Spetsai, 22 janvier.

Retour avec arrêt à Mycènes. Mycènes seulement et ni Corinthe, ni Tirynthe, ni Argos, ni même Nauplie où nous ne longeons que la promenade. Une chose par jour, c'est la règle. Une chose dont on garde la vision intacte, qu'on ne mêle à aucune autre. Une chose sur laquelle ensuite travaille librement l'imagination, l'émerveillement, la stupeur. J'écris le mot stupeur parce que je n'en trouve pas d'autre pour qualifier ma première impression de Mycènes. Au musée d'Athènes, les fouilles de Schliemann ont rempli les vitrines de quelques merveilles sauvées sous les décombres d'une ville fabuleuse. A partir des masques et des vases d'or, des bijoux, des poteries, on rêve d'un haut degré de civilisation, d'une Mycènes au carrefour des routes, baignée des eaux de la mer, extrême pointe d'un raffinement qui allait conquérir le Péloponnèse et l'Attique, berceau certes des sanglants Atrides, mais le drame d'Agamemnon, d'Egisthe, d'Oreste et d'Electre ne se conçoit que dans un certain luxe, dans un épanouissement matériel qui laisse libre jeu à la violence des passions pures.

Là-dessus, on découvre soudain le nid d'aigle si bien confondu avec la montagne qui le surplombe et le protège, qu'il respecte la première règle de l'art militaire : voir sans être vu. Quoi d'étonnant que les siècles l'aient enfoui sous la pierraille sans que la cupidité instinctive des hommes ait jamais pensé à fouiller cet amas de roches ? Rien n'y conduit. Et Mycènes ne conduit nulle part. C'est Berchtesgaden peut-être : une folie d'orgueil et de volonté adossée à une montagne pelée que broutent des chèvres noires dont les clochettes tintent dans l'air léger avec une persistance diabolique. Les Erinnyes déguisées en chèvres ? Pourquoi pas ? Mais la civilisation de Mycènes s'imagine mal derrière ces murs cyclopéens, cette ceinture prodigieuse de blocs jaunâtres percée de l'unique porte des Lionnes. L'angoisse étreint dès l'entrée comme si durait la malédiction infernale. Tout est silence autour de ces tombes aux ventres ouverts qu'aucun sentiment de respect n'a épargnées. Vidées de leurs poussières d'ossements, de leurs trésors, elles béent au ciel gris, tapissées d'herbes sauvages. On se prend à maudire aussi Schliemann. Quelques décennies de plus et Mycènes n'aurait pas été dépouillée de sa gloire. On eût conservé l'antidote à ce lieu sinistre : les témoignages de la Grâce qui régnait aussi sur la ville. Telle quelle, dans son chaos, dans la terrible nudité de ses pierres, elle rejoint mieux la légende que l'Histoire. Un seul instant d'apaisement nous gagne dans la salle du trône. Par miracle, elle s'ouvre sur la plaine d'Argos et le golfe qui brille au loin dans une légère buée. Cette ville aveugle avait tout de même une ouverture. Par une baie que l'on doit croire large, le roi pouvait apercevoir son royaume, ses terres, sa mer et sentir s'évader son cœur. Rien ne donne, plus que Mycènes, l'impression de la formidable puissance de l'homme et de sa misérable disparition. Quel Dieu aurait pu – ou même osé – protéger cet orgueilleux fortin bardé de défenses et relié aux enfers par le fantastique escalier en spirale qui descend vers la citerne ? Je n'en vois aucun qui eût pu défier quarante siècles avec une pareille légende et une pareille vanité.

Quittant Mycènes, j'emportais avec moi une assez terrible révélation : le temps est une injure. Sous la fausse couleur des saisons, il nous charme et nous endort pour mieux nous engloutir. Il faut le violenter, lui opposer des murs de roc, de flamme et d'acier pour le contenir la durée d'une civilisation, durée qui se fait de plus en plus courte. Même mutilée, Mycènes crie victoire. Elle parle à notre sens du fabuleux, le seul par lequel nous traversons les millénaires et gardons chaud le passé. Tout le reste est tromperie.

23 janvier.

Spiro est désolé. Toute la journée d'hier, il a guetté l'arrivée des caïques de Porto-Kéli et ne nous a trouvés dans aucun. Il est rentré chez lui à sept heures, l'instant même où nous débarquions après une douce traversée sur la mer phosphorescente. Spiro voulait porter notre valise et, bien plus, je crois, être le premier à nous donner les nouvelles de l'île. D'abord, Maïa s'en va. Le cotre a pris le large ce matin en direction du Pirée où il sera ce soir à temps pour qu'elle saute dans un train avec son équipage au complet et se rende à Salonique où jouent les deux grands clubs grecs.

– Quand il y a argent, dit Spiro, il va partout ! Il va à Pirea, il va à Paris, à New York. Oui, quand il y a argent, il va même à Dieu !

Mais Spiro n'est pas amer pour autant : la chance se précise pour lui. Il y a une semaine, il s'en est fallu de vingt numéros qu'il décroche le gros lot d'un million de drachmes. Cette semaine, il s'en est fallu de deux numéros qu'il gagne mille drachmes. Encore un coup de pouce et il aura sa maison et Maria, sa fille, une dot. Il est plein d'espoir. Je l'encourage vivement à persévérer, ayant depuis longtemps la certitude que les loteries populaires sont une invention de génie qui retarde les révolutions à chaque tirage. Comment serait-on communiste et partisan d'un chambardement général quand on a dans sa poche un billet qui demain peut faire de vous un capitaliste ? L'île ne compte d'ailleurs pas de communistes, à part Maïa qui prétend l'avoir été et semble maintenant avoir abandonné une partie de cette prétention. La petite propriété explique sans doute ce goût pour l'autoconservation. Chacun a sa maison, son bout de jardin. Le percepteur ne guette personne, le médecin est gratuit. Avec une soupe de riz, un yaourt, de la salade et de la viande une fois par semaine, chacun se nourrit à peu près à sa faim, ne travaille, comme les Arabes, que quand la nécessité impérieuse s'en fait sentir. Les jours noirs de l'occupation sont loin. On n'en parle guère comme si le Grec, une fois sorti du malheur, n'y songeait plus. Un petit groupe d'Italiens loqueteux est venu s'installer ici en 1941, interdisant toute sortie de calque et à peu près toute relation avec le continent. Pendant deux ans l'île a vécu d'herbes, d'un peu d'huile quand la récolte était bonne, de quelques poissons pêchés dans les rochers. Les Italiens volaient tout. Malgré cela, on ne les détestait pas complètement : ils étaient loin de leur patrie, pas cruels, misérables, assez méprisés. Il y eut même, paraît-il, quelques idylles. Mais la moitié de la population est morte, morte de faim : quinze cents personnes sur trois mille. La naissance d'un enfant était une catastrophe. Les Italiens prisonniers à leur tour, des Allemands ont occupé l'île qu'un an de plus à ce régime aurait vouée à la destruction complète. Ils ont fait venir du lait pour les enfants, ils ont arrêté le pillage des ressources locales ; on a pu aller sur la rive d'en face cueillir des pissenlits, de la mâche, échanger de l'huile contre quelques légumes. Ils n'étaient pas brutaux, ils ont même plutôt laissé un bon souvenir. Ici, du moins, où le climat les adoucissait. Ailleurs, c'est autre chose. Mme K... me raconte qu'elle a vu, de ses yeux vu, à Athènes, un enfant voler un pain dans un camion S.S., un soldat le rattraper et lui trancher la main d'un coup de baïonnette (?).

Nous vivons dans un monde d'horreur avec de courtes récréations. Celle qu'on nous accorde en ce moment n'est là que pour nous mieux préparer au prochain massacre. Les bourreaux n'aiment pas les victimes exsangues. Il leur en faut de grasses et confiantes. Nous serons bientôt à point.

24 janvier.

Comment baptiser ce temps ? Un été en hiver. Au matin, le soleil entre dans la chambre après une aurore rouge, puis tourne lentement caressant deux façades de la maison avant d'aller se coucher derrière la colline. Tard dans la soirée, la pierre reste tiède. Dans le jardin voisin, un amandier en folie s'est couvert de fleurs grêles sur les branches nues. Il a été le premier de l'île, donnant le signal dans les champs et les vergers. Partout où le regard dérive, il rencontre cette note fraîche et rose qui avive le gris des oliviers et le vert des champs de blé en herbe. L'éclosion d'un amandier en hiver est d'une douceur infinie : allusion discrète, promesse d'un temps léger. Au bord des chemins se sont levées des haies d'asphodèles, fleurs du froid, encore sans parfum, fragiles et pourtant ne pliant pas sous le vent. Mais sur les deux rives du golfe d'Argos à l'entrée duquel veille Spetsai, les montagnes du continent sont crêtées de neige. Vers Kranidi, ce n'est qu'une légère couche. En revanche, sur Leonidion, c'est un épais manteau qui coiffe la chaîne bleu horizon grimpant vers le ciel sans tache. La mer est d'huile. Le bonheur pourrait commencer ici. Je l'écris à des amis. Kleber Haedens répond de Toulouse : « Je dois vous dire que se chauffer au soleil sur une terrasse est une des choses que je redoute le plus. Sans compter que l'hiver ne me déplaît pas (depuis que j'ai quitté Paris). Nous venons de vivre des moments extraordinaires dans la brume de Murrayfield, au pied du château ténébreux où passait l'ombre de Lady Macbeth. Nous nous préparons à partir bientôt pour le pays de Galles, à la recherche d'un port plein de fumées sur la mer d'Irlande. Autrement dit, tout le contraire de ce que vous faites ! » Les marins qui ont pris leur retraite à Spetsai ne me parlent que de Rouen, de Cherbourg, des ports gelés de la Baltique, de la poix sur la Tamise, de la grisaille de Hambourg. Le mauvais temps, le froid, le brouillard auraient-ils aussi leur magie ? J'avoue que je n'y pensais plus et que, tout compte fait, c'est une sérieuse lacune. Méditerranéen je suis devenu, méditerranéen je reste, hanté par un ciel et une mer qui parlent seuls à mon imagination, croyant, peut-être naïvement, qu'ici seulement le cœur se délivre, l'esprit divague. Illusion encore, mais illusion partagée par beaucoup si je compte d'autres écrivains en quête d'un peu de ce souffle que dispense la Méditerranée. A nous remettre dans les conditions qui permirent à la Grèce, à l'Italie d'être les sources du monde moderne, l'exemple incomparable et inégalé de deux civilisations mûres, avons-nous la chance de retrouver le fil perdu ? Ce que je sais de l'Italie, ce que je sais de la Grèce c'est en tout cas qu'elles n'ont jamais déçu l'instinct qui se portait vers elles, qu'elles gardent une intarissable puissance de séduction pour l'achèvement du goût et offrent l'occasion d'une méditation interminable sur soi-même. Cela dit, je reconnais aux brumes de la mer d'Irlande ou de la mer du Nord un envoûtement qui, pour n'être pas dans ma nature, attise les songeries et glisse en nous d'insatiables mélancolies.