LE CENTENAIRE1

Chaque jour, je trouvais assis, sur un banc de la terrasse du Luxembourg, un grand vieillard de cent ans. À l’ombre des marronniers en été, l’hiver aux pâles rayons du soleil, il songeait, le menton appuyé sur la pomme de sa canne.

Le centenaire regardait dans leurs rondes les petites filles qui jouaient à ses pieds, en lui jetant des rires clairs. Il songeait sans doute à son berceau et à sa tombe. Il avait un calme grave et doux, un visage fait de bonté et d’expérience qui m’attirait à lui. J’aimais à l’entendre parler de la vie, lui qui en connaissait les joies et les douleurs.

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Un jour de mars – le ciel était sombre, et le palais du Luxembourg se détachait morne et blafard, sur le gris sale des nuages –, le centenaire, qui fouillait la terre du bout de sa canne, me dit d’une voix mélancolique :

« Mon fils, les cieux ont eu bien des jours de pluie depuis que je suis né, et mes yeux ont eu bien des larmes. J’ai été frappé dans chacun des enfants que j’ai perdus. Mes fils et mes petits-fils sont morts, et je reste seul, las d’immortalité, dans un siècle qui n’est plus le mien.

« Ne souhaitez pas de dépasser l’âge moyen des hommes. La mort est un repos nécessaire ; elle est douce au vieillard comme un baiser d’amoureuse. J’ai eu mes tristesses et j’ai eu les tristesses des longs jours que j’ai vécus. J’ai vu passer cinq monarchies, deux empires, trois républiques ; j’ai assisté à toutes les fautes qu’un peuple peut commettre en un siècle. Rappelez-vous notre histoire. Que de larmes et que de sang !

« Aujourd’hui, par ce vilain ciel de mars, lorsque j’interroge le passé, j’envie ceux qui ne sont plus, qui ignorent dans la terre nos dernières hontes et nos derniers sanglots. J’ai pitié de moi qui vis encore, j’ai pitié de ce monde que j’ai habité trop longtemps.

« Ceux qui meurent jeunes sont aimés des dieux. »

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Au mois de mai, je trouvai le centenaire assis sur le même banc. Le palais du Luxembourg resplendissait dans le grand soleil d’or ; des souffles venaient des pelouses, apportant les senteurs douces des lilas.

Le centenaire me dit avec son bon sourire :

« Mon fils, voici un beau jour de plus parmi les beaux jours de ce monde. Je me rappelle tous mes printemps, toutes mes joies.

« Que la vie est douce, et qu’il fait bon vivre dans l’air tiède ! Cent printemps n’ont pu épuiser mon amour du soleil, et j’en demande cent autres qui me laisseront encore le regret des premières feuilles et des premiers rayons. L’homme redevient jeune, à chaque jeune année. Aujourd’hui, j’ai vingt ans.

« J’ai à remercier la vie de toutes les félicités qu’elle m’a données. J’ai vu autour du foyer ma descendance jusqu’à la quatrième génération, et je me suis réjoui en pensant que j’étais le père de toute une tribu. Maintenant même, dans ma solitude, je bénis la vie, car la vie est encore le souvenir. Je fais ma joie de mes joies d’autrefois.

« Il m’a été donné d’assister à un spectacle grandiose. Mon siècle a été un grand siècle, l’homme y a conquis la liberté et la science. J’emporterai avec moi la pensée consolante que nous marchons vers la lumière, à pas lents et certains. J’oublie nos misères pour songer au souffle de vérité et de justice qui nous guide et nous pousse en avant.

« Je demande au printemps de nouvelles et longues années. »

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Ce sont là les deux éternels cris de la vie, la voix désespérée et la voix confiante.

Il m’a semblé, aux derniers temps sombres, voir la France sur le banc du centenaire, pleurant ses fils morts, brisée et aspirant à la terre. Mais je la vois, aujourd’hui, dans la convalescence de ses espoirs, sourire à son passé, compter sur son avenir, souhaiter ardemment l’existence, une longue, une éternelle vie qui lui permette d’aller à la liberté, à la lumière.

1- Le Centenaire a d’abord paru dans L’Événement illustré du 13 juillet 1868, puis comme l’une des Lettres parisiennes de La Cloche, le 25 septembre 1872. C’est cette deuxième version qui est ici retenue.