LA JOURNÉE D’UN CHIEN ERRANT1

Depuis que les chiens sont devenus citoyens, il y a parmi eux bon nombre de réfractaires qui ont fermement résolu de ne pas payer leurs contributions et de vivre sur le commun : ce sont les libres penseurs de la rue. On les rencontre par troupes, fouillant les ruisseaux, cherchant quelque aubaine. Ils ont leurs tristesses et leurs joies. L’échine maigre, le poil boueux, ils filent parfois le long des maisons, honteux et affamés ; parfois, quand ils ont découvert une pelletée d’os dans un tas d’ordures, ils se vautrent au soleil, le ventre réjoui par les rayons tièdes, le museau allongé et frémissant d’aise.

J’ai souvent étudié leur physionomie. Ils ont l’allure débraillée, hardie et goguenarde de nos gamins. Ils mordent quand ils ont dîné, ils rampent lorsque leur ventre est vide. Ces malheureuses bêtes ont perdu tout sens moral. Ils refusent la civilisation et la civilisation les renie. Ils vivent d’expédients, en intrigants nécessiteux, échangeant un morceau de viande contre un coup de bâton.

À vrai dire, j’éprouve de la sympathie pour eux. Soyez certains que ce sont des bohèmes poètes qui aiment mieux philosopher et rimer au grand air que d’être chaudement et bêtement couchés sur un coussin, entre quatre murs. Je sais bien qu’ils vivent en guerre ouverte avec la société, mais la société est solide, et les chiens errants sont de pauvres diables qui se perdent bien trop haut dans leurs rêves pour songer aux peuples et aux rois.

Tout ceci est pour amener à point l’histoire que je vais vous conter. Un vieil épagneul que m’a légué mon grand-oncle – hélas ! il ne m’a légué que ce chien – m’a fait un récit navrant, hier soir.

Nous nous chauffions tous deux au coin du feu, tristes et regardant les cendres rouges. Tom devint subitement bavard : « Ah ! le bon feu, dit-il, et comme les souvenirs chantent devant la braise ! Je vais vous raconter une histoire, mon cher maître, une histoire de ma jeunesse. »

I

J’avais alors environ un an, et j’étais bien le chien le plus naïf qu’on puisse voir. La jeunesse est présomptueuse ; elle commet les plus grandes folies en croyant faire acte de sagesse.

Vous savez combien votre grand-oncle m’aimait. J’avais, dans un grand placard, toute une petite chambre, et une triple couverture étendue sur le sol faisait de ce réduit le lit le plus moelleux qu’on puisse imaginer. La nourriture valait le coucher ; jamais de pain, jamais de soupe, rien que de la viande, de la bonne viande saignante. Quant au sucre, vous n’ignorez pas que je ne l’aime plus ; j’en ai trop mangé dans ma jeunesse. Je vous avoue que le sucre avait fini par me faire mal au cœur, et je l’acceptais uniquement pour ne pas désobliger votre grand-oncle.

Eh bien ! au milieu de ces douceurs, je n’avais qu’un désir, celui de me glisser par la porte entrouverte et de me sauver dans la rue. Les caresses me semblaient fades, la mollesse de mon lit me donnait des nausées ; j’étais gras à m’en écœurer moi-même, et je m’ennuyais toute la journée à être heureux.

Il faut vous dire qu’en allongeant le cou, j’avais vu de la fenêtre le trottoir d’en face. Quatre chiens, ce jour-là, s’y battaient en hurlant de joie ; ils se roulaient sur le pavé, en plein soleil, maigres et fiers. Jamais je n’avais contemplé un spectacle si merveilleux. Je me mis à aboyer en signe de détresse, et votre grand-oncle se hâta de me faire taire en m’offrant un morceau de sucre qu’il me fallut avaler.

Dès ce moment, mes croyances furent fixées. Le véritable bonheur était derrière cette maudite porte qu’on fermait si soigneusement. Et je me donnais pour preuve qu’on fermait aussi les portes des armoires, derrière lesquelles on mettait la viande. J’arrêtai le projet de m’enfuir. Certainement il devait y avoir dans la vie autre chose que du sucre et de la chair saignante. C’était là l’inconnu, l’idéal, vers lequel tendait tout mon être. Un jour, on oublia de pousser la porte, et je descendis l’escalier en courant.

II

Que la rue était belle ! Elle était bordée de larges ruisseaux qui exhalaient des senteurs délicieuses. La boue que soulevaient mes pattes, éclaboussait mon poil avec des caresses tièdes d’une douceur infinie. Il me semblait que je marchais sur du velours. Et il faisait une bonne chaleur au soleil, une chaleur fraîche qui pénétrait ma graisse et la fondait pour ainsi dire.

Je ne vous cacherai pas que je tremblais de tous mes membres. Il y avait de l’épouvante dans ma joie et dans mon admiration. Je me souviens surtout d’une terrible émotion que j’éprouvai alors : trois chiens, qui se roulaient dans la boue, vinrent tout à coup sur moi en aboyant, et je faillis m’évanouir. Ils me traitèrent de grosse bête et me dirent qu’ils aboyaient pour rire. Et je me mis à aboyer comme eux, à me vautrer dans la boue, à jouer à une foule de jeux charmants avec mes nouveaux camarades.

C’étaient des gaillards, eux. Ils n’avaient pas ma bête de graisse, et ils se moquaient de moi, lorsque je roulais comme une boule sur les trottoirs. Je me rappelai plus tard qu’ils échangèrent des regards de pitié, lorsque je leur racontai naïvement mon histoire.

Un vieux dogue de la bande me prit particulièrement en amitié. Il m’offrit de faire mon éducation, et je l’acceptai comme précepteur.

Ah ! que le sucre de votre grand-oncle était loin ! Je bus au ruisseau, et je déclarai n’avoir jamais goûté un pareil nectar. Tout me parut beau et bon. Je connaissais enfin le bonheur parfait, l’idéal, qui est de vivre au soleil, librement, en aboyant quand on veut.

Une chienne passa, une ravissante chienne dont la vue m’emplit d’une émotion inconnue. Mes rêves seuls m’avaient jusque-là montré ces créatures exquises qui rendent fous les plus sages des chiens. Nous nous précipitâmes à la rencontre de la nouvelle venue, mes quatre compagnons et moi. Je devançai les autres, j’allais faire mon compliment à la chienne, lorsqu’un de mes amis me mordit brusquement au cou. Je poussai un cri de douleur et de désespoir.

« Bah ! me dit le vieux dogue en m’entraînant, vous en verrez bien d’autres. »

III

Nous avions fait un bon bout de chemin en nous poursuivant les uns les autres, et je commençais à me sentir un appétit féroce.

« Qu’est-ce qu’on mange dans la rue ? demandai-je à mon ami le dogue.

– Ce qu’on trouve », me répondit-il doctement.

Cette réponse m’embarrassa, car j’avais beau chercher, je ne trouvais rien. J’aperçus alors, de l’autre côté de la rue, une magnifique boutique où étaient entassés de gros morceaux de viande proprement coupés.

« Voilà mon affaire », pensai-je naïvement.

Et je sautai sur une des tables de marbre qui étaient à l’entrée de la boutique. Je pris une large côte de bœuf, et j’allais l’emporter, lorsqu’un garçon en tablier blanc m’assena sur l’échine un terrible coup de bâton. Je lâchai la viande et je me sauvai en hurlant.

« Bon Dieu, me dit le dogue, vous sortez donc de votre village. La viande qui est sur les tables, est seulement faite pour être regardée de loin. C’est dans la boue qu’il faut chercher. »

Mon étonnement était aussi grand que ma douleur. Jamais je ne pus comprendre que la viande des rues n’appartînt pas aux chiens. Elle était là toute prête, étalée devant les désirs de chacun, et, puisque je me donnais la peine de monter la prendre, il était injuste de ne pas me la laisser emporter.

Mon ventre commençait à se fâcher sérieusement. L’eau des ruisseaux était décidément peu substantielle ; elle perdait mon estime. Je cherchai dans la boue en toute inutilité, et le dogue me prévint qu’il fallait attendre la nuit, l’heure où l’on vide les ordures devant les portes. Attendre la nuit ! Il disait cela tranquillement, en philosophe endurci, et la pensée seule de cette attente me déchirait les entrailles.

Tout à coup le dogue se mit à trembler. Il se fit petit, petit, et fila sournoisement le long des maisons, en me disant de le suivre au plus vite. Dès qu’il trouva une porte cochère, il s’y réfugia à la hâte, en poussant un grognement de satisfaction. Comme je l’interrogeais sur cette fuite :

« Avez-vous vu cet homme qui avait une épée ? me demanda-t-il.

– Oui.

– Eh bien ! s’il nous avait aperçus, il nous aurait emmenés et on nous aurait pendus.

– Pendus ! m’écriai-je ; mais la rue ne nous appartient donc pas ! La vie libre au soleil, le bonheur parfait, l’idéal sont donc de vains mots !… On ne mange pas et on est pendu ! »

IV

La nuit vint, froide et boueuse. La pluie tomba, mince et pénétrante, fouettée par le vent qui soufflait d’une façon sinistre. Bon Dieu ! que la rue était laide ! Ce n’étaient plus cette bonne chaleur, ce large soleil, ces trottoirs blancs de lumière où l’on se vautrait si délicieusement. Je regrettais avec amertume la triple couverture et les quatre murs de ma prison.

On vida les ordures devant les portes, et je fouillai les tas, désespéré et affamé. Je rencontrai quelques os maigres qui avaient traîné dans la cendre, et je m’avouai que la viande est autrement succulente. C’est alors que je pus comprendre combien le sucre est doux.

Mon ami le dogue grattait les ordures en artiste. Il me fit courir jusqu’au jour, visitant chaque ruisseau, ne se pressant point. Je tombais de lassitude. Pendant près de dix heures, je reçus la pluie sur mon dos, je grelottai de tous mes membres. Nous allions ainsi dans la nuit obscure, pataugeant, couverts de fange, exténués. Maudite rue, maudite liberté, et comme je souhaitais ardemment l’esclavage !

Au jour, le dogue, voyant que je chancelais :

« Eh bien ! me demanda-t-il, en avez-vous assez ?

– Oh ! oui, lui répondis-je.

– Voulez-vous rentrer chez vous ?

– Certes ! mais comment retrouver la maison ?

– Venez, la leçon suffira, je pense. Ce matin je vous ai vu sortir, j’ai compris qu’un pauvre toutou comme vous n’était pas fait pour les joies âpres de la rue. Je connais votre demeure, et je vais vous mettre à votre porte. »

Il disait cela simplement, ce digne chien. Lorsque nous fûmes arrivés :

« Adieu, me dit-il sans témoigner la moindre émotion.

– Non, m’écriai-je, nous ne nous quitterons pas comme cela. Vous allez venir avec moi. Nous partagerons le même lit et la même pâtée. Mon maître est un brave homme… »

Il ne me laissa pas achever.

« Taisez-vous, me dit-il brusquement, vous êtes un enfant. Si je me présentais, votre maître me mettrait à la porte d’un coup de pied, et il aurait raison. Qui voudrait d’un vieux chenapan comme moi qui a laissé de ses poils dans tous les ruisseaux de Paris ? J’ai vécu sur les tas d’ordures, je mourrai sur un tas d’ordures… Bonsoir. »

Et il alla se coucher sur la place voisine, au soleil levant.

Quand je rentrai, votre grand-oncle prit le fouet et m’administra une correction que je reçus avec une joie profonde. Je goûtai largement la volupté d’avoir chaud et d’être battu. Pendant qu’il me frappait, je songeais avec délices à la viande et au sucre que je mangerais dans la journée.

Ah ! voyez-vous, conclut Tom en s’allongeant devant la braise, le véritable bonheur, l’idéal, mon cher maître, est d’être enfermé et battu dans une pièce où il y a du sucre et de la viande.

Je parle pour les chiens.

1- La Journée d’un chien errant a d’abord paru dans Le Figaro du 1er décembre 1866, précédé du titre Dans Paris. Les chiens furent ensuite remplacés par des chats, et le texte modifié apparut comme Causerie dans La Tribune du 1er novembre 1868, puis dans la rubrique des Lettres parisiennes de La Cloche du 12 juin 1872, avant de figurer dans les Nouveaux Contes à Ninon sous le titre Le Paradis des chats. Nous avons choisi de présenter ici la première version du Figaro, plus pittoresque.