les abstractions, les hiérarchies, que les corps qu’ils avaient
ouverts souvent machinalement palpiteraient
longtemps au grand rythme du monde un instant
aperçu et à jamais gravé au plus profond de l’être.
Car le monde se dérobe plus souvent qu’à son tour
mais apparaît toujours, étincelant, cruel, terrifiant
et total, définitif, plus précis encore qu’au firmament où parfois il s’estompe, à l’instant où le corps
s’ouvre sous la poussée des hommes. À cinq ans
puis à dix, à quatorze ans puis à seize, Bastien n’a
pas eu peur : ses frères, les autres hommes étaient de
gentils Indiens sages, il fallait seulement trouver le
bon élan qui permettrait de les décrocher tous. Le
courage qu’il fallait pour cela, il avait commencé à
l’accumuler avant tout en s’imprégnant de la force
de l’aïeule transmise par ses fichus de coton noir
et son jupon de lin, en fréquentant Suzanne et ses
bêtes, en assaillant patiemment les rochers jusqu’à
pouvoir s’y jucher en rêvant. Ne jamais cesser tout
à fait d’enfiler des jupons, de fréquenter les bêtes,
d’escalader des parois toujours plus verticales,
c’était renouveler le courage qu’il remettait cent
fois en jeu, de table en table : Bastien toujours à la
volée pour ceux qui voudront s’en saisir.
*
Bastien au travail – en dehors des plateaux qui
lui sont une façon intermittente d’allier l’utile à
l’agréable, d’être à tous sans être à quiconque contre
rémunération le temps d’un tournage, à quelques-uns gracieusement le reste du temps en attendant
que la machine s’apaise, d’être une putain en
somme, c’est-à-dire un corps d’amant pour une
idée d’amour, une paysanne rieuse pour un berger
ardent, un petit garçon fier dans le grand corps
de Bongue. Après la plonge et le service de salle, il
exerça quelque temps ses talents comme assistant
régie de cinéma, où l’activité qu’il devait déployer
ne l’empêchait pas d’observer l’incessant ballet des
stratégies narcissiques. Mais la lâcheté hystérique
qui régnait là l’épuisa plus vite et davantage que le
métier lui-même, qu’il s’en alla exercer au théâtre
où de fil en aiguille d’assistant il devint régisseur.
Il aimait la souplesse et la diversité de cette activité, n’hésitait pas plus à se lancer dans de longs
tunnels de travail sans repos qu’à s’ébattre sur
les plages d’inactivité qui leur succédaient invariablement. Il reprenait alors l’escalade, passait à
Bongue, voyageait. Il partageait à Paris un grand
appartement haussmannien avec un garçon délicieux qui occupait les lieux de façon aussi décousue
que lui puisqu’il était stewart. Ils n’avaient couché
ensemble que deux ou trois fois, pour s’éviter le
regret de ne pas l’avoir fait. D’aucuns les croyaient
amants, ce dont l’un et l’autre se fichaient. Ainsi
tout dans la vie de Bastien était ouvert : le corps, la
maison, le travail et le monde.
*
Ce que Bastien cherchait à extraire de lui quand
il se labourait la peau du ventre, à six ans, les
pieds dans le ruisseau : une preuve de vie, le signe
qu’il n’était pas mort, comme s’il était guetté, à
Bongue, par quoi que ce soit de mortifère qui
eût pu l’entraîner sur les rives de la mélancolie,
comme si, quand on traite avec le ciel, on risquait
l’inertie. Ce que Bastien cherche à extraire de lui
quand il se laboure la peau du ventre, à trente ans,
les pieds sur le rocher qu’il vient de parcourir : le
goût du plaisir pour l’offrir au soleil, la conscience
d’exister pour la donner au vent, l’ombre de
Nicolas pour l’ajouter au monde. Il n’est alors rien
d’autre que son propre corps, il éprouve longuement le moindre de ses muscles, sa pensée même
est son corps, ses mains des émotions, son ventre
un frémissement, son sexe un espoir, son cul un
regret et ses jambes une prière : être, être de tout
son corps, à tous aller d’un même élan, d’un même
allant, être sur le rocher, être à Bongue, être aux
hommes, de tout le corps peser, faire de ce corps sa
vie, de sa vie la bataille, lente, délicieuse et terrible,
ingagnable du délitement minutieux fourmillant
de jouissances innombrables, infinies, diverses,
généreuses. Bastien est un don, ce que la plupart
ignorent. Moi je le sais, je l’ai vu.
*
Parfois Bastien se demande si c’est du ventre que la
mort viendra, puis il chasse l’idée et se concentre _separa
sur le rocher qu’il escalade. Parvenu au sommet,
devançant l’ombre qui gagne, il s’étend sur une
étroite marche plate, un de ces promontoires
ruiniformes dont regorgent les grands causses de
Lozère. Dès qu’il peut c’est là qu’il va grimper, en
solitaire souvent, à deux ou trois plus rarement. Il
loue un gîte en bordure du Méjean, et s’attaque
aux grandes corniches qui surplombent la Jonte et
le Tarn. À pied d’œuvre vers six heures, il s’accorde
quatre ou cinq heures d’escalade, rentre manger
un peu, dormir. L’après-midi il marche, lentement
mais longuement, il s’éprouve, le soir venu s’écroule.
Ce sont des vacances minérales. Parfois la nuit le
surprend avant qu’il soit rentré, il s’endort dans
une bergerie en ruines, repart au petit jour. Ces
moments-là ressemblent au bonheur, pour Bastien
ils s’apparentent aux journées de tournage sans
bien savoir en quoi : les uns sont pleins de baise, les
autres en sont dénués, mais dans un cas comme
dans l’autre le corps déborde, le cœur s’emballe
et les jouissances, intérieures, silencieuses, résonnent longuement d’un bout à l’autre de l’échine,
animent les jambes d’un léger tremblement, font
frissonner jusqu’au sommet du crâne. Ici le soleil et
la roche cuisent la peau, parfois l’éraflent, là c’est
le cuir des ceintures ou les mains en battoir d’un
partenaire inspiré. Ici c’est un passage délicat ou
une pente caillouteuse qui érodent le souffle, font
le cœur sonore et rapide, là ce sont des culs à marteler, des queues à avaler, d’affilée, sans broncher.
Ici enfin c’est vaste, infini et désert, là confiné,
bruyant, peuplé et empressé. Il y a bien quelque
chose, au ciel de la terre et des hommes : une expérience qui se paie de contraires, se repaît d’unités,
pose qu’être à un, à tous s’équivaut strictement,
s’épanouit en joie pure d’exister et de jouir.
*
De temps à autre, au coin d’un champ, une jeune
beauté sur un tracteur sourit largement à Bastien.
La vie à Bongue, du genre de celle qu’on mène
en Lozère, l’a de longtemps habitué à trouver sous
ses pas de ces garçons dont personne, en ville,
n’imagine un instant qu’ils puissent fleurir en de
tels lieux. C’est un simple salut, mais la journée
de Bastien en est illuminée. Il en est un, sur le
Méjean, qu’il voit chaque fois qu’il y descend, il a
ce rouge aux joues qu’on a encore à vingt ans, une
timidité franche et joueuse, ils se parlent. Bastien
pense à Nicolas. De mauvaises dents, un singulier écartement des yeux le tiendront peut-être
un temps éloigné des jeunes filles, en attendant il
vient taquiner le trentenaire en vacances. Bastien
rit avec lui, il n’a pas besoin de le prendre dans ses
bras, il sait exactement de quoi et comment il est
fait, ce qui accentuerait encore le rouge de ses joues,
comme il rirait, après, de ses vraies audaces de
timide. Il le regarde comme il regarde les garçons
qui parsèment les tableaux de la Renaissance
italienne, prêtant leurs traits à quantité d’apôtres et myriades de saints, foules en liesse, bourgeois affairés et artisans paisibles. Il le contemple
comme il contemple ceux qui se laissent contempler, intrigués et ravis, juchés sur leurs tracteurs en
Haut-Doubs, Bas-Languedoc, en Combrailles et
en Rouergue, partout où ils ont encore une utilité
autre que susciter l’enchantement. Il l’écoute, ils
s’amusent et devisent, le soir entre chien et loup.
Ils parlent de saisons, de récoltes, du pays, de la
Corrèze nichée là-bas par-delà Aveyron et Cantal,
d’escalade et de sport. Puis le garçon rentre chez
lui, il se retourne plusieurs fois en descendant
le chemin, ils se reverront à sa prochaine venue.
Bastien sourit dans le noir de son goût prononcé
pour ces tractoristes. Le ciel est décidément riche
en hommes, et pas regardant à la dépense.
*
Les sœurs de Bastien : s’étant un beau soir
retranché dans un recoin d’une boîte à baise de
structure labyrinthique d’où il pouvait à loisir
observer une demi-douzaine de ses camarades se
livrant en public et sans retenue, à même le sol
à quatre pattes, aux assauts de sexes imposants
pour la plupart délicatement bagués de cuir ou
parsemés d’anneaux d’argent et pour quelques-uns soigneusement enrobés de caoutchouc, dans
un plaisant désordre de sueur et de gémissements, il entendit soudain, tranchant résolument
sur le registre concentré, masculin qui dominait,
une sorte de son mousseux, aérien et tranquille
comme le mouvement lent d’un nuage alangui. Et
dans un froufrou de soie, un léger brouhaha de
papotages feutrés, un petit cliquetis de métal et de
nacre pénétrèrent bientôt dans le bout de couloir
qui s’offrait à sa vue, précédées d’un membre du
personnel de la boîte, deux religieuses à cornette
immaculée venues prêcher à leurs frères de perdition non l’abstinence et le regret mais la débauche
protégée, faisant pleuvoir sur eux des capotes et du
gel comme une manne céleste. Bastien, devant qui
venait de s’agenouiller un quadra sombre et souple,
observait médusé l’étrange catéchisme. Sur le ton
plein de componction des hommes d’église mâtiné
de savants dérapages dans des aigus douteux, les
deux sœurs servirent là une messe colorée et hardie
dont le sermon, peu orthodoxe, visait à déconstruire la doxa romaine avec une verdeur roborative : en un mot, baisez où vous voulez, baisez
qui vous voulez, mais baisez protégés. Pour ne
pas casser l’ambiance elles se retirèrent bientôt en
ayant fait savoir qu’elles tiendraient salon à l’accueil
de l’établissement jusqu’à la fermeture. Le quadra
se remit à l’ouvrage, Bastien en fut enchanté. Les
hommes étaient ses frères et maintenant ses sœurs.
En s’accordant ensuite une causette charmante et
instructive avec sœur Maria-Begonia de la Sagrada
Capota, un barbu rond et doux et drôle, sucré,
évanescent en dépit de son poids respectable, affilié
à l’ordre de la Perpétuelle Indulgence, il s’ouvrit
davantage encore les voies du ciel, de moins en
moins impénétrables.
*
La mort de Martin, brutale, d’un cancer du
pancréas, ramena les trois frères à Bongue, remit
Bongue, la Corrèze et leur mère au centre _separa de
leurs vies, Bastien avait vingt-six ans. L’enterrement au cimetière de Lamazière-Haute eut lieu un
vendredi matin, il faisait beau mais encore froid,
comme chaque année aux premiers jours de mai
où la nature, partout ailleurs déjà exubérante et
parfumée, hésite encore ici à s’avancer, ne décide
de rien avant les saints de glace. Un temps d’espoir
pour un moment d’une infinie tristesse. Martin
n’avait rien dit à ses fils, Alice et lui avaient décidé
de passer ensemble, en tête à tête, où ils avaient
vécu, les deux ou trois mois qu’on lui avait laissés
en découvrant la bête. Ce n’est qu’en s’engageant
dans la dernière ligne droite qu’il avait appelé,
dans l’ordre décroissant, Christophe, Emmanuel
et Bastien. Bastien partit pour Bongue sur-le-champ, ému et stupéfait mais sans un soupçon
de peur pour ce qu’il y trouverait, un père au
dernier stade d’une maladie foudroyante et une
mère bouleversée. C’est en revanche empli de
crainte qu’arriva Christophe, Emmanuel jouant
quant à lui un détachement discret qui ne trompa
personne. Le trio retrouva ses marques mais les
habitudes de l’enfance étaient dissoutes et le
temps suspendu, comme il le fait toujours dans
les jours qui précèdent et suivent la mort d’un
proche. Les trois garçons avaient Alice à l’œil et
se relayaient auprès de Martin, la déchargeant en
partie d’un soin nécessaire mais épuisant. Martin
dit à Bastien combien il regrettait de ne pouvoir
s’attarder auprès d’eux, combien quitter Alice lui
déchirait le cœur, combien il avait aimé les mener
tous les trois sur les chemins de Bongue puis sur
ceux de la vie avant de leur lâcher la main. Bastien
le remercia de la confiance constante qu’il lui
avait témoignée, dit qu’il était content de l’avoir
eu pour père, qu’ils prendraient soin d’Alice, qu’il
était heureux et fier d’être un homme et d’être
son fils, enfin ces choses un brin solennelles que
ces circonstances-là nous entraînent à exprimer un
peu en vrac, sans les avoir forcément correctement
pensées, mais qu’il vaut quand même mieux dire
que pas, c’est important pour la suite de la vie des
vivants et pour les dernières heures des presque
morts. Bastien et Emmanuel étaient à ses côtés
quand il mourut, dans le lent amenuisement doux
d’une respiration exténuée. Bastien avait la gorge
serrée, il se sentait à la fois terriblement fragile et
terriblement fort, doucement il lui ferma les yeux.
Emmanuel le prit dans ses bras. Ils restèrent ainsi
un moment, étreints à se broyer, durs comme la
pierre mais envahis de sable et de vent tiède, à la
merci d’un désir de vie qui les assaillait comme la
mort avait assailli Martin, sous leurs yeux, sans
une pensée pour eux et leurs corps insolents. Des
années qu’ils ne s’étaient pas touchés. Puis Emmanuel lentement se détacha, laissant une main sèche,
énergique s’attarder un instant sur la nuque de
Bastien, alla chercher leur aîné et leur mère partis
se reposer. Longtemps, cette nuit-là, ils parlèrent
tous quatre, émaillant leurs échanges de longs
silences pleins.
*
La mort de Martin força Bastien à repenser à ses
parents, à son enfance, à ses frères, à un moment
de sa vie où il n’avait nullement prévu de le faire.
Mais il prit cela avec le sérieux naturel qu’il
attachait aux choses, habitué qu’il était depuis son
plus jeune âge à distinguer le futile, le facile, de
l’important, du grave. Comme il avait été un petit
garçon déterminé et un adolescent obstiné, il devenait peu à peu, et la mort de son père évidemment
l’y aida, un adulte résolu : pas question de prendre
les choses à la légère et pas question non plus d’en
faire un drame. Il passa, après l’enterrement, un
long moment à Bongue avec Alice, Emmanuel
et Christophe étant repartis en promettant de
revenir l’été venu, Emmanuel avec sa femme et
son premier fils dont il attendait la venue d’un
jour à l’autre. Alice avait consenti à ce qu’il restât,
malgré le besoin de solitude qui l’avait envahie, car
elle savait pouvoir compter sur la discrétion de son
cadet. De fait Bastien filait dès l’aube, parcourait
de nouveau les rochers sur lesquels il avait fait ses
premières armes de grimpeur, sillonnait le massif
à pied, s’arrêtait de longs instants aux abords des
chantiers forestiers pour contempler les bûcherons
au travail et repartait comblé. Le temps s’était mis
au beau, Martin était mort mais le corps exultait,
la vie qui animait Bastien débordait de toute part.
Au cimetière, déjà, il n’avait eu d’yeux que pour
un maçon à peine plus jeune que lui, plein d’une
grâce bougonne et rougissante, chargé de refermer
la lourde dalle de granit. Les morts ne sont pas au
ciel mais en terre, c’est sur eux qu’il faut marcher,
c’est eux qu’il faut entraîner avec soi pour avancer,
comme Bastien le faisait depuis son enfance en
emmenant Nicolas partout avec lui. Il rentrait
exténué et ravi, tâchait d’insuffler une part de ce
ravissement à sa mère, qui en manquait un peu
bien qu’elle ne se fût pas retrouvée démunie par la
mort de Martin qu’ils avaient vu venir et mûrement
préparée. Elle savait déjà que ces derniers mois de
vie commune lui seraient une force pour plus tard,
pour affronter la suite. Ensemble ils gravissaient
la pente du Vareyron en silence, pensant l’un et
l’autre aux Indiens endormis cachés derrière le
Sancy, à l’exaltante petitesse qui nous est impartie.
Ces jours de malheur heureux permirent à Alice
d’atténuer la violence des événements qui en l’espace de trois mois l’avaient obligée à tout à fait
renoncer à l’idée de vieillir avec Martin. Puis
Bastien regagna Paris, il était entendu qu’il reviendrait dans l’été faire connaissance de son neveu.
*
Ce qui fait que je n’ai pas, alors que tout m’y
destinait, consacré une part de mon temps à la
réalisation, l’exhibition de mes désirs, à l’instar
de Bastien, ni pour la beauté du geste, ni contre
rémunération, que je ne suis pas devenu cette
sorte de putain ordinaire, courageuse et sublime :
la quinzaine d’années qui me séparent, historiquement, de l’avènement de la réification complète du
corps, je l’ai dit, sans doute aussi quelque configuration personnelle dans le détail de laquelle il est
inutile d’entrer ici, car après tout quand le corps
était sacré il y avait déjà des putains. Contrairement à Bastien, je ne me suis jamais glissé dans le
courage des femmes, et je reste derrière les écrans,
payant mon écot à la grande économie du désir
qui ne fait pas grand cas de nos individualités
mais veille assidûment à la tension du flux, à son
renouvellement incessant, ce qui est le propre des
économies, encore que celle-ci fasse preuve d’une
capacité d’adaptation, d’absorption, de recyclage
de ses propres excès parfaitement stupéfiante. J’attrape, je prélève dans le flux ce qui pour moi fait
sens, émotion, parfois sidération, dans l’avalanche
de corps arrimés à des croix, suspendus à des
plafonds, rivés à autant de tables que nos désirs
de fleurs pourront couvrir, de bites frémissantes
tout entières englouties, de bouches déformées,
de soupirs et de joies, de râles et d’extases. J’ai
l’embarras du choix, mais le mystère demeure. Je
devrais être là, avec eux, à soupirer, râler, engloutir,
m’allonger. Au lieu de ça en chemin je m’abîme tout
entier dans la contemplation, je suis happé par les
visages, les scènes, les sourires et les larmes qui me
renvoient au point noir d’où je viens. La scène de
ma jouissance, c’est le regard. Au centre _separa, Bastien.
Et ce qui, chez Bastien, fait sens à mes yeux, plaisir
à mon corps : le pli de sa bouche quand il jouit en
silence, l’attention manifeste, telle qu’elle franchit
l’écran et transcende les codes du genre, à l’autre,
sa joie finale, abandonnée, céleste d’avoir dépassé
la douleur, tapie dans la torsion d’un muscle mais
impossible à cacher, quand, allongé sur la table,
il reçoit sans broncher l’hommage appuyé de
quelque brute indélicate, ou supposée telle, profil
assez prisé dans ce type de production. En réalité,
les à-côtés de la mécanique, l’âme à l’œuvre dans
le corps.
*
C’est d’ailleurs là tout le charme des productions européennes : avoir tourné le dos au formatage américain qui ne recourt qu’à des machines
calibrées au millimètre près pour le plus grand
nombre et proposer un aimable fourre-tout
balayant le spectre le plus large, de l’élégant cadre
supérieur britannique au fermier autrichien ou
andalou en passant par le petit gars de banlieue
parisienne et l’Italien rêveur, sans parler de toutes
les niches thématiques destinées aux obsessionnels de telle ethnie ou de telle pratique, où tout
un chacun peut chiner la perle rare qui comblera
ses rêves. Les dérapages plus ou moins habilement
contrôlés y sont toujours possibles, partant tout
ce qui, transcendant la pipe de base, le missionnaire ou le lotus vient cueillir nos faiblesses là
où elles ploient : le spectacle de ce que disent, de
nous, dans l’amour, nos corps, en première ligne
du regard, bien en deçà des mots, bien au-delà des
images – ce que quelques-uns d’entre nous osent
livrer à nos contemplations en pensant ne céder,
de leur cul, que l’image. Le reste, c’est la foire. Les
millions d’écrans du grand réseau clignotant jour
et nuit ouvrent autant de fenêtres sur cette grande
braderie, on casse les prix, les cours s’effondrent,
les nouvelles valeurs balayent d’un revers de rein
en montant sur la table les gloires vieilles de quatre
ou cinq ans, usées jusqu’à la corde, il y a de tout
pour tous, l’argent file, le monde avance.
*
Les sœurs de Bastien : dans ce grand bazar bariolé,
branlant, bandant et menaçant elles vont trottinant sur le pavé et dans les boîtes, elles propagent
la nouvelle. Parfois elles se retirent, dans le silence
et l’accompagnement. Elles assistent les malades,
portent secours aux démunis, offrent repos,
sommeil et bonne humeur sans compter. Leur
cœur est vaste, leur indulgence perpétuelle, leur
énergie inépuisable. Bastien revoit Maria-Begonia,
devient son ami, rencontre les autres sœurs de son
couvent, puis effectue son noviciat et entre dans
cet ordre où la subversion est déléguée au corps, ça
lui va comme un gant. Il ne s’est jamais engagé, les
grandes causes ne sont pas son genre, et des causes
de son genre il s’est toujours senti lointain. Mais
comme il est sérieux, il décline les propositions, de
plus en plus nombreuses – ce style-là, si l’on ose
dire, rencontrant un succès insensé –, de rapports
non protégés dans les films, non qu’il ait à cœur de
donner l’exemple mais par simple bon sens, paysan.
Il dispose souvent de grandes plages de temps qu’il
peut donner, autant les consacrer à une activité
moins éphémère que la pornographie rétribuée.
En sœur il continue à servir ses frères, à célébrer
la messe du corps sur des autels moins dépouillés,
il a enfin trouvé l’occasion de renouer avec l’aïeule
de Pralong, les nuits d’enfance, enroulé dans le lin
des jupons et le coton des bonnets, avec les filles
de Bongue culbutées retour de messe, de s’inscrire
dans une lignée héritée mais choisie.
*
Sur la table où sont le pain, le couvert et le vin,
dans un vase quelques fleurs, s’allongent parfois
les hommes, placés là comme une offrande, un
plaisir à partager, une halte avant de reprendre la
route. En l’occurrence Bastien, soixante-dix kilos
de muscles, d’eau, d’os animés par un souffle. Pour
mieux en jouir, pour mieux en faire jouir, parce
que ces sortes de rituels, ici très sommairement
observés, pimentent l’exercice, et surtout la représentation de l’exercice, ses poings sont liés par une
fine cordelette blanche. Sa tête dépasse un peu du
rebord de la table, elle part en arrière, mais cela
lui permet d’avoir, genoux relevés, bassin et pieds
posés à l’autre bout, sans quoi ils seraient dans le
vide. Pour l’usage qu’ils en auront, il importe que
les gars qui s’agitent quelque part dans la pièce
disposent du corps de Bastien dans cette configuration-là. Tout est prêt et pourtant quelque chose,
dans l’air, s’attarde. Difficile de savoir si c’est une
contingence purement technologique, une incertitude humaine ou l’un de ces flottements inexplicables dont le cinéma est gourmand, quand
tout semble prêt mais rien ne se passe. Toujours
est-il qu’un pur bloc de temps se délite doucement
dans la pièce. Deux des gars discutent à voix basse,
Bastien songe à la fenêtre qu’il a laissée ouverte,
chez lui, avant de quitter Paris pour ces jours de
tournage, à d’autres choses encore, il fait doux et
le monde est aimable de s’absenter ainsi le temps
de quelques cabrioles qui lui sont destinées. Puis
petit à petit, indécidablement, à la manière d’un
concert de musique indienne dont les oreilles occidentales peinent à repérer le début au milieu de
ce qui ressemble à un moment où les instruments
s’accordent, un frisson parcourt la pièce, ondule
sur les peaux, les préparatifs de la noce s’achèvent,
les corps s’échauffent et la lumière se fait. Comme
si elle ne les avait jamais désertés, une tension
professionnelle gagne tout un chacun, il reste à
interpréter le programme préalablement défini en
intégrant tout l’imprévu qui voudra bien s’y glisser.
Les gars s’approchent, le matériel est sur la table,
ils s’en saisissent et se mettent à l’ouvrage. Bastien,
à la volée, pour ces trois-là qui s’en vont l’essorer.
Pour tous les autres, et moi, derrière, à la ramasse.
*
Bastien sur les rochers : les mêmes soixante-dix
kilos, hier harmonieusement disposés sur la table,
ce matin encore penchés devant mes yeux sur le
blondinet en extase, une fois, dix fois lapant son
visage barbouillé, immergé dans les répétitions
insensées que je lui fais subir mais dont il se lave
les mains (dois-je rappeler que je le vois mais ne
suis pas vu de lui ?), aujourd’hui lentement s’élèvent sur des parois aux anfractuosités compliquées qu’il déchiffre et interprète avec prudence
et méthode. Il ne met pas là les mêmes muscles
en jeu, les mêmes réflexes, ni ne développe de
semblables tactiques mais une stratégie commune
est à l’œuvre, celle du corps mis en action par un
désir. Je pourrais être de ces quelques promeneurs
parcourant la corniche du Méjean le jour où il
entreprend l’escalade du rocher dit le Vase de Chine
avec deux acolytes comme lui longilignes, concentrés et détendus, et m’arrêtant pour contempler
un instant leur avancée paisible dans cet empilement dentelé au bord d’à-pics parfois vertigineux
au-dessus desquels planent quelques vautours qui
n’ont d’inquiétant, ici, que le nom et le cri. Je le
verrais ainsi hors contexte, si j’ose dire, dans une
pratique plus décente mais tout aussi fascinante.
Rattachés à un ensemble complexe de cordes et
de pitons fixés à la roche, les trois hommes, l’un
déjà parvenu au sommet, les deux autres encore au
sol, attendant leur tour, devisent tranquillement
sans se soucier un instant des promeneurs arrêtés.
Leurs propos sont essentiellement techniques, ils
s’interpellent sur tel ou tel aspect de l’ascension,
demandent des précisions à celui qui est déjà en
haut sur un élément de leur matériel ou une fixation qui leur semble douteuse, tout est très calme
et très incompréhensible au néophyte à qui cependant ces cordes évoquent immanquablement les
liens dont s’enserrent volontiers, voire se saucissonnent, quelques amateurs raffinés de bondage
pour parvenir à l’accomplissement de leur plaisir.
Mais ce n’est qu’une réminiscence, culturelle,
obsessionnelle, marginale, car le spectacle des
trois sportifs à l’œuvre sur le rocher se suffit largement à lui-même. Ils sont nu-tête, vêtus de ces
textiles modernes issus des industries pétrolières
ou chimiques, dont l’ampleur et la souplesse ne
font que renforcer l’image qu’on se fait des corps
minces et impeccablement structurés qui les habitent et qu’ils cachent. Bastien s’élance, le silence
s’est fait, le premier arrivé et le dernier resté au
sol observent attentivement sa progression, elle est
d’une précision et d’une rapidité qui émerveillent
les promeneurs qui n’y connaissent rien, en quelques minutes, un clin d’œil semble-t-il, il parvient
au sommet aux côtés du premier arrivé. Tant de
patients préliminaires pour quelques instants de
pratique silencieuse… La conversation reprend en
même temps que les préparatifs pour la montée du
troisième larron, puis ils redescendront et s’attaqueront, plus tard ou demain, à un autre rocher, iront
piquer une tête dans les eaux glacées de la Jonte,
marcheront dans les herbes sèches du causse à la
tombée de la nuit, salueront le souriant tractoriste
rentrant son chargement de foin à qui Bastien, un
instant, ira conter fleurette, s’enfouiront dans la
nuit, peut-être dans l’amour, le plaisir, le sommeil.
*
Alice et ses trois fils : curieusement elle craignait
d’avoir de gros bébés, quelque chose dans l’idée
qu’elle pourrait abriter de joufflus personnages la
gênait, essentiellement parce qu’elle se représentait son corps comme un paisible espace, étroit et
souple, plein, dont l’équilibre serait compromis.
La génétique était pourtant de son côté, que des
sacs d’os chez elle depuis l’aïeule de Pralong et,
pour autant que Martin le sache, pas de replets
non plus de son côté. Mais les perceptions du
corps, on le sait, ne sont pas du ressort de la raison,
moins encore discipline scientifique. Elle voulait
des bébés-crevettes, Christophe la rassura, puis
Emmanuel puis Bastien, tous menus et longtemps
maigrichons, inépuisables, vif-argent, trois petites
merveilles sautillantes, explosives et gracieuses.
Quand Martin ou elle-même les saisissait à bras le
corps ils gigotaient, rieurs et essoufflés, pressés de
s’échapper, et quelque chose d’indéfinissable dans
la tension de leurs petits corps les bouleversait.
Que resterait-il de ça, ces promesses, ces rires, ces
échappées, dans les hommes qu’ils finiraient par
être ? Martin et Alice se promettaient d’être le plus
attentifs possible aux transformations de leurs fils,
tâchant de ne rien rater des étapes qui les conduiraient sur les chemins de l’âge adulte. Bastien la
nuit recouvert des jupes de son arrière-grand-mère,
de son fichu, arpentant le grenier en moulinant
des bras pour essayer de comprendre comment
le monde résonnait quand on était en femme,
quand on était une femme, fut le premier signal
que cette évolution dont ils ne voulaient rien rater
emprunterait peut-être des voies inattendues. Et
c’est du reste de Bastien que leur vinrent toujours
les surprises, qui avec sa franchise, son honnêteté,
son sérieux et ses interrogations perpétuelles les
obligeait sans cesse à se redéfinir. Christophe et
Emmanuel, turbulents et rieurs, frondeurs, infiniment attachants, recouraient aux ruses immémoriales de l’enfance, Bastien innovait.
*
La propension de Bastien enfant aux pleurs et celle
de ses frères au rire s’inversa lentement à compter
du jour d’été, d’orage, d’ivresse qui avait vu le
cadet porter la main sur ses aînés et s’y perdre, en
de brèves mais profondes délices, la tête dans les
nuages. Pas le jour même, bien sûr, mais dans les
mois qui suivirent. Un peu du sérieux et des interrogations muettes du petit dernier, pas tout à fait
sorti de l’enfance, parvint à l’âme des aînés qui au
fil du temps éprouvèrent une gêne croissante à se
souvenir de ce qui s’était passé là sans parvenir à
atténuer la violence nécessaire, impérieuse de leurs
gestes. C’est que Bastien leur avait ouvert les yeux
sur la complexité des choses alors que rien n’indiquait jusque-là qu’il assumerait cette tâche ni même
que le monde dût être ce fourmillement inouï de
contradictions sur lequel leurs rires finiraient par
s’échouer. Pour Bastien, tout commençait enfin et
ses pleurs, qui n’étaient pas tant de tristesse que
de rage, pouvaient bien retourner d’où ils venaient,
de l’ancêtre de Pralong, des bergères culbutées,
des femmes et du silence, il était à pied d’œuvre.
Le temps des bébés-crevettes était loin, ils étaient
grands et beaux garçons, Martin et Alice s’enchantèrent des transformations successives de leurs
fils sans jamais soupçonner par quelle effraction
s’étaient ouvertes les portes de leur adolescence.
*
Bastien et ses frères, l’été suivant la mort de Martin :
à tour de rôle ils descendirent à Bongue, s’arrangeant pour y être tous ensemble quelques jours
autour du 15 août et procéder aux présentations du
nouveau venu à ses oncles, à sa grand-mère. Un clou
chasse l’autre : Maxime est né trois semaines après
la disparition de son grand-père, chacun pense à
ce chassé-croisé qui a quelque chose de rassurant
parce qu’il matérialise, d’une certaine façon, la
chaîne qui les relie sans les entraver. Emmanuel
est dans une espèce de transe joyeuse, il retrouve
l’essentiel de sa gaîté adolescente, ironique, insoucieuse, il s’active, nettoie, range, coupe du bois,
fauche, débroussaille, empile et brûle. Sa femme
s’habitue peu à peu aux nouvelles formes de son
dialogue avec son fils entamé une dizaine de mois
auparavant. Elle se promène parfois avec Alice,
elles vont jusqu’au Vareyron ou descendent vers
Lamazière, se parlent, songeuses, attentives pour
des raisons diamétralement opposées aux mille
et une suspensions du temps que les moments
qu’elles traversent provoquent. Il fait beau, parfois
très chaud puis un orage éclate. Christophe veille
au grain, approvisionne la maison, cuisine et
lit, l’espace et la fraîcheur de la Corrèze lui sont
une respiration, en septembre il part travailler en
Indonésie. Et Bastien marche, arpente, grimpe et
se cache, c’est toujours l’enfance qu’il respire ici à
pleins poumons, cet été-là elle lui est nécessaire. Il
pense à Martin, prend la mesure, peu à peu, de sa
disparition maintenant que le temps de nouveau
file et laisse aux abords du cimetière de Lamazière
un peu de la poussière qu’il fait en s’écoulant. Il
pense à Nicolas. Chaque jour il passe un moment
avec Suzanne, qui ne se déplace plus, ou presque,
depuis que son fils s’est défoncé la tête d’un coup
de carabine, perclus de néant et d’inutilité. Elle a
gardé, elle, toute sa tête, et la présence de Bastien
l’apaise. On entend, dans les combes, sur les
pentes, les tracteurs, parfois l’écho d’une tronçonneuse raconte que des hommes travaillent sous
les sapins, les troupeaux paissent, et derrière les
massifs profilés aux horizons de l’est sont tapis les
Indiens qui guettent notre sommeil. Il reste de
cet été une photo de Bastien avec Maxime dans
les bras : en débardeur, une casquette sur le crâne
dont pas un cheveu ne dépasse, l’épaule gauche
soulevée et la droite abaissée assurent à Maxime
dont il enserre délicatement les jambes dans ses
mains aux veines saillantes une position confortable. La diagonale des épaules imprime au débardeur un plissé qui attire le regard et découvre la
clavicule droite où la lumière s’accroche entre deux
creux d’ombre qui disparaissent sous le tissu. Et
dans la rondeur des épaules où s’attarde encore
un velouté d’enfance on pressent la force, dans la
diagonale et sous le plissé la construction du torse,
hors champ le petit miracle de grâce transitoire qui
dans deux ans jaillira sur les écrans quand Bastien
se sera ouvert, déployé, juché sur les tables. Pour
l’heure l’abandon absolu du bébé endormi émeut,
comme émeut le regard de Bastien sur Maxime, au
nôtre dérobé, la présence de Martin quelque part
au-dessus d’eux, la persistance extrême, longue à
s’éteindre des enfants dans les hommes.
*
En intégrant le corps des Sœurs de la Perpétuelle
Indulgence Bastien rentre au grenier de Bongue,
prend son aïeule par la main, et Suzanne et les
bergères audacieuses que n’effrayait pas la rigide
vertu des sermons, qui se donnaient au loup. Investi
de leur courage il parvient là à dire quelque chose,
sans discours, sans gloriole, à l’immensité qui le
couronne depuis sa naissance et à laquelle si longtemps il n’avait su adresser que moulinets rageurs
des bras, pleurs de colère, invectives décousues.
Un jour il sortirait en sœur et à celui qui lui dirait
oh la fille il éclaterait la tête pour qu’il soit bien
clair qu’aux filles, aux sœurs, quels que soient leur
dégaine, leurs actes, le genre qu’elles se donnent il
faut faire place, quitter les sphères où l’on s’égare,
descendre à leurs côtés mettre la main à la pâte :
ouvrir les portes des maisons, sortir, marcher,
aller où la présence est nécessaire, parler, ouvrir
les bras, porter, déposer, et inlassablement regagner les maisons pour recouvrer ses forces avant
de repartir. Les sœurs ont à voir avec les putains,
elles arpentent les trottoirs, vont aux hommes pour
alléger leur charge, et leurs parures de fête jettent
le trouble où elles passent en laissant un parfum
entêtant de désir et d’amour. Bastien a quelque
chose à voir avec le ciel, avec les hommes, il a la
force, l’éclat, la puissance du don, il sait d’instinct
et sans paroles qu’il n’a de plus profondes joies
que de se dissoudre là où l’on baise, là où bientôt
l’on pleure, là où tôt ou tard on souffre. L’orgueil
démesuré de l’enfance trouve à ses accomplissements des bonheurs infinis, les cieux de Bongue
peuplés d’Indiens endormis le protègent, et Nicolas
toujours, et Martin désormais.
*
Les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence, pour
que vous vous fassiez une idée : « un ordre pauvre,
agnostique et dérisoire de folles hystériques et radicales », selon leurs propres termes, ciselés. Depuis
une trentaine d’années, ces petites communautés
d’hommes habillés en nonnes – ultime avatar des
groupes de pédés radicaux des années soixante-dix dont les interventions, aux États-Unis puis
en France, initièrent, entre autres, le mouvement
qui permet aujourd’hui à des gays oublieux de
réclamer qu’on les couvre des chaînes de deux
aliénations hétérosexuelles majeures, le mariage
et les enfants – se proposent de répandre la joie
universelle et de prôner la fin de la honte, adoptant
pour cela une visibilité, une théâtralité, une parole
singulières et laissant dans leur sillage plus d’un
passant médusé mais obligé, l’espace d’un instant,
de réfléchir à ce qu’il vient de voir et d’entendre.
L’épidémie de sida leur a, hélas, donné des ailes,
et on les voit depuis papillonner de backrooms
en meetings, d’hôpitaux en défilés, arpentant les
trottoirs et répandant leur message : Péchez dans
la joie avec saint Latex. Parfois certaines d’entre
elles quittent les villes, les flonflons, la rumeur
pour des retraites où, toujours impeccablement
amidonnées, l’ongle nacré et le cil en balayette,
elles assistent, aident, étreignent, au fil de séjours
thérapeutiques, des malades au long cours épuisés,
davantage encore que par la maladie, par le temps
qui désormais passe avec elle, fait le corps vieillissant avant l’heure.
*
Bastien en sœur de la Perpétuelle Indulgence, plus
beau encore, si c’est possible, que lorsqu’il file de
rocher en rocher amplement vêtu ou lorsque, les
pieds chaussés dans un cuir grossier et les poignets
liés par une cordelette, il allonge sur la table
son doux corps délié, Bastien au fond toujours
le même, volontaire et fantasque, déterminé et
désormais aguerri, le corps en première ligne
dont les habits sacerdotaux rehaussent grandement l’insolence : le visage, c’est la règle de l’ordre,
disparaît sous le fard blanc où se détachent lèvres
ouvragées, pommettes rosissantes et paupières
ombrées, encadré par le voile noir de rigueur lui-même surmonté d’une sorte de cornette revisitée
où viennent s’accrocher d’aériennes pièces de tulle
noir délicatement ouvragé tombant sur les épaules.
Le voile se ferme sous le menton et tombe sur le
haut de la poitrine, où il a vite fait de céder la place
à une chemise de fine résille très ajustée, noire
également, qui ne laisse rien ignorer du magnifique ensemble qu’elle recouvre jusqu’à la ceinture,
d’autant qu’elle semble à tout instant sur le point
de céder sous la pression de la musculature. C’est
ensuite une jupe droite assez stricte, d’un rouille
moiré subtil, sous laquelle Bastien porte le jupon
de l’aïeule de Bongue raccourci pour l’occasion.
Aux pieds des sandales monacales plates, solides,
confortables achèvent l’entreprise de décalage à
laquelle on se livre depuis la racine des cheveux.
Ajoutez à cela : pas un bijou à l’exception d’une
bague de divination à chaque main, l’une celte,
l’autre persane, quand le temps l’exige une paire
de lunettes de soleil à petits carreaux et monture
sévère, un filet de barbe très brune descendant
de la lèvre inférieure au menton, et vous aurez
l’image de la fine et forte liane, un rien janséniste
au regard de ses sœurs volontiers plus cliquetantes,
scintillantes, colorées, de la belle plante souple
qui se lance à l’assaut des rochers en Lozère et des
hommes sur les tables, une et multiple, la même
qui à trente ans de là aurait tant aimé rouler dans
le foin avec Nicolas, son amour au regard disjoint
et aux larmes cuisantes, Bastien, à la volée pour
les amours perdues et les regrets enfouis, ceux qui
portent les morts et leurs joies infinies.
*
Ce qui fait que je n’ai pas, alors que tout, là
encore, m’y destinait, consacré une part de mon
temps à prendre mon élan vers l’autre, à l’instar
de Bastien, que je ne suis pas davantage devenu
sœur que putain : pas assez d’habits de femme où
me glisser, sans doute, peu de courage à appréhender le monde, peu de goût pour sa démesure.
J’ai cédé à la tentation du repli à laquelle tant de
drames nous soumettent, j’ai doucement dérivé
au fil de mon regard, et peu à peu c’est à lui que
j’ai consacré mes forces et mon temps. Et quand
je vois la cruauté s’immiscer dans le plaisir, la
coercition dans l’amour, la désinvolture dans
l’amitié – et je fais volontairement l’impasse sur
ce qui passe quotidiennement la mesure dans
le comportement humain, à vous faire regretter
d’être né et d’avoir un cerveau –, je recule encore
davantage. Mon inépuisable fascination pour le
corps des hommes, et entre tous pour le corps de
Bastien, est mon seul moteur. Voilà maintenant
des années que j’utilise les hommes sur les écrans
comme un reflet de ceux que je mets sur ma table,
et inversement. Pourtant les deux catégories sont
étrangères l’une à l’autre, je suis le seul point d’une
jonction qui ne s’effectue jamais. Pour avoir perdu
l’étanchéité constitutive qui les protégeait du
monde, pour être devenus ces espaces battus par
les vents de la consommation et de la perte, nos
corps n’en sont pas moins cloisonnés, labyrinthiques, rétifs aux impératifs des flux que par ailleurs
nous organisons, malaimables et distraits. Je suis
niché là, précisément, au cœur de cette contradiction, et je vois. Je vois Bastien, mon regard le
saisit dans l’émergence d’une envie, l’accomplissement d’un désir, avec lui je m’enivre du cul qu’il
offre à tous, de la bite que des flopées de blondinets avalent sans rechigner, derrière cet horizon
je vois, encore, toujours davantage, parfois même
jusqu’aux Indiens endormis au-delà des montagnes, paisibles, reposés, attendant que nous en
ayons terminé avec nos gesticulations insensées et
que leur tour revienne. Il est inouï, quand on y
songe, que je n’en sois pas mort d’épuisement.
*
Sur la table où sont les fleurs, ce lieu de communion, de repos et de halte, s’allongent les hommes
trouvés ici ou là, extraits du monde par mes soins
et emmenés dans la maison, où je les croque. Je
ne pense pas, alors, à Bastien ni à tous ceux qui
s’agitent derrière les écrans éteints, mais je pense
au grouillement confus qu’ils forment, dont
l’ombre se reflète sur les murs et jusque dans les
yeux de celui qui s’allonge parmi les miettes et les
pétales fanés, heurtant parfois de la tête ou du
coude un verre où flotte encore un parfum de vin
vieux. Et bientôt lui et moi balayons ces reliefs, la
fièvre commune nous emporte, en unissant nos
corps, nos forces, nos détresses, nos passions, nous
nous évanouissons dans la confusion générale, y
ajoutons ce qui fait de nous des êtres singuliers
jusque dans l’effacement de nos jouissances, par
là disparaissons, enfin, mais sans mourir. Puis à
peine essuyé le fruit de nos étreintes de nouveau je
dispose les fleurs et le vin, un couvert et du pain,
et la danse reprend qui verra, dans une heure, dans
un jour, un autre homme s’allonger là, s’ouvrir et
m’emporter. Certains sont si beaux que, entrerais-je en eux entièrement, je n’en serais pas rassasié.
Alors je reste sur leur seuil, et profitant parfois
de ce qu’ils s’endorment je les contemple : ils sont
encore allongés sur la table, leur relief s’est adouci,
ils sont comme une belle découpe montagneuse
sur un horizon d’or derrière laquelle les Indiens
s’apprêtent à se lever, mais leur sommeil suspend
mon temps et, plus longuement encore que dans
le plaisir que voici un instant nous nous sommes
donné, dans le regard que je porte sur eux, méticuleusement je m’abîme.
*
Alice en octobre sans Martin, aux premiers froids
d’automne, pense aux trois grands hommes bruns
qu’elle a faits et qui, passé l’été, ont retrouvé
leurs vies loin de Bongue. Aux grands hommes
bruns sortis des bébés-crevettes contre toute
attente, qu’elle aime pour ce qu’ils sont, de grands
hommes bruns de leur temps qui vaquent et circulent. Elle ne sait pas grand-chose du premier, il
est dans la finance et en Indonésie. L’Indonésie
c’est ce qui se cache derrière le Sancy, le Mont-Dore, le Cantal, elle est contente que Christophe
dorme désormais avec les Indiens pendant qu’ici
l’on bouge, mais un peu désarçonnée parce que
la finance lui a toujours semblé l’ennemi à abattre
et qu’au fond elle aurait préféré qu’il y creuse des
puits ou y bâtisse des hôpitaux, même si c’est un
peu naïf, convenu, mais ce n’est pas sa vie. Sa vie
c’est Bongue, et Bongue d’un seul coup n’a plus la
même évidence. Elle s’imagine se recroquevillant
peu à peu en face de Suzanne, chacune chez soi,
finissant desséchée comme une petite momie un
beau matin de neige, et ça ne lui fait pas peur. Le
deuxième est une merveille, il est fort et rieur, pour
autant qu’elle le sache il n’est pas une jolie fille du
canton, du lycée et d’ailleurs qui lui ait résisté, il
était fait pour découvrir le monde, mettre la main
dessus et rire et rire encore de sa facilité. Puis il y
eut Maxime, apporté cet été comme un souvenir
envoyé par Martin, et les facultés insensées d’Emmanuel mises au service de sa femme, de ce fils
pour la vie tout entière, comme il y avait eu, trente
ans plus tôt, à Bongue, l’énergie de Martin conjuguée à la sienne pour façonner, pierre à pierre, leur
existence. Bastien est le troisième grand homme
brun, celui-là désormais l’intimide presque, mais
en même temps il la rassure, il est le signe que
ni Martin ni elle n’ont fait fausse route, qu’ils
sont parvenus à jeter sur les chemins des rejetons
hardis qui n’auront peur de rien, jamais, et ne leur
ressembleront pas. Elle sait que son cadet a pris la
grand-mère de Pralong par la main, et les bergères
et Suzanne dont la vie est en miettes, qu’il les hisse
avec lui au sommet des rochers dont il tutoie les
parois, qu’il se glisse dans des jupons de lin et se
voile de résille, se pare de crêpe, s’orne de batiste,
qu’il donne aux hommes le droit de pénétrer son
corps, les yeux rivés à la nuée, mais peut leur éclater
la tête s’ils se moquent de lui comme ils l’ont fait
de Nicolas. Et tout cela lui fait un ciel constellé de
fierté sous lequel marcher en gravissant la pente du
Vareyron, et tout cela lui reste infiniment mystérieux, mais tout cela ne lui dit pas comment faire
avec l’absence de Martin, avec la vie à Bongue, où
l’on a tant vécu, qui ne sera désormais pas de la
tarte. Et la mort, comment ça sera ?
*
Ce qui restera de nous quand nos élans adultes
seront retombés ! Bastien sait que le moment arrivera bien vite où l’on se passera de ses services
devant la caméra. Ceux qui lui succéderont ont
aujourd’hui quinze ans, ils songent à leurs études,
à leurs parents, à leurs sorties, à leurs amours
mais ça ne les empêchera pas, demain matin, de
connaître l’ivresse et d’y laisser des plumes. À
moins que déjà ils ne devinent dans l’ombre ces
tables qui les attendent, qu’ils appellent de leurs
vœux parce qu’ils savent l’usage que l’on en a sous
certaines latitudes épuisées, celles, précisément,
qui les ont vus naître, qui ont formé leur goût.
Quelque chose les anime, n’en doutons pas, mais
quoi ? Bastien sourit. Il joue machinalement avec
le petit bijou long, métallique qu’il a arrimé juste
au-dessous de son nombril, point de départ du filet
de poils bruns traçant une droite rectiligne jusqu’à
la naissance de son sexe, écho de celui qui orne
son menton, à destination des intimes et de tous
ceux qui l’attraperont dans le courant des images.
C’est grâce à la précision des tracés que le regard
accroche, la ligne d’une épaule, d’un dos, d’une
robe, le lancer d’une corde, la courbe d’un rocher.
Bastien le tient des paysages de son enfance, du
théâtre où il travaille, de la scène sexuelle où il vit :
les garçons flous ne rient jamais et passent, ils sont
perdus pour les autres parce qu’ils sont d’abord
perdus pour eux-mêmes, quelle que soit la bataille
il faut être précis pour s’y livrer, avoir sa chance
de la remporter. Quelque chose dans la manière
dont s’est tenu Martin aux derniers jours de sa
vie, dont Alice lui racontait le monde dans les
bruyères du Vareyron, dans le pays où il a si longtemps cru ne jamais parvenir à atteindre le ciel, a
préparé Bastien à l’écoulement, à la durée. Quand
l’heure de gloire du corps sera passée il montera
sur d’autres tables que l’ombre peu à peu gagnera,
dans le repli des écrans, des désirs et des corps
il glissera doucement, ce sera comme ça viendra.
Parfois Bastien se demande si c’est du ventre que
la mort sortira, puis il chasse l’idée et se concentre _separa
sur le rocher qu’il escalade.
*
Reprenons, dans l’ordre, la scène où je me perds.
Le matériel est sur la table : soixante-dix kilos
de muscles et d’eau délimitant Bastien, chaussé
de godillots montants, les poignets liés par une
cordelette blanche, nu pour le reste, la tête dépassant légèrement dans le vide, l’argent au nombril
scintillant par instants. Quand le plan commence,
naturellement, la tension a déjà envahi son corps,
presque aussitôt les trois gaillards arrivent, ou
plutôt, comme souvent dans ce genre qui ne s’attarde guère à des subtilités diégétiques, ils sont
soudain déjà là, à l’occasion d’un changement
d’axe. Mais on ne va pas chipoter, c’est à de la
pornographie qu’on se livre, une écriture du désir
vieille comme la Grèce antique. Qu’il en soit fait
commerce ne la dénature pas : ce n’est pas l’argent
qui fait bander, ici, les trois costauds, c’est Bastien.
Indiscutablement, et réciproquement. Dans le
film, la scène dure un bon quart d’heure, elle franchit scrupuleusement tous les passages obligés – et
certains sont délicats à négocier, les gars sont sans
filet, sans corde de rappel –, décline les figures
imposées qui conféreront au film son caractère
pornographique : fellations à la chaîne, sodomies
itou, simples pour commencer, puis doubles, sur le
dos, sur le ventre mais toujours sur la table, le tout
saupoudré d’un zeste de domination bon enfant,
avec claques, fessée, ordres et crachats, le cuir des
harnais luit, on enchaîne avec quelques accessoires
préparés pour l’office, Bastien suit et devance, il se
cale et se cambre, se redresse et sourit, se penche,
se tord, se lâche, on le suspend, le couche, le relève
et le tend. Puis un cap est franchi, un rien de
douleur passe, les bornes repoussées nos quatre
compagnons conjuguent leurs efforts. La mécanique tourne à plein régime, un mental d’acier
unifie tout cela. Au diapason les uns des autres, ils
sont dans la maîtrise du corps, dans sa surprise. Ils
sont au ciel.
*
Je l’ai dit, je me perds dans la contemplation. En
l’espèce, celle du corps de Bastien jeté aux quatre
vents des trois garçons, aux figures imposées par le
cahier des charges du film, ou plutôt par le cahier
des charges du genre. Genre dont je suis devenu
consommateur parce que j’aime qu’il soit, sans
cesse et à la fois, en avance et à la traîne sur mes
désirs de représentation. Ce petit jeu de cachecache crée une respiration bienvenue dans la touffeur du fantasme. Il n’est de film qui n’ait sa scène
collective où l’un des protagonistes remplit clairement la fonction de bouc émissaire de la fureur, ici
sexuelle, et jouée, des autres participants. Ceux-là
sont les héros d’une scène dont l’humeur batailleuse
se résoudra non pas en sang mais en sperme. Ce
n’est donc plus le liquide s’échappant du corps du
vaincu qui signe la victoire, mais celui s’échappant
du corps du vainqueur. L’importance de cet écoulement est tel que le genre le met scrupuleusement
en scène, le rend systématiquement visible, ce qu’il
n’est pas toujours dans la réalité, et le souligne de
force manifestations sonores censées en amplifier la portée et provoquant parfois chez celui qui
regarde un fou rire contre-productif – mais tout
genre a ses ridicules, et le culte de l’éjaculation
live, démultipliée, perpétuelle en est assurément
un des plus complets ! Le bouc émissaire est là
pour mettre en valeur par sa docilité, son habileté, sa soumission, la vigueur et la résolution de
ceux qui vont user de lui comme d’un réceptacle.
Mais le corps du vainqueur dans ces batailles-là
n’est pas toujours celui qu’on pense. Pour être
codifié le genre n’est pas rigide. Qu’un Bastien
arrive et les enjeux changent de nature. Car alors
qu’il s’allonge sur la table, quand les gaillards sont
encore en coulisse, avant que la fiction commence
qui nous le montrera essoré, il est déjà au ciel. Les
lignes de son corps, son demi-sourire, ses poings
liés et le soupçon d’argent qui au nombril brille,
les pétales et les miettes sur lesquelles il repose, le
flanc qui ne cille pas, la promesse de son cul voilé
dans un pli d’ombre, tout cela est au ciel, et tout
cela attend. De sorte que l’effort qui tend la scène,
la traverse, la nourrit n’est plus celui de Bastien
occupé à servir les désirs de costauds déterminés à
lui administrer une volée de ce bois vert dont ils se
chauffent, qui fait une fumée âcre, laisse les yeux
rougis et la gorge irritée, mais bien celui des trois
gaillards occupés à monter au ciel avec pour seule
échelle le bois de leur désir pour la belle figure qui
y repose déjà et consentira à les en délivrer par la
magie troublante de son abandon. Sur la table ont
été disposés, on le sait, le couvert et le pain, le vin
dans la carafe, les pétales et la fleur. Et les hommes
sont pris par l’ivresse du repas, ils portent la carafe
à leurs lèvres, s’enfouissent dans les pétales, plantent leurs dents dans le pain, rien ne semble pouvoir
rassasier la faim qui les maintient dressés et durs,
inflexibles, insatiables, attentifs à ne pas laisser filer
la moindre miette. Et quand enfin ils ont étanché
leur soif, ce qui reste sur la table, qu’ils contemplent
parfois avec attendrissement, mais parfois avec un
soupçon de dégoût pour ce qui les a mis dans de
telles transes (et c’est alors bien davantage la transe
elle-même qui les a traversés que l’objet qui les en
a délivrés qui est en jeu, mais il n’est pas rare que
l’on prenne l’effet pour la cause), ce qui reste c’est
le corps de leur délit, et le foutre qui le recouvre
n’est pas le signe de leur victoire mais un hommage
qu’ils lui rendent sans l’avouer à personne, surtout
pas à eux-mêmes. De tout cela, qui a longtemps
attendu dans les cintres, s’est ensuite déployé, que
le film n’enregistre que par accident, par raccroc,
je m’enivre. Sous mes yeux Bastien, de retour de
la messe à Lamazière, et dont le fichu vole, s’ouvre
en riant aux assauts de trois bergers rencontrés en
chemin, trois bergers inconnus, brutaux, sombres,
assoiffés de jupes à fouiller et de replis ombreux où
glisser leur force et leur détresse. Et Bastien n’a pas
peur, il s’offre, du ciel où il rigole il voit les trois
bergers, minuscules, les mains pleines de ce dont
ils honorent les femmes et dont ils sont si fiers, il
les saisit, les plante en lui et les disperse, bientôt ils
ne sont plus que morceaux de granit dressés au soir
tombant au lieu-dit Plaine des filles, qu’un gamin
de cinq ans, pieds nus et hors d’haleine, escaladera
bientôt.
*
Revenons à nos putains, à nos sœurs, à ce qui reste
d’élan pour les corps fatigués.
*
Bastien en dehors des plateaux du plaisir, dans la
vie familiale, sportive, sociale, associative, amicale
qu’il mène est d’une gentillesse, d’une attention
extrêmes, et principalement silencieux. C’est un
grand homme brun, longiligne et fort, précis et
déterminé, qui accroche à ses épaules avec un
égal bonheur sa résille de sœur, son tee-shirt de
grimpeur, des chemises ou du vent, tout cela
flotte autour de lui, se déplie, ondule, s’ajuste,
dessine ou dissimule le corps impeccable issu de
la crevette filante de Bongue dont la trajectoire
croise à l’heure de l’apogée l’objectif de quelques caméras avisées qui le fixent et le restituent
à mes yeux ébahis. Comment une chose pareille
est-elle possible ? Je le répète, j’entrerais en lui, au
sens propre, après l’avoir ouvert au fil d’une lame
désirante, que je n’en serais pas rassasié. Car plus
je vois plus je suis aveuglé, et ce que j’échafaude
autour de lui est désormais à la fois trop plein et
trop confus pour que je puisse espérer, pour l’instant en tout cas, apercevoir clairement ce que
Bastien, en moi, touche avec une telle précision.
Il sera toujours temps d’y retourner et de creuser
quand notre heure sera passée, quand sa trajectoire
aura dépassé la fenêtre devant laquelle se tiennent
les regards du désir, quand je ne serai plus qu’un
vieil obsessionnel. Mais cela doit tenir à la gravité
de l’enfance qui flotte dans le regard, le souffle et
l’esquisse du sourire quand sur la table le corps
de l’homme s’ouvre, se déplie, généreusement
exulte, enfin s’affaisse dans une longue jouissance
à peine audible, tout entière réfugiée là où l’enfant
se tient, poings serrés, à se demander ce que les
hommes font au ciel : ils font cela, Bastien, au ciel
les hommes quand ils ne dorment pas déguisés en
Indiens, ils cherchent à jouir aveuglément, ils éclaboussent et se perdent, ils s’entraînent à mourir,
Bastien, en s’éprouvant vivants.
*
Bastien n’est pas amoureux, il n’a ni le temps ni
la tête à ça. L’ombre de Nicolas qui se balade en
lui, escalade son corps, léger, un elfe au petit jour,
comme un beau morceau de granit planté dans
la bruyère, a capté les possibilités de Bastien en
la matière, il y a très longtemps, dans la cour de
l’école de Lamazière. Et comme un miroir brisé
frappé par le soleil, diffractant ses rayons dans les
directions les plus inattendues, les a réorientées,
multipliées, décuplées, de sorte que chacun peut
en bénéficier. Bastien aime l’inconnu avec lequel il
couche sans échanger un mot comme l’amant qui
va passer quelques mois à ses côtés, lui raconter sa
vie, comme il aime ses partenaires de tournage, les
sœurs du couvent auquel il s’est affilié, les malades
épuisés qu’il assiste en cornette. C’est en s’immergeant dans le grand flux de l’énergie sexuelle
qu’on est au plus près des hommes et qu’avec eux
on souffre, se réjouit et avance, pas en faisant le
pari insensé, intenable et grandiose de la chasteté
– encore qu’il y ait dans chacune des options un
orgueil égal, une ambition démente, un pari ingagnable. Mais Bastien n’est pas menacé par l’ivresse
des spéculations infinies, il a placé ses forces dans
l’organisation pratique des rapports qu’il entretient
avec les hommes, le ciel, le monde. Il a bien vite
senti qu’il ne pourrait pas tenir très longtemps le
rythme guerrier que l’enfance lui avait laissé entrevoir, que s’il voulait en découdre durablement il
lui faudrait composer, s’assouplir, ménager sa
monture. Il a donc suivi les fils de ses désirs, ceux
de ses besoins, ceux de ses élans, tâchant d’organiser au moins leurs incessantes interactions de
façon à gagner en utilité et en souplesse ce qu’il
perdrait en panache et en gloire.
*
La trentaine est la décennie de Bastien, comme
elle l’est de la plupart des hommes. Débarrassé
des élans brouillons de la vingtaine, où l’on n’est
encore fixé sur rien tant nos ambitions papillonnent, on y retrouve souvent les volontés infiniment plus précises de l’enfance, demeurées dans
les limbes faute de moyens. Sa beauté, qu’on pressentait depuis longtemps mais qu’on désespérait
de voir poindre, s’épanouit dans toutes les directions à la fois : l’enfant attendrissant, l’adolescent
prometteur, le jeune homme séduisant sont balayés
par le charme puissant qui irrigue les traits de son
visage, ses regards, ses expressions, ses sourires, par
l’architecture rigoureuse, impeccable de son corps
brutalement débarrassé des imperfections, des
hésitations qui le ralentissaient encore. Devant lui
s’étendent les quelques années où rien ne lui résistera, aucun dessein, aucune envie, aucun homme,
aucun désir. À trente ans Bastien se met à travailler
régulièrement au théâtre, au goût du plaisir il
ajoute l’attention, sa détermination à y répondre
s’accroît. Il est logique qu’il rencontre Victor à ce
moment-là, grâce auquel il accède aux tournages,
c’est-à-dire passe d’une pratique réfléchie, plus ou
moins ritualisée, à sa représentation, mise en scène,
divulguée très au-delà du cercle intime où elle se
déroule de coutume. Le producteur, le réalisateur,
l’équipe technique, ses collègues de travail louent
sa bonne humeur, sa disponibilité, sa décontraction,
le rien de distinction bon enfant qui teinte tout son
être. On le demande, puis on le redemande, mais
il n’est pas dans la surenchère, il accepte deux ou
trois tournages par an, les prépare soigneusement,
exactement comme il prépare ses journées d’escalade. Il ne veut pas jouir pour jouir, s’y brûler,
disparaître, il veut repousser les limites de son
corps pour gagner en calme, en souplesse, en résistance, en possibilité d’échange. Il est logique, aussi,
qu’où s’élaborent les patients exercices du désir il
ait croisé le chemin de sœur Maria-Begonia, qu’au
cœur d’une backroom, un garçon à ses pieds, se
soit ouvert le long et lent chemin qui le conduirait à d’autres formes d’amour, moins sensuelles
mais tout aussi efficaces précisément parce qu’il
n’hésitera jamais à étreindre quiconque. Mais à
ce moment-là, bien sûr, il aura disparu des écrans,
donc de mon regard, et c’est sur le souvenir de ce
que, de son corps, de son âme en son sein irradiant,
j’ai vu que je tracerai ces droites ardentes jusqu’au
cœur de ces lignes. Après quoi lui et moi, chacun
de son côté, pourrons nous consacrer à l’étude des
mystères de nos corps vieillissants. Nous serons,
enfin, passés à autre chose.
*
Le besoin qui, enfant, avait conduit Bastien à s’habiller en fille, ce qui l’avait poussé à se projeter en
grande dame résolue, en paysanne rieuse au cours
de ses rêveries, quand ses camarades de classe, de
toute évidence, s’en remettaient à Superman du
soin de les débarrasser des incohérences qui les
entraveraient encore pour quelques années : les
prémices de ce qui l’attendait en matière de désir,
la perception, encore confuse quant à leurs conséquences mais déjà précise quant à leurs fonctions,
de la répartition des rôles sexués et de la partition que les hommes, déjà infiniment désirables
mais pour longtemps encore innommés, seraient
amenés à jouer dans sa vie. Outre qu’il s’essayait
à comprendre comment se présentait le monde
quand on marchait en jupe, il enfilait l’habit
auquel les hommes succombent, pointant d’un
seul geste et la direction de son désir et l’entreprise de détournement à laquelle il lui faudrait
se livrer pour le combler. Ce goût ne l’a jamais
quitté, avec lui il s’est transformé, et la conscience
de la valeur profondément subversive qu’il revêt
l’âge venant a peu à peu pris le pas sur le tâtonnement irraisonné de l’enfance. Entre-temps, adolescent, il a cessé d’y recourir, c’était ajouter trop de
trouble au trouble structurel qui le secouait déjà,
il s’était mis à craindre le regard de ses frères, de
ses parents, du monde, lointain mais déjà intériorisé. C’est à Paris que, jeune adulte, il a renoué
avec cette habitude, cette fois dans un grand éclat
de rire. Dans le cercle d’amis et d’amants auquel
il s’est rapidement agrégé, il en est d’extravertis,
de baroques, de fleuris – des folles, en un mot,
comme on les désigne en empruntant un qualificatif autrefois appliqué aux prostituées, manière
de rappeler qu’on a toujours affaire au trottoir où
le désir s’affiche – qui parlent souvent d’eux et
des hommes au féminin, enfilent à l’occasion un
escarpin, une perruque, des faux cils. Au-delà de
l’effet comique, Bastien est enchanté par la simplicité et l’efficacité du travestissement linguistique,
capable de pointer l’aliénation du genre d’une
formule toujours drôle, parfois féroce, chargé
d’une puissance d’autodérision aussi cruelle
que nécessaire, toujours susceptible de jeter le
trouble, donc éventuellement la conscience, dans
les esprits. Il est là comme un poisson dans l’eau,
certains soirs il passe une petite robe à fleurs
qui lui rappelle les motifs des blouses informes
que portait Suzanne, à Bongue, dans lesquelles
s’engloutissait sa féminité sans espoir de retour,
là-dedans il fait un tabac, tous ensemble ils rient,
ils s’aiment, ils réfléchissent en faisant un pied de
nez à leurs anciens camarades qui ne sont plus
là pour leur dire oh la fille. C’est toujours mieux
que de leur éclater la tête.
*
S’approprier l’habit des femmes, c’est pour le
grand homme brun qu’est Bastien et quelques
autres avec lui manière de dire que comme celui
de la plupart d’entre elles leur corps est pénétré par
les hommes. Ça ne veut pas rien dire. Car un des
éléments centraux du grand récit du monde est là :
parce qu’ils ne portent pas de jupe, parce que leur
corps reste impénétré, parce qu’accueillir l’autre
en soi, quels que soient les mobiles secondaires
que l’on puisse poursuivre, est une expérience
absolue de don et de partage, la grande majorité des hommes sont orphelins d’une perception
qui leur manquera toujours sans qu’ils le sachent
jamais – voilà pourquoi, mes sœurs, le pouvoir est
une affaire d’hommes, comme le résume doctement sœur Maria-Begonia, non tant une affaire
de mal-baisés qu’une affaire de pas-baisés-du-tout.
Si voir un homme en femme entraîne quelques
recadrages, voir un homme en nonne oblige à
repenser les signes d’une triple aliénation : celle
des femmes par les hommes, celle des femmes par
toutes les religions, qui sont d’hommes, celle des
pédés par les hommes, entre autres ceux de toutes
les religions. Bastien ne théorise rien, sur son torse
il pose la résille noire dont rien ne dépassera que la
rondeur d’un muscle, la pointe d’un sein, le brillant
de l’argent au nombril fixé, glisse ses jambes dans
la jupe moirée droite, il blanchit son visage, s’affine
la bouche, s’allonge le cil et se voile de tulle. Avec
ses sœurs il sort, parle, informe, parfois convainc,
avec elles il défile, se rend là où l’on baise pour
conjurer ses frères de songer à l’amour davantage
qu’à la mort, une fois l’an il s’enferme en retraite
avec un groupe de malades qu’il assiste et soulage,
masse, détend, berce et soigne et longuement
écoute.
*
Le faible de Suzanne pour Bastien, la joie de
Bastien à être avec Suzanne : quand à six heures
dans le frais du matin qui s’étire elle le voyait
débouler dans l’étable, du haut de ses trois
pommes, il lui venait comme un pincement au
cœur qu’elle n’avait jamais ressenti avec aucun de
ses rejetons, lesquels ne se précipitaient jamais à
l’étable, y arrivaient plutôt en traînant les pieds.
Pour rien au monde Bastien n’aurait laissé à
quiconque le soin d’ouvrir les moutons, comme
on disait à Bongue en lieu et place d’ouvrir aux
moutons, locution qui, avec son pendant vespéral,
fermer les moutons, enchanterait ultérieurement
Bastien bien davantage encore que les moutons
eux-mêmes ou que le rôle qu’il tenait chaque jour
auprès d’eux. Dès qu’il les avait ouvertes, les bêtes
se ruaient dans la cour où le chien les rassemblait,
se frottant à ses jambes, le bousculant, manquant
l’emporter, et le contact de la laine tiède sur sa
peau lui était un bonheur indicible, et la vie
qui trépidait là, les bêlements, les odeurs fortes
et chaudes de l’intérieur partant à l’assaut de la
fraîcheur de l’air et s’y cassant les dents, tout était
bon à prendre. Suzanne savait que Bastien et le
chien suffiraient à la tâche, elle les suivait de loin
pour laisser à Bastien tout loisir de goûter sa fierté,
jusqu’au pré parfois fort éloigné de Bongue où ils
laissaient pâturer les bêtes tout le jour, s’en revenait avec le gosse et le chien, tous trois rêveurs et
goûtant à l’instant.
*
La place n’aurait pas été prise par Nicolas, Bastien
aurait pu tomber amoureux d’un neveu de Suzanne
venu prêter main-forte en été à la saison des foins.
Bastien a douze ans et le neveu vingt-cinq, un
râblé fort comme tout, taciturne, à l’œil, au cheveu
noirs, la joue marquée d’une longue cicatrice dont
Bastien apprendra plus tard qu’elle est le fruit
d’une rixe et l’empêche de prendre femme parce
qu’elle l’a rendu laid, chose qui lui restera à jamais
incompréhensible, à lui que cette cicatrice fait
chavirer, serre la gorge par ce qu’elle dit des secrets
cachés derrière l’œil noir. Vers onze heures le neveu
tombe le tee-shirt et tout au long du jour Bastien
s’abreuve du torse mat et quasi torturé par l’effort
qui danse sans un regard pour lui entre gerbes
et tracteurs. Il y a bien quelque chose à atteindre,
mais comment ? Comment poser la main sur cette
peau, ce désordre de poils et de muscles, comment
parvenir à chavirer sous son poids dans un recoin
du pré où de l’ombre s’attarde, comment surtout
comprendre que c’est là ce qu’on veut ?
*
Bastien à Bongue avec Alice, deux hivers après la
mort de Martin, au cœur de février dans le massif
enneigé, six jours à ne pouvoir circuler à cause des
congères que le vent reforme sitôt le chasse-neige
passé : ils sont désormais seuls ici, Suzanne est
allée rejoindre son mari et son fils au cimetière de
Lamazière à la fin du printemps dernier, aucun de
ses enfants restants ne viendra s’installer à la ferme,
peut-être l’un de ses petits-enfants la retapera-t-il
un jour, en fera-t-il un gîte ou une résidence secondaire. Ça n’est pas de la tarte, la vie à Bongue, dans
l’isolement silencieux, forcé, envoûtant où confine
la neige. Bastien pense qu’en des journées pareilles
il pourrait arriver n’importe quoi à Alice, personne
ne le saurait, par exemple glisser sur du verglas les
bras chargés de bûches pour entretenir le feu et ne
pouvoir se relever, être victime d’une attaque et ne
pouvoir prévenir quiconque, le poids de la neige sur
les fils condamnant toujours très vite le téléphone.
Il n’a jamais pensé à ça tant que tout le monde
était fort, et Martin et Suzanne et son fils et les
moutons et ses frères et Alice, tant que le monde
était fort, le Vareyron en face et les pentes ombrées
de sapins s’étendant jusqu’en Creuse à Pralong, là
derrière, les petits bourgs en contrebas et la Sainte
Trinité Dôme, Sancy et Cantal en paravent doré
pour cacher les splendeurs ruisselantes d’étoiles
de l’Inde et des Indiens ensoleillés la nuit, mais
là les pieds dans la neige, le brouillard masquant
tout, Martin à Lamazière, Suzanne à Lamazière,
Alice rêveuse, toujours, soudain fragile, Bastien se
demande si c’est du ventre que la mort viendra. Il
a beau chasser l’idée en ajoutant trois bûches à sa
brouette déjà pleine, l’idée persiste. Il se demande
si Alice pense à ça, se dit qu’il aimerait bien qu’il y
eût une histoire qui racontât cela, que la mort vient
du ventre, du ventre d’où la vie vient au commencement, où elle se tient cachée en attendant son
heure, une histoire comme celle du soleil éclairant
les Indiens pendant que nous dormons, ou comme
celle des bergères butinant l’inconnu, s’évanouissant dans leur désir pour reparaître en statues de
granit, des histoires apocryphes, en somme, des
histoires où l’on vit, où l’on meurt pour de vrai,
des histoires où le ciel et les hommes ne sont pas
de vains mots.
*
Dans la neige Bastien marche. Tous les garçons
qu’on aime, alanguis sur des tables où l’on vient
les cueillir, que l’on pense soumettre alors qu’ils
nous entraînent sur leurs propres versants, et tous
ceux qui se pressent autour de ces mêmes tables,
affamés, assoiffés, hâtifs, décidés, ceux qui, du
puits sans fond de leur jouissance, n’ont de regard
qu’aveugle et de pensée, brisée, qu’au creux de
leurs poings vides, ces garçons sont au ciel.
*
Et tous ceux dispersés, embusqués, fragmentés,
hagards ou enchantés, qui devant les écrans s’abîment sans même atteindre l’objet de leur désir, et
parmi ceux-là moi, qui ouvrirais Bastien qu’il m’en
faudrait encore, sommes rivés à terre. Et de la terre
au ciel nous cherchons le chemin.
*
Dans la neige Bastien marche, il monte au Vareyron.
Tant que le corps ne ploie pas, vieillissant, délaissé,
n’a pas perdu l’élan que l’enfant a donné, je resterai
rivé. Et quand, chacun de son côté, Bastien et
moi aurons dépassé la lucarne qui nous a réunis
dans le travail patient, exigeant du regard, nous
passerons enfin à autre chose. Sans doute cet autre
chose aura-t-il partie liée aux hommes, à leur désir,
aux mystères que n’auront pu lever les exercices
longuement pratiqués.
*
Il parvient au sommet juste au lever du jour, pour
voir le disque d’or émerger des splendeurs orientales. Dans un instant les pentes enneigées des
montagnes étincelleront de pourpre. Il pensera à
son père, à ses frères, à sa place sur la terre, à sa mère
endormie, aux bras des hommes où se dissoudre,
avant de regagner le monde, où l’on meurt pour
de vrai. Un jour j’irai à Bongue. C’est le point de
la terre où l’on est près du ciel. Avec Bastien, dans
le grand ciel de Bongue où dorment les Indiens.