CATHERINE1
Catherine est une belle poupée dont on a fait cadeau à ma jeune amie, la petite Rose, une adorable personne de huit ans.
Mais Catherine n’est point une poupée des temps anciens, un de ces affreux magots surmontés d’une tête de carton. Catherine a des formes souples et arrondies. Catherine est une femme faite, et bien faite. Elle s’assoit, fait la révérence, tourne le cou, remue les bras, avance les jambes, comme une personne naturelle. Et quelle jolie tête de poupon en gaieté ! Elle cligne les yeux, et montre ses dents blanches dans un sourire.
D’ailleurs, Catherine n’est pas une fille de rien. Elle a des bijoux, montre, bracelets, colliers, boucles d’oreilles. Elle possède un trousseau que lui envierait plus d’une femme. Ce trousseau, soigneusement serré dans une malle de cuir à clous dorés, comprend au moins une douzaine de robes, robes de bal, robes de ville, robes de courses et de bains de mer, robes d’appartement ; beaucoup de linge, chemises de batiste2, mouchoirs brodés, bas à jours, jupons garnis de dentelle ; et encore des serviettes et des draps de fine toile.
Car, sachez-le, Catherine a un mobilier. Elle est dans ses meubles, dans le palissandre, comme une fille tout à fait lancée. Elle a un lit, une armoire à glace, un guéridon pour prendre le thé, deux fauteuils, l’un pour elle, l’autre pour les amies qui la viennent visiter.
Et la toilette ! une merveille que cette toilette, une délicieuse psyché, à tablette de marbre, à glace biseautée, garnie de tous les engins que nécessite aujourd’hui la toilette d’une femme comme il faut : peignes, brosses, grattoirs, boîtes à poudre de riz, fard, teinture pour les lèvres, etc., etc.
Dans un des tiroirs de la toilette se trouvent les faux cheveux de Catherine.
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La petite Rose, qui n’est guère plus grande que Catherine, l’appelle sa fille. Tout le jour, elle s’empresse autour d’elle, elle s’inquiète, elle se multiplie.
Le matin, elle procède à son lever et à sa toilette. Besogne délicate. Elle commence par la mettre sur son séant. Alors Catherine ouvre les yeux, avec son éternel sourire. Puis Rose l’assoit devant la psyché. C’est l’instant solennel de la journée.
L’enfant qui a souvent rôdé autour de sa mère, le matin, fait ce qu’elle a vu faire. Elle travaille sa poupée en fille du monde. Elle la frotte de poudre de riz, de fards, d’onguents ; elle crêpe ses faux cheveux, les natte, les dispose d’une galante façon. Pendant des heures, elle goûte une jouissance de petite femme à fourrer ses doigts dans la pommade, à se servir du peigne et des brosses, à faire sur sa poupée ce qu’on lui défend encore de faire sur elle.
Ensuite, elle habille Catherine : un simple peignoir, une robe du matin.
Mais, après le déjeuner, elle lui passe une jupe de soie, et plus tard, quand l’heure du Bois arrive, elle lui fait une troisième toilette. Le soir, elle la met en robe de bal.
Aussi Rose a-t-elle trouvé que les quatre toilettes de Catherine lui donnaient bien de l’occupation. Elle a tant tourmenté sa mère qu’elle a fini par se faire donner, pour sa poupée, une femme de chambre, une autre poupée plus petite et moins belle.
De sorte que Rose a, maintenant, à habiller, chaque matin, Catherine et sa chambrière.
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Et les parents sourient. Ils trouvent l’enfant très drôle. Quand elle farde Catherine, ils la regardent par les fentes des portes ; puis ils répètent ses saillies : « Ah ! si vous l’aviez entendue dire : Mademoiselle, vous me ruinez en faux chignons. Voulez-vous être blonde aujourd’hui ? »
Quand sa mère va chez la bonne faiseuse3, et qu’elle l’emmène, elle lui demande en souriant : « Eh bien ! Rose, Catherine n’a besoin de rien ? » Et il est rare que l’enfant n’obtienne pas pour sa poupée une robe, un manteau, un chiffon quelconque. Car ce n’est pas Rose qui fait les robes de Catherine. Rose ne sait pas coudre. Elle n’apprend que l’art d’être belle.
Hier, comme j’assistais à une toilette de Catherine, je me suis rappelé le beau livre de Michelet : Nos fils4. Certes, toutes les mères devraient lire cette œuvre. Elles y trouveraient la grande loi de l’éducation.
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Michelet a posé le principe nouveau : l’action. Il faut que l’enfant agisse, crée. Instruire, c’est apprendre à agir et à créer.
« Dès que l’esprit de l’enfant est un peu lucide et prend quelque patience, il est ravi de passer à cette création à deux que l’on fait avec la terre, le jardinage, la culture, où on dirige la nature, mais en obéissant soi-même à l’ordre un peu lent de ses lois.
« Créer, produire ! quel bonheur pour l’enfant ! Si c’est son bonheur, c’est aussi sa mission.
« Créer, c’est l’éducation. »
Ces lignes me revenaient à la mémoire, en face de la petite Rose, à qui sa mère donnait à créer une marionnette mondaine. Michelet le fait entendre dans son admirable prose généreuse et imagée comme de la poésie, de bonne heure le cerveau des enfants se façonne. On sent avec quelle ardeur de tendresse il tremble pour l’esprit de ces pauvres petits êtres qu’un jouet peut fausser, qu’un rire des parents pervertit. Il les aime pour eux, pour leur âge mûr, et c’est ce qui le penche sur leurs berceaux, à l’âge où l’on fait d’eux des femmes honnêtes et des hommes justes.
Certes, il y a dans Nos fils des vues larges sur l’avenir, toute une philosophie de l’éducation d’une grande profondeur et d’une grande vérité. Mais ce qui me touche davantage, ce qui me va le plus au cœur, ce sont les pages que l’auteur consacre à la première enfance, à cette heure vague et charmante, qui décide parfois d’une vie entière.
Et il montre avec émotion ces écoles suisses et allemandes, dans lesquelles les enfants, assis devant leurs petites tables, travaillent, apprennent la vie en créant. Âge adorable que celui où le travail peut être un jeu et le jeu, une leçon ! Mais il y a un péril ; il faut se défier des jouets qui enseignent le mal comme le bien. Ah ! quel beau feu de joie je ferais dans certaines boutiques de joujoux !
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Et d’abord je brûlerais Catherine. Je la brûlerais comme sorcière, comme fée aux enchantements funestes.
Ça, une poupée ? Mais c’est une fille, simplement. Elle a des hanches, elle a de la gorge. Que voulez-vous donc que pense ma jeune amie, la petite Rose, en face de cette femme, grande comme elle, et qui a d’étranges formes qu’elle n’a pas elle-même ? Moi, je tremble, quand elle la retourne toute nue sur ses genoux, d’un petit air songeur.
Et quelles leçons lui donne cette fille ? Elle sourit toujours, même en dormant. Est-ce le sourire de la demoiselle à marier ? est-ce le sourire de la lorette5 ? Cette grande marionnette, avec sa tête en cire, son rire froid, ses articulations complaisantes, toute sa personne inerte et jolie, est l’enseignement de la frivolité vide et lâche, du vice mondain, sans passion, honteusement facile.
Que dit-elle à Rose ?
« Ma petite Rose, on a de faux cheveux, on se peint le visage, on vit devant un miroir. Et surtout quatre toilettes par jour, autrement on n’est pas une femme comme il faut.
« Le grand charme, c’est de vivre sans rien faire. Compter ses bijoux, étaler ses robes, c’est déjà un travail bien lourd. Mais quelle récompense ! Quand tu seras grande et que tu pourras te décolleter comme moi, tu verras que quatre heures de toilette sont largement payées par les succès d’une soirée.
« Ah ! tu es une niaise, une enfant, ma petite Rose, et tu ne comprends pas encore. Mais tu grandiras vite. Je te vois déjà rêveuse en me regardant. Va, tourne-moi sur toutes les faces. Tu apprendras comment une femme est faite, et tu sauras avant l’heure la vie de mes pareilles, les belles filles éternellement souriantes. »
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L’Empire a perverti jusqu’aux poupées de nos enfants. Je ne plaisante pas. Voyez chez les marchands de jouets les Catherine vêtues de soie. Elles sont pourries de vices. Jamais, sous aucun régime, les poupées n’ont eu cet air casseur, cette allure de grandes dames affichant le débraillé élégant des filles.
Vite, qu’on donne à ma petite Rose une Catherine du bon vieux temps, qui ne sache ni faire la révérence, ni s’étendre trop aisément sur tous les lits qu’elle rencontre ; une Catherine bourrée de son, au corps grêle et abstrait, avec de petits bandeaux chastes, peints sur les tempes, et une bouche qui ne montre pas les dents.
Et surtout, qu’on la lui donne sans le moindre bout de mobilier, sans le plus mince trousseau. Elle la couchera dans son lit, comme une mère tendre et inquiète, si elle a peur qu’elle n’ait froid. Et elle l’habillera elle-même, avec les chiffons qu’elle trouvera au fond des armoires ; elle lui fera six chemises, deux jupons, deux robes ; cela suffit pour une poupée honnête.
Alors, elle entendra sa Catherine, cette image chastement puérile de sa maternité future, lui dire doucement :
« Je suis ta fille. Tu m’habilles de ton travail, tu apprends à être honnête femme, à être mère6. »
1- Texte paru dans La Cloche, le 18 avril 1870. La Cloche, comme Le Rappel, est un journal d’opposition.
2- Batiste : toile de lin très fine.
3- Faiseuse : ici, couturière.
4- Nos fils (Lacroix et Verbœckhoven, 1870), le dernier de la suite des petits livres publiés durant la vie de l’auteur, est un traité d’éducation, fidèle à l’Émile de Jean-Jacques Rousseau. Michelet est constamment resté une référence pour Zola.
5- Lorette : jeune femme coquette, menant une vie assez libre. Au XIXe siècle, la lorette est souvent considérée comme une prostituée.
6- Même si le texte est une charge contre le second Empire (« l’Empire a perverti jusqu’aux poupées de nos enfants »), il rend plus généralement un son d’actualité en montrant le lien symbolique étroit entre le jouet et les valeurs que la société cherche à incarner dans les objets. En outre, la place de l’enfant devient essentielle dans les familles (bourgeoises) et l’éducation un enjeu majeur.