Athènes, 29 février.

Ce n'est certes pas Spetsai que nous avons fui hier, mais les relents d'une histoire qu'il faut quelques jours pour apaiser. De Porto-Kéli à Epidaure, l'Argolide était en fête. Dans les villages, la voiture coupait des rondes de danseuses : jeunes filles en costume grec, le visage voilé de gaze, qui farandolaient au son des bouzoukia. Et partout des cerfs-volants, des milliers de cerfs-volants tenus en laisse par des enfants. La Voie Sacrée n'était qu'une voûte de cerfs-volants à l'approche d'Athènes, le long des cités ouvrières qui suivent Daphni où nous nous sommes arrêtés pour revoir le terrible Pantocrator de la voûte. Le courroux de son regard étonne. La sévérité contraste avec le geste de la main, d'une main si belle qu'elle semble magique avec ses longs doigts fuselés, délicatement écartelés. Le Pantocrator s'irrite-t-il de l'air de fête qui règne sur Athènes ? Car nous sommes tombés hier dans une Athènes de carnaval. Tout le quartier populaire de Plaka grouille d'une foule heureuse et bruyante, coiffée de chapeaux en papier, masquée et agitant des crécelles, des trompettes, de grinçants coqs en carton, jetant des confetti et des serpentins. Les ruelles sentent le souvlaki, la brochette d'agneau servie dans une crêpe, le pain chaud à l'anis, les amandes grillées, la cacahuète. Des colporteurs en tablier blanc poussent des voiturettes à plateaux où les pistaches et les bonbons de couleur forment de petits monticules bien propres, bien ordonnés. Des enfants, un cornet de papier à la main, vendent une poignée de confetti pour une drachme. Les tavernes bourrées de dîneurs qui chantent en chœur Zingouala ou Mantoubala débordent sur la chaussée, et voici les tables à cheval sur les marches de l'escalier, en équilibre au bord des étroits trottoirs, bousculées par les passants, aspergées de confetti qui retombent dans les verres de résiné, les assiettes de salade verte hachée et la sauce du cochon rôti. Deux garçons en gibus et costume d'Arlequin tournent un orgue de barbarie à un carrefour. La gentillesse et la gaieté ont pris possession du quartier et ceux qui n'y participent pas se sont installés à leurs fenêtres, vieilles femmes et enfants, lumière éteinte, pour ne rien perdre du spectacle. La foule est dense, mais sans brutalité, la moquerie à la bouche, un peu ivre, pas trop, sauf deux garçons de dix-huit, vingt ans qui se serrent l'un contre l'autre près d'un porche, miment l'amour et finissent titubants en plein milieu de la chaussée par se sucer mutuellement la bouche, repoussés avec douceur par les couples qui passent en riant et leur lancent des quolibets. Le quartier offre un curieux mélange : à la fois petit-bourgeois et peuple, en ruine (certaines maisons sont tout juste des cabanes à lapins) et reconstruit dans le style pavillon de banlieue. L'Acropole qui n'est, pourtant, qu'à quelques dizaines de mètres au-dessus, semble aspiré par la nuit noire, indifférent, épais, massif et immobile devant ce déchaînement. Presque tous les masques sont des monstres : orangs-outangs, fauves lubriques, ogres ricanants, ivrognes, pustuleux, aveugles, idiots de village, loups aux canines phosphorescentes, gueules de chien, de poisson. Si on les arrachait, la foule qui se cache derrière aurait peut-être, par contraste, une vague beauté passagère. Pourtant, nous savons qu'elle est sans grâce, le jour comme la nuit. Un visage est rare. Bien plus encore chez les femmes que chez les hommes. La race n'a pas embelli avec les siècles ni gagné aux mélanges de sang. Le lendemain, quand nous retournons au musée de l'Acropole, je cherche en vain ce qui a pu se transmettre de la beauté d'un peuple qui, compte tenu de la puissance d'idéalisation des artistes, a dû être admirable. La série des bas-reliefs de la salle de droite est un tel hymne à la gloire des corps et des visages, qu'elle ne peut avoir été inspirée que par des modèles vivants, que par une foule dont la grâce harmonieuse enivrait les yeux. Alors, que s'est-il passé, quel désastre a ruiné les apparences physiques de ce peuple, quelle main lui a modelé un autre visage, brisant d'un coup de ciseau maladroit le sublime alignement du front et du nez ?

A revoir ce musée, je me demande s'il n'est pas un des plus parfaits, peut-être le plus parfait du monde. On descend quelques marches, abandonnant la lumière de l'Acropole et, le seuil à peine franchi, on est ébloui, comme la chouette d'Athéna, par une autre lumière, intérieure celle-là, d'une pureté moqueuse avec les Korés, féroce avec les lions dévorants et les serpents peinturlurés, allègre avec les cavaliers et les porteurs d'amphore des bas-reliefs. L'extrême condensation des chefs-d'œuvre, la présence du cavalier, du chien et de la gueule de lion attribués à Phidias, les torses tendus ou puissants, une veine qui court sous le ventre d'un cheval, les fermes drapés, un pied dont le marbre jauni et poli a la transparence de la chair morte, une main molle qui retient une tunique flottante, le profil d'un jeune homme écoutant un vieillard, tout est perfection insigne. Comment ne pas s'asseoir au fond de la salle de gauche sur le banc face au demi-cercle des belles Korés, pour contempler, le cœur battant, les déesses aux lèvres bridées par un sourire ironique ? Le bonheur d'un musée, c'est le choix. Notre propre choix. Qui ne se fie qu'à une entente tacite, un dialogue de muets. Je cherche la Koré qui me plaira et je la trouve, détachée à dessein des autres, sans doute moins parfaite, le menton écorché, l'arête du nez rongée par les intempéries, mais sa silhouette a la rondeur enveloppée des adolescentes, l'attache de la tête sur le cou est presque lourde, le regard autrefois peint s'est effacé comme celui des aveugles, et l'arc des sourcils est d'une noblesse telle que toute l'expression s'y réfugie, mélange d'étonnement et de dédain. Elle boude. Sans conviction – un rien la dériderait –, mais elle boude, seule parmi les autres Korés aux sourires obliques. D'emblée je l'élis, certain à l'instant où je la contemple de graver ses traits dans ma mémoire, de n'oublier pas un plissé de sa robe, une natte de sa coiffure sacrée, et jusqu'à ce moignon gauche qu'elle tend, sans reproche, avec une sorte d'impudeur et d'indifférence qui choquent atrocement.

Au sortir du musée, j'ai emporté son image avec le sentiment secret que cette Koré avait le droit de revivre dans la foule comme au jour où elle posa. Sa tunique entravée a frôlé les grandes dalles de pierre grise qui entourent le Parthénon, balayé les marches usées des Propylées et les escaliers qui conduisent à l'Agora. Passante mystérieuse à la moue figée par un coup de génie comme seul Vinci, depuis, en eut un, elle a frayé son chemin avec autorité dans l'Athènes moderne à laquelle je la conviais et où les jeunes filles ne sont plus à sa ressemblance. Nous sommes passés devant le stade qu'elle a reconnu d'un imperceptible mouvement de sourcil parce qu'il est neuf, reconstruit en un marbre pentélique couleur de lait, tel le stade antique qu'elle connut. Tout le reste était ruines ou carton-pâte en comparaison : l'Hymette glorieux et couvert de fleurs une montagne pelée que l'on reboise à grand-peine, le Lycabette un chandelier planté au cœur de la ville où je ne pouvais lui promettre que d'attendre la nuit de Pâques quand des milliers de pèlerins, un cierge à la main, montent l'escalier en lacets conduisant à la chapelle d'Ayios Yeorgios. Koré boudait. Même rue du Stade quand nous rencontrâmes Katsimbalis qui nous entraîna dans la taverne d'Apotsos où on mange, dit-il, le meilleur jambon d'York du monde accompagné d'un grand verre d'ouzo glacé. La faconde de cet énorme Athénien aurait, cependant, dû amener un sourire, mais fermant les yeux, de temps à autre, je cherchais sur le visage de Koré une lueur nouvelle. Elle était absente. Pourtant Katsimbalis racontait une histoire qui aurait dû l'enchanter, une histoire de Montpellier, la ville la plus hellène de France, où on le voit jeune étudiant grec bâfrant une fois par semaine dans le restaurant le plus cher de la ville, et excitant l'admiration d'un dîneur solitaire qui glissa son image dans un de ses récits : Amants, heureux amants1. Ou Katsimbalis amoureux d'une Montpelliéraine, s'ingéniant à se trouver sur le chemin de la belle, y parvenant un jour où elle était seule et restant figé comme une statue de sel sans dire un mot, tandis que le chien de cette créature de rêve, trompé par l'immobilité du soupirant, levait la patte et compissait le beau pantalon neuf. Mais Koré boudait. Boudait encore au bord de l'eau, à Turcolimani pendant que nous goûtions, comme aux précédents séjours, à la daurade farcie de Kanarys. Boudait toujours au petit musée du Pirée où je l'ai entraînée en la priant d'excuser le mauvais fatras des copies romaines accumulées dans la première salle. Elle a soudain disparu quand nous avons découvert dans une sorte de cagibi, allongées sur des brancards de fortune et protégées du public – pourtant rare –, deux des cinq merveilles de bronze que le marteau-piqueur d'un terrassier a découvertes au mois de juillet dernier sous l'asphalte de l'avenue Philon. Les trois autres reposent dans des bains d'acide où elles perdront les sécrétions calcaires et les croûtes d'oxydation incrustées dans le bronze après un séjour de plus de vingt siècles sous terre et dans les cendres. Ci-gisent, en attendant leur tour de baignoire, Athéna casquée et une déesse qui pourrait bien être Artémis, implacables et vivantes comme à la veille de leur ensevelissement, le regard ouvert sur le nouveau monde qui les découvre plus qu'elles ne le découvrent. Artémis plus belle qu'Athéna, par la pureté abandonnée de son visage, la simplicité de sa coiffure qui dégage la nuque adolescente et le calme hautain de l'expression. Athéna plus puissante qu'Artémis, parée de l'égide en bandoulière, la main grasse et forte, aux doigts effilés, tendue, retenant encore entre les doigts un morceau de plâtre, et divinement casquée. Comme elles sont renversées, apparaît l'ingénieux truquage des pieds dont les orteils dépassent seuls la tunique tombante. Le bronzier n'a voulu que ces orteils et pour le voyeur qui accède au cagibi, les deux statues ouvrent, béantes, leurs jupes pareilles à deux cloches sans battant. Sous l'une des jupes on a retrouvé, dissimulé par les ravisseurs de Sylla qui allaient rapporter en Italie ces merveilles volées lors du sac d'Athènes, un masque tragique d'une force saisissante, tête de génie à bouche hurlante.

Je ne doute pas que ces trésors restaurés et ayant rejoint au musée d'Archéologie les cinq autres bronzes repêchés, eux, dans la mer, exciteront une admiration sans bornes qui jettera un peu d'ombre sur le Poseidon ou sur l'Apollon de Piombino exilé à Paris. Mais tels quels, encore ternis, encore vert-de-grisés, il m'a semblé les voir à une minute unique de leur renaissance, avant la lumière du grand jour, avant que le déferlement des « How Lovely », « Comme é bello ! »« C'que c'est beau ! » leur aient enlevé une virginité retrouvée dans le silence et la paix de la terre.

Nauplie, 3 mars.

Le ciel est tombé sur Nauplie blanche et couverte de grêlons comme des boules de naphtaline. C'est l'image la moins attendue de cette ville plusieurs fois traversée déjà sous le soleil et qui ressemble tant, note si justement Henry Miller, à une Avignon égéenne. Même ennui morne, dès la tombée du jour, que dans les cités méridionales qui ressassent une gloire passée. Des lumières pauvres tachent les esplanades où errent des collégiens en casquette à visière de cuir. Ce soir, ils apprennent à pétrir dans leurs paumes rouges des boules de neige qui volent, un peu partout, au hasard des ruelles étroites éclairées par les devantures baroques des petits magasins fourre-tout. Au-dessus, le kastro de Palamidi s'est englouti dans le ciel noir. On ne peut que deviner sa silhouette grandiloquente, imaginer cette nuit du 29 novembre 1822 où Staikos Staikopoulos, chef des insurgés grecs qui assiégeaient le fort, prit la tête de ses cinquante meilleurs palikares et jura de célébrer la Saint-André par la prise de la forteresse. Où est passée cette furie ? Qu'est devenue cette gloire ? La nuit n'a même pas gardé en écho les hurlements des Turcs égorgés. La cité vivote, abandonnée par la Grèce après en avoir été l'héroïne et la capitale. Ce sort cruel est celui des ouvriers de la première heure. Nauplie ne garde plus qu'un atout : posséder, en dehors d'Athènes, le meilleur hôtel de Grèce, juste en face de l'îlot Bourtzi, ancienne petite forteresse vénitienne elle aussi, maintenant un hôtel mais fermé pendant l'hiver. Cette tour blonde, ces murailles crénelées qui servaient de retraite aux bourreaux frappés d'ostracisme par le peuple, voguent sur une eau si calme qu'on dirait un lac. L'Amphitryon est le premier hôtel grec qui ne tourne pas résolument le dos au panorama. Du balcon, nous avons vu les ombres glisser sur la plaine et grimper sur les montagnes qui nous enferment dans leur tenaille. De gros caïques orangés, chargés de tabac, sont amarrés au port qui fut la clé de l'Argolide. Si la civilisation crétoise a pénétré le continent trois mille cinq cents ans plus tôt, c'est à cet endroit même, dans ce décor somptueux. Au passage, nous nous sommes arrêtés de nouveau à Mycènes. Il y pleuvait et, plus que jamais, l'étrange place forte se confondait avec sa toile de fond. Il a fallu arriver le nez dessus pour que les murailles se détachent de l'ensemble, que le relief se révèle et que la porte des Lionnes découpe, soudain, une échancrure dans le ciel gris, zébré d'éclairs. Il tonnait à ébranler le monde. Un fracas assourdissant roulait sur le flanc des deux falaises de granit qui encadrent Mycènes. Les Erinnyes broutantes avaient disparu, avalées par des grottes, cachées peut-être dans l'infernal escalier de Perséia dont la descente de quelques marches suffit à glacer d'angoisse. La terre et la pierre fumaient. Au fond des tombeaux d'Agamemnon, d'Electre et de la malheureuse Cassandre, croupissait une eau brune. Pas une âme. C'était la solitude, le désert, la malédiction retrouvée comme si certains crimes, dépassant la mesure humaine, ne relevaient plus que de l'éternelle vengeance immanente.

Tirynthe – encore que la disposition soit assez semblable – n'inspire pas la même horreur, inspire même le calme et une certaine réserve, bien qu'on se demande à quoi pouvaient servir des murailles cyclopéennes épaisses de treize mètres. Quels canons modernes, à part les canons atomiques, démoliraient ces défenses qui n'avaient à craindre que les projectiles des catapultes et, peut-être, la poix ou le feu ? Ce qui laisse rêveur, c'est l'exiguïté des villes antiques qui gravèrent leur nom dans l'histoire du monde. Combien d'hommes contenaient-elles ? Quelques centaines à peine. La polis grecque, la cité-état, était une république miniature dont tous les citoyens, loin de là, ne furent pas, comme à Sparte, des soldats. Lorsque Mycènes – aux temps historiques, il est vrai, alors qu'elle avait perdu son rayonnement –, soutenait la cause grecque contre la Perse, elle déléguait à la bataille de Platée une armée de quatre-vingt hommes. Aux Thermopyles, Léonidas n'avait que trois cents hommes pour arrêter l'armée de Xerxès. A Marathon, Miltiade défit à un contre dix les hordes de Darius. Ainsi s'inscrit dans l'Histoire le véritable honneur de la Grèce antique : une victoire de la qualité, de l'intelligence, du courage, du beau et du noble, c'est-à-dire tout le contraire de ce qui mène le monde : la grossièreté, la bestialité, la lâcheté, la laideur et la foule. Et cette victoire a pu durer des siècles, repousser la barbarie, la contenir et même la domestiquer. Le désastre n'est venu que par Rome, par une émule. De ce jour-là, l'Histoire a pris un virage fatal dont la chute de Byzance (quatre cent mille Turcs et cinq cents navires contre huit mille Byzantins et quinze navires) n'est plus qu'un épisode. On ne saurait en douter : c'est là qu'est la charnière fatale.

Mycènes, Tirynthe, quelle vengeance pour l'orgueil ! Elles ont – même démantelées – survécu et rien n'y peut décevoir l'imagination qui s'enflamme à leur nom. Ces deux destins rassurent après de tristes déceptions comme Nauplie, Thèbes ou Missolonghi. C'était certes une erreur que de forcer les kilomètres en décembre dernier pour passer une nuit à Missolonghi. Mais Byron est un nom magique. Il conduit presque toujours à des beautés. Là où il s'est arrêté, on est à peu près certain de ne pas se tromper : un accord profond et grandiose du ciel, de la terre et de la mer est à marquer d'une pierre blanche. Ainsi avais-je découvert, voici cinq ans, Portovenere sur la baie de La Spezia et, l'an dernier, Sintra où il écrivit Childe Harold devant sa fenêtre ouverte sur la forêt. Il est évident que Missolonghi ne participe pas du même choix. Byron est venu là en 1824 pour offrir sa vie à l'indépendance grecque. La Mort a accepté cette vie. Mais la Mort est souvent sans goût, assez basse, mesquine pour tout dire. Elle a enlevé Byron dans une petite ville de province qui tourne le dos à l'entrée du golfe de Corinthe et baigne dans des lagunes malsaines. Des murailles qui sautèrent avec trois mille femmes et enfants, il ne reste plus que les pans, tristes, ébréchés. Et la ville elle-même est d'un ennui si rigoureux, si implacable que l'esprit en divague. Basse, étroite, tracée au cordeau, sillonnée le samedi soir d'une foule épaisse et noire qui déambule bêtement dans la rue principale. Sur la grand-place où l'on s'attend à trouver une statue du poète, se pavanent deux bustes d'honnêtes – trop honnêtes – héros en faux col. Missolonghi : le nom est d'une consonance qui, je ne sais pourquoi, m'enivrait. J'y voyais des terrasses décorées de pampres, des barques échouées sur la douce grève, une foule de couleurs, et je m'apprêtais à respirer dans l'air comme un relent de poudre. Hélas, non ! Missolonghi n'est plus qu'un mot perdu qui vogue tout seul dans le présent, dépouillé de ses charmes peut-être imaginaires, et c'est, plus haut, en Arta qu'il faut chercher un hôtel Byron violemment éclairé au néon rouge. Je dirais la même chose pour Thèbes, si la déception, là, n'était pas plus attendue. Y arriver en février, un jour de carnaval, est un autre genre d'ironie. Tout le fabuleux est demeuré dans le seul nom d'une bourgade agricole, lépreuse mais ocrée, plantée sur un mamelon qui découvre la Béotie : chant harmonieux de grisaille et de terre de Sienne que le soleil avive et déjà caresse de son souffle chaud. Oui, c'est là, c'est pourtant là... Des hauteurs de Thèbes on peut suivre la marche hésitante, à travers champs, d'Œdipe guidé par la petite Antigone, du héros aux orbites sanglantes, vaincu par son destin. Il avance dans la poussière, trébuche dans les sillons fraîchement creusés, s'accote, haletant, à un olivier dont l'ombre maigre le protège à peine, boit à une source qui portera son nom et reprend sa marche hagarde et fatale. Derrière lui commence l'orgie des crimes et des querelles. Le dos à Thèbes permet de croire que tout est encore intact, que le drame n'est encore qu'une menace. Libre à nous d'intervenir, de donner à la légende le petit coup de pouce qui l'aurait fait dévier, de prévenir Jocaste et Œdipe, et devant le vide énorme laissé par la légende brisée, de regretter notre intervention. On n'a pas le droit de sauver Marguerite Gautier avec de la pénicilline et le roi Marc avec des dragées d'Hercule. Œdipe doit tuer son père. Cette terre et ce ciel ont besoin des frères ennemis, du sacrifice d'Antigone et de Créon ou la raison d'Etat. Mais on ne saurait trop rêver : le cortège des chars de carnaval pénètre dans Thèbes. Et le premier – contrairement à ce que l'on pourrait penser – ne promène pas l'effigie de Jocaste pendue par le cou. Volent les confetti et les serpentins. Une bonne foule paysanne rit et trépigne. Des gendarmes verts avec des moustaches de bandits crétois, coiffés du casque des pompiers de Nanterre, règlent la circulation, imperturbables.

De Thèbes, nous avons couru à Chalcis où, en franchissant le col qui délivre la vue, si haïssables que soient toutes les comparaisons, je me suis souvenu de la descente parmi les mimosas sur Mogador. On se rend à Thèbes attiré par des relents de mythologie et on en part le cœur désolé. En revanche, Chalcis qui ne s'enorgueillit d'aucune fable, est un bonheur en soi, abandonnée paresseusement au bord de l'eau, coupée du monde par un chenal et un pont tournant. Derrière un rideau de filets bruns tendus entre les mâts des caïques de pêche, nous avons pris un café à côté d'un énorme Grec qui tétait son narghilé et rotait avec une égale satisfaction. Le jour tirait à sa fin. Le pont s'est ouvert pour laisser le passage à deux chalutiers. Nous prenions la mer, sur le S.S. Eubée, grande île flottante couronnée de neige à son sommet, creusée de vallées mauves, cernée de sapins et de cyprès noirs. Dans la lumière basse du crépuscule, le continent s'éloignait. C'était beau.

Mais Nauplie ? Elle dort tandis que j'achève cette page. Les vents violents qui labourent d'ordinaire le golfe d'Argos ne l'atteignent pas. Ville morte où les reliefs du passé résistent mal aux constructions tristement neuves. Un petit palais de pierre brune meurt à l'étroit entre un cinéma et un café éclairé au néon. Reste l'ombre du kastro de Palamidi, de Palamède le héros qui donna aux Grecs les clés de la navigation. Mais un héros, même follement ingénieux, ne suffit pas à immortaliser une ville, à la sauver du sommeil qui la noie. Nauplie ne doit plus d'exister qu'au décor qui se dresse et s'étale devant elle.


1 Force m'est d'avouer qu'après lecture et relecture de la nouvelle de Valery Larbaud, je n'y trouve pas trace d'un jeune Grec. Katsimbalis a-t-il confondu ?