Spetsai, le 5 mars.

Spiro nous attendait sur le quai de la Dapia, impatient. Notre absence lui a duré. Les nouvelles se sont accumulées pendant que nous étions sur le continent. Pour nous les raconter en paix à la maison, il a acheté sur sa maigre paye de la veille (il a déchargé un caïque de ciment) un « huit-pieds ». Ainsi traduit-il fièrement et fidèlement le nom grec de ces petits poulpes qui hantent les fonds rocheux de la côte, les octopodia. Maria l'a fait cuire la veille et Elefteria l'a mis au frais en attendant notre retour. A nous de fournir le résiné. Tandis que nous marchons vers la maison, Spiro m'apprend qu'il ne se passe jamais rien à Athènes et dans le reste du monde. Seule Spetsai a des histoires, un univers d'histoires. A peine arrivés, les valises encore bouclées, nous devons nous asseoir pour goûter des tronçons de poulpe qui baignent dans une huile poivrée. C'est aussi succulent que du homard. Le visage de Spiro s'irradie de bonheur, quand nous remercions en remplissant les verres.

– Pendant que tu étais pas là, il a pleuré une fois, dit-il. Un' p'tite fois. Ça c'est bon pour le jardin. Pas pour la citerne. Il faut pleurer beaucoup pour la citerne. Mais le bateau à l'eau, il va venir pour les fêtes. Il remplira les citernes des hôtels et la tienne, si tu veux.

Hélas, après l'orage d'hier sur Mycènes et Nauplie, le ciel est de nouveau clair, simplement plus lavé et plus lointain. Le printemps est en avance. Les amandiers qui ont secoué leurs fleurs se couvrent de feuilles et de fruits d'un beau vert-de-gris. Seuls restent nus les figuiers dont les branches torves et les troncs lisses d'un gris pâle silhouettent la campagne d'inquiétants monstres qui me font penser tantôt à un entrelacs de trompes d'éléphants, tantôt à ces objets hétéroclites que l'on retire des fontaines pétrifiantes. Qu'il ne « pleure » pas plus et nous aurons un printemps presque sans fleurs.

– Les trois autres qui écrivent un livre, ils sont partis avant-hier sur le bateau, dit Spiro. Il y en a un qui était tout triste. Il se mouchait.

Je pense que nous avons vécu deux mois dans des maisons voisines et que nous n'avons pas échangé un mot, à peine des regards sans curiosité. La vaccination est en bonne voie... En plus d'une brève ondée s'est déroulée une aventure extraordinaire pour l'île. Une des deux hardes amenées en avion à Spetsopoula pour Niarchos s'est évadée. Chef en tête, la harde a traversé le bras de mer et nagé les trois cents mètres qui séparent l'îlette de Spetsai. Nikolos, le loueur de chevaux, était sur le pas de sa porte quand il a vu la troupe arriver. Il les a d'abord pris pour des mammifères marins et ne les a reconnus que quand ils ont mis le pied sur la plage et se sont enfuis au trot vers la pinède qui couvre l'extrémité sud de l'île. Prévenu par radio, Niarchos a envoyé par avion spécial des gardes-chasse allemands qui ont dirigé dans Spetsai une équipe de rabatteurs. Mais la harde est passée à travers le filet. On n'a retrouvé encore que deux faons. Les autres se cachent dans les bois pendant le jour et descendent la nuit ravager les champs où le blé est déjà haut, et ronger les jeunes arbres. Parfois, un berger les aperçoit, mais nul n'a pu les approcher. Et, depuis deux jours, un autre malheur a fondu sur la ménagerie du milliardaire : les oiseaux, mal acclimatés ou victimes d'une épidémie, meurent par dizaines : cent avant-hier, deux cents hier, trois cents ce matin. Un vétérinaire américain doit arriver par avion pour vacciner les survivants.

Spiro est content. Il nous a tout raconté, le premier, et nous avons mangé son « huit-pieds » accompagné de force verres de résiné. Et peut-être à sa précipitation, à son plaisir de nous informer, puis-je mieux mesurer ce qui est important et ce qui ne l'est pas, ce qui compte pour les uns et ne saurait même exister pour les autres. Les journaux français que nous rapportons d'Athènes sont aux trois quarts remplis des fiançailles de la princesse Margaret, événement considérable qui alimente l'état de stupidité dans lequel on entretient le monde. Spetsai l'ignore sans éprouver aucune frustration. Je n'ose même pas poser la question : qui a raison ? C'est trop criant. D'un côté la surexcitation à vide, la sentimentalité imbécile, l'inattention complète à tout ce qui importe. De l'autre, un univers où la pluie, le scandale du voisin, une harde en folie, le passage d'un blanc d'anchois remplissent si bien le temps que les insulaires ont perdu toute antenne avec le drame qui se joue en dehors d'eux dans la folie, l'abêtissement et la psychose de la technique.

7 mars.

Chaque après-midi ou presque le Néraida apporte une lettre de Chardonne. Cela commençait en janvier par : « En décembre prochain, nous irons en Grèce. Là où vous êtes. Un seul endroit, mais par avion. » Un peu plus tard, les précisions venaient : « Nous irons en Grèce, avril prochain, quinze jours (avion ou train). Le plan du séjour est défini : un jour à Athènes ; coup d'œil sur l'Acropole. C'est tout. Et puis le reste, dans un endroit à choisir, où nous demeurerons. Une toute petite ville, ou village plutôt en pleine vie locale et agreste ; une île (très proche du Pirée) ou bien un village sur la côte, près d'Athènes. Pour l'hôtel, un seul luxe est souhaité : silence des voisins. Dans les hôtels, je ne mange rien. C'est cet endroit que C. voudra bien trouver pour nous. » L'endroit trouvé – Spetsai – la maison silencieuse offerte – la nôtre – une grande valse hésitation a commencé. « Nous sommes les gens les plus accommodants qui soient. Un seul point chatouilleux : le silence dans la nuit ; aucun palace n'offre ce luxe. Cela vient : 1o de la sensibilité au bruit de la nuit, chez Camille (si elle est réveillée, elle ne s'endort plus) ; 2o de mon bon cœur qui compatit. Vous proposez deux chambres chez vous. Ce serait parfait si nous n'avions pas le sentiment d'apporter la terreur. On n'est à l'aise que si on ne gêne pas les autres. » Rassurés sur ce point, les voyageurs ont médité l'itinéraire. La Caravelle supprime les distances entre Paris et Athènes, mais reste le trajet du Pirée à Spetsai, car : « Le moindre bateau fait chavirer Camille. C'est le mal de mer à coup sûr. Cela peut la démolir pour quinze jours. Cela ne sera drôle pour personne. Voilà le point grave. Cela peut tout gâcher. Il faut considérer ce risque sérieusement. » Aussi une nouvelle lettre apporte-t-elle une solution. Camille, craignant la fatigue possible de l'avion, se reposerait à Athènes et il viendrait nous voir seul à Spetsai pendant deux jours. La solution lui plaît déjà. Il en arrondit les angles. « J'irai vous voir deux jours. Camille viendra peut-être, et alors ce serait quelques jours de plus. Mais cela ne se décidera que sur place. Il ne faut pas en parler avant. Elle ne peut pas avoir l'idée de la femme qu'elle sera à ce moment-là, ni moi. » Hélas, ces beaux projets s'écroulent : « Nous n'avions pas tout prévu. Il m'a fallu deux mois pour deviner que l'avion donne le mal de mer à Camille et qu'elle en a la terreur. Tout lui donne le mal de mer. Si j'avais compris, l'idée ne me serait pas venue d'aller en Grèce. En tout cas, c'est une date pour moi. Je sais à présent que je ne sortirai plus de La Frette. Reste à cultiver ma tombe. » Trois jours après le découragement cédait sa place à l'esprit de décision : « Attention ! Changement ! Il est possible et même il est probable que j'irai seul en Grèce. Il faut seulement que Camille me persuade qu'elle supportera bien une absence de dix jours, à quoi elle est presque parvenue. Dans ce cas, tout est simple. Je reste deux jours à Athènes ; je prends le bateau ; je reste huit jours chez vous ; et je reviens à Paris. » Le lendemain, il semblait bien que Camille l'avait déjà persuadé. On en arrivait aux détails : « Une certitude : j'irai vous voir huit jours. Il n'y aura pas à se soucier de moi. La Caravelle me plaira beaucoup et la suite sera facile. Il suffira que vous et Morand (il me l'a proposé) vous me recommandiez au directeur de l'hôtel d'Athènes. On lui dira qu'il doit veiller sur un écrivain notoire, assez fragile et un peu infantile, car j'arriverai éberlué. Il me fera conduire au bateau, le lendemain. Après, je serai un homme, et tout se passera bien. » Une semaine encore et il était enfin persuadé que « Camille supporterait fort bien son absence et même saurait en tirer parti ». Comme je proposais à Camille de se bourrer de dramamine pour voyager sans angoisse, Chardonne était sceptique : « Le progrès, c'est beau. La mer, l'avion sans douleur ; l'accouchement sans douleur. Reste à trouver la pilule conjugale. » Et, un après-midi, nous arrive la décision ferme qui ne tient aucun compte du fait qu'à cette date exacte je me trouverai pour huit jours à Paris. « Je prendrai la Caravelle le 3 avril. Vous serez là ou non. N'ayez aucun souci pour moi. L'important c'est que le directeur de l'hôtel de Grande-Bretagne soit prévenu. Je lui écrirai, mais il doit être avisé qu'un pacha débile, du nom de J.C., descendra chez lui, incognito, et qu'il doit veiller sur ses pas, pour éviter toutes complications internationales. »

Au fond, je me demande s'il a jamais eu l'idée, sinon l'envie de venir maritalement. L'aisance avec laquelle il s'est laissé convaincre que Camille supporterait bien son absence donne à réfléchir. Toujours est-il que le voilà tombant du ciel dans notre vie, apportant son style sur cette île qui n'en a jamais connu de pareil. C. est inquiète : « Il va s'ennuyer tant que tu ne seras pas là. » On pourrait aussi craindre que nous nous ennuyions quand il ne sera plus là. Sa conversation comme ses lettres sont des livres. On y puise au hasard mille richesses qui scintillent dans les raccourcis, une information qui tient du miracle quand on le sait aux trois quarts reclus dans sa maison de La Frette. Que sera la Grèce pour cet homme plus curieux des êtres que des choses ? Il peut la trouver horrible et – si plein de tact qu'il soit – nous la gâcher. Qu'il l'aime et c'est nous qui l'aimerons, lui, un peu plus ! Quel pari !

10 mars.

Le matin, je vais me faire couper les cheveux par Panayotis dans sa petite boutique du port, sous le bureau de la police maritime. C'est sans doute le moins riche des neuf ou dix salons de coiffure du village, un pour trois cents habitants et toujours occupés par des barbes dures, des moustaches à tailler, des cheveux à gominer. La population masculine est plus coquette que la population féminine. Ou bien les femmes ne confieraient-elles pas leur chef à des mains d'homme puisqu'il n'y a pas de femmes qui travaillent ici, ni serveuses dans les restaurants ni vendeuses dans les magasins, et que la seule qu'on puisse apercevoir derrière un comptoir est la caissière du cinéma, une personne qui a eu des échappées sur le monde occidental, blonde platinée vêtue d'épais chandails angoras, d'ailleurs assez bien de son buste, qui a le type exact de cette race assez méconnue sur laquelle il faudra bien qu'un jour les sociologues se penchent : les employées de Prisunic. Panayotis n'est pas souvent à sa boutique. Quand j'arrive, un commis part le chercher dans un des cafés du port et il accourt, le sourire aux lèvres sous sa grosse moustache crétoise, une brochure à la main, car il a entrepris de lire tout Zola qui paraît en feuilleton dans un affreux magazine illustré. Nos conversations sont limitées par la pauvreté de mon vocabulaire grec, mais sur la chaise voisine il y a toujours un marin de Niarchos ou un pêcheur qui a navigué et parle anglais, italien ou espagnol. Alors nous échangeons des ports : Rouen contre Vancouver, La Spezia contre Smyrne, Barcelone contre Liverpool, Rotterdam contre Hambourg, un peu distraitement de ma part souvent car Panayotis a fixé au mur, avec des punaises, une belle collection de cartes postales en couleurs représentant des pin-up internationales. Et depuis trois mois que je viens, mon regard se fixe irrésistiblement sur un derrière qui donne à penser : celui de Sophia Loren. Immense, agressif et prometteur, il occupe mes réflexions pendant les claquements des ciseaux de Panayotis qui commande vite du café que je fais suivre d'ouzo. C'est Vangeli qui les apporte de la taverne voisine, sur un plateau. Vangeli est mon ami depuis notre arrivée à Spetsai quand il nous a vendu des cacahuètes, car il fait tous les métiers. Nous ne parlons guère, mais du plus loin qu'il me voit il accourt et mon plaisir est de passer la main sur sa tête ronde aux cheveux noirs et drus coupés ras. Dans l'île, il se livre à tous les métiers que commandent les circonstances où les saisons : cireur de chaussures, coursier, micro1 des tavernes, marchand d'amuse-gueule, de marrons chauds (là il est l'auxiliaire de Yannis-la-casquette, un malin à la moustache d'Hitler et aux oreilles décollées), porteur de valises à l'arrivée des bateaux. Son père, un ivrogne, l'attend le soir pour rafler la recette et retourner au bistrot. Alors Vangeli n'est pas toujours à l'heure. Il traîne une partie de la nuit, couche dehors, frileusement serré dans son blazer dont le bleu tourne au violet, cadeau d'un petit-bourgeois d'Athènes. Son visage rond aux joues lisses et brunes est creusé de deux profondes fossettes, et de longs cils frisés voilent son regard noir. On ne l'aime qu'à moitié : il est spetsiote par son père, et macédonien par sa mère qui en a eu assez des coups et qui est repartie un beau matin pour le Nord avec le dernier-né.

Ce qu'il y a entre Vangeli et moi, je l'exprimerai mal. Une entente secrète ne s'explique pas. Quand Vangeli rencontre C., il lui demande où je suis et repart comme s'il allait me voir. Jamais pourtant il n'a franchi le portail de la maison et il faut des ruses de Sioux pour qu'il accepte – non de l'argent, il n'en est pas question – mais un gâteau, une sucrerie, un fruit après lequel il disparaît à toutes jambes. Impossible de le faire aller à l'école. Il sait à peine écrire et lire. Il ne fera jamais de progrès. La loi c'est qu'il gagne la vie de l'ivrogne, avec de multiples petits commerces d'une ingéniosité sans cesse en éveil. Dur aux coups, dur à la peine, obstiné, travailleur, nourri de rien, d'une honnêteté insensée, vers quel avenir va cet enfant ? Il m'arrive de me dire que si j'étais riche, nous l'achèterions à son père pour l'emmener en France, lui apprendre un métier, lui offrir la chance qu'il mérite. Mais voilà, je ne suis pas riche et je ne le serai sans doute jamais, ce qui exclut l'idée de garder avec soi l'enfant qu'on aimerait avoir eu.

Quand Panayotis a fini de me couper les cheveux en escalier, nous allons ensemble paresser à la terrasse de la taverne voisine. Il est midi. Le port est calme. Un pêcheur bricole son caïque. Nous buvons un nouvel ouzo et Spiro apparaît comme dans les miracles, toujours un peu jaloux de mes amitiés avec les autres Spetsiotes, prêt à me dire qu'un monsieur comme moi ne se commet pas avec le coiffeur ou Yannis-la-casquette. Ce dernier m'étonne par ses silences et la ruse de son regard. Toujours à traîner d'une chaise à l'autre, avec son panier d'osier sous le bras, vendant de temps à autre avec mépris un paquet de pistaches ou de graines de pastèque, retroussant sa babine supérieure sur deux grandes et uniques dents de lapin quand il approche de ses lèvres un verre d'ouzo, offrant sans conviction de payer la dixième tournée ou partant sans plus d'explication car le bateau de treize heures est en vue et vient de doubler le cap qui nous cache Ermioni sur la côte du Péloponnèse. Des marrons chauds de l'hiver, le voici maintenant aux friandises du printemps. Cet été, il vendra des sorbets aux baigneurs. Spiro ne l'aime pas. Mais qui Spiro aime-t-il ? En vérité personne. Son amitié est ombrageuse. Il est le premier à nous avoir parlé et il voudrait rester le seul. Que C. ait appris suffisamment de grec pour pouvoir se passer de ses traductions fantaisistes l'irrite grandement, et dès qu'elle se promène en ville et entre dans un magasin, il la suit, traduit d'autorité les propos les plus banals, et commande pour elle une boîte d'allumettes ou une carte postale en engueulant proprement le marchand parce qu'il n'est pas assez rapide. Cet intermédiaire coléreux pourrait nous valoir des inimitiés, mais on connaît Spiro. Ce n'est pas un Spetsiote, c'est un Turc de la lointaine Constantinople, il a le goût de l'autorité que n'ont pas les autres, et quand on décharge un bateau de ciment, il joue au caporal sans pour autant fainéanter sur sa part de travail.

Il n'y a guère qu'une personne qui lui sourie au nez, c'est notre Elefteria. Les ordres de Spiro ne l'émeuvent pas quand chez nous il se carre dans un fauteuil et commande sa bouteille de résiné. Je perçois même de l'ironie dans les réponses d'Elefteria, un léger clin d'œil à notre adresse. Spiro n'est pas sans le savoir, mais elle a beau être la meilleure amie de sa fille Maria, il n'en parle pas moins d'elle avec une nuance de dédain. Ce n'est pas Maria qui travaillerait chez des étrangers, et même pas chez des Grecs ! Car Maria se prendrait facilement pour une dame. Le dimanche, elle part pour la messe sur ses talons pointus, drapée dans un beau manteau de laine, les cheveux bouclés, les lèvres et les joues rosées, son sac en « vrai » cuir pendant au bout de son bras. Cette munificence, elle la doit à son frère qui navigue et envoie régulièrement une partie de sa paye pour la dote de sa sœur. Quant au vieux Spiro, il porte encore, les grands jours, son costume de noces et dans la semaine ses loques qui nous sont chères. Maria ne sait rien faire, ni tricoter ni coudre, à peine laver. Elle n'aiderait pas sans honte Spiro à trier la montagne d'oignons que le frère, lors de son dernier passage à Spetsai, acheta pour monter un commerce et que le père ne put jamais revendre. Les oignons sont là dans un hangar, germant et pourrissant, au grand désespoir de Spiro qui n'en finira jamais de les trier et les céder au kilo à bas prix. Mais Maria est une dame. Si elle veut trouver un mari, elle doit garder les mains blanches et non crevassées et ridées comme celles d'Elefteria qui lave notre linge, nettoie la maison et cuisine gentiment. Il est vrai que si Elefteria ne travaillait pas, elle vivrait de l'air du temps. Michaelis, son mari, souffre d'une affection chronique : une inguérissable inappétence au travail. Long, maigre, la bouche rendue terrible par une moustache en balai, il a la voix molle des malades. Du moins pendant le jour, car, la nuit, s'il lui arrive de s'égarer dans une taverne où l'on joue du bouzouki, les forces lui reviennent et sa voix s'affermit. N'importe, ce couple s'aime, mais d'une manière secrète. Un regard seul le laisse deviner. Il est vrai qu'Elefteria n'est pas d'ici, mais de Santorin où tout ce qui lui restait de famille a péri lors du dernier tremblement de terre. Transplantée parmi ces Spetsiotes à l'origine albanaise, elle, une Grecque, une vraie Grecque des Cyclades, elle ne sera jamais accordée à eux. De jour en jour, depuis que nous sommes là, je sens que nous gagnons son affection, qu'elle sort de sa réserve et s'acclimate. Quand nous partons deux ou trois jours, elle prépare pour notre retour une montagne de ces gâteaux que j'aime, les melamakarona, au miel et à l'orange. C. lui donne des blouses, des chandails. Elle remercie, les emporte, mais jamais nous ne la voyons les mettre. Ce sera pour après, pour quand nous serons partis, par une intuitive discrétion, pour ne pas s'habiller comme Madame. Sans argent, elle est toujours impeccable, nette comme une femme de chambre de grande maison, et ses enfants sont vêtus comme des enfants de bourgeois. C. lui a demandé comment elle faisait pour vivre quand il n'y avait pas d'étrangers comme nous pendant l'hiver. Des dettes. Elle s'endette chez tous les commerçants et rembourse à la belle saison, travaillant quatorze heures par jour chez des particuliers ou au grand hôtel Poseidon. Michaelis – pas de chance – ne trouve pas de travail, et quand par hasard il en trouve, il n'est pas, ce jour-là, en état physique de s'y livrer. Il a fallu du temps pour découvrir la seule ambition d'Elefteria : un bracelet-montre. Lorsqu'il était steward sur un transport grec, Michaelis a fait escale à Marseille où il s'est acheté une montre qui marche toujours. Il n'y a que les montres françaises, assure-t-il. Elefteria veut une montre. La sœur de C. lui en apportera une ces jours-ci. Le seul point délicat est qu'Elefteria ne saura pas quoi en faire. Elle n'a appris ni à lire ni à écrire, ce qui lui vaut les sarcasmes de notre Yannis.

Celui-là est un bienheureux : toujours gai, toujours riant, d'une activité folle, pompant l'eau d'un bras d'haltérophile, bêchant et semant les six ou sept jardins des maisons dont il a la garde, courant les magasins pour nos achats ou ceux de Mme K... quand elle est là, cumulant toutes les fonctions dans l'île, son honnêteté scrupuleuse lui ayant valu des étrangers comme des Athéniens en villégiature une confiance illimitée. Spiro – est-il besoin de le dire – ne l'aime pas. « Il travaille trop ! dit-il avec un peu de mépris. Ça ne se fait pas quand il y en a qui ne travaillent pas assez. » En réalité – nous l'avons compris – Yannis a joué et gagné une partie qui agace les autres. Dans une île où tous volent un peu, autant par plaisanterie que par goût, il ne carotterait pas un centime. Est-ce loyal ? C'est là la question posée avec mépris par Spiro qui nous dit que toute la famille de Yannis est pareille et que, de père en fils, on les a surnommés les Passalara, mot indéfinissable, dérivé de « pacha ». Andréas, son plus jeune frère, est revenu la semaine dernière du tour du monde à bord d'un cargo sur lequel l'avait placé Maïa. Il est habillé comme un monsieur : pardessus mastic, grosses chaussures de daim, perle à la cravate, cheveux blonds frisés et gominés. Il a rapporté trois mille dollars qui sont en sécurité à la banque. Les filles le lorgnent, mais Andréas ne pense qu'à repartir pour augmenter son magot et la prochaine fois s'acheter un caïque. Quand il passe devant la table où je bois le énième et dernier ouzo avec Panayotis et Yannis-la-casquette, il s'arrête, tend la main : « Buenos dias ! Comé sta ? » car il mélange agréablement l'espagnol et l'italien, mais ne trinque pas avec nous. Les Passalara ne touchent pas à l'alcool, il en irait de leur réputation.

Angelos, le fruitier, n'a pas les mêmes scrupules. Il est si couperosé qu'au début je le prenais pour un Anglais. Maigre et lugubre, il boit seul à la table voisine, après nous avoir fait signe. Son histoire est triste : il avait un beau commerce, sa femme est morte, il a commencé à se saouler pour passer le temps et maintenant les affaires périclitent. Des ardoises sérieuses l'attendent dans les différentes tavernes de Spetsai. Il paiera en vendant sa boutique, mais alors comment vivra-t-il ? J'aimerais lui parler. Ses yeux d'un bleu glauque implorent comme ceux d'un cocker larmoyant. Quelque chose de désespéré émane de lui, que j'ai du mal à supporter. Les Spetsiotes se moquent de sa silhouette et de son apathie, presque tous du moins car notre Yannis et Panayotis ont pitié, le premier lui distribue un peu de notre manne en achetant chez lui, et le second offre un verre. Car Panayotis a du cœur et quand il m'explique qu'il connaît l'histoire de la Dame aux Camélias, il figure de deux doigts sur ses joues le sillon des larmes que Marguerite Gautier lui a fait verser quand il a lu le récit de sa vie en bande dessinée dans le journal d'Athènes.

Il faut l'arrivée du bateau pour nous interrompre. Les tables se vident. Yannis-la-casquette est déjà sur le môle, prêt à monter pour vendre ses amuse-gueule aux passagers qui vont à Leonidion ou repartent aussitôt pour Hydra. Vangeli, le petit Macédonien, frotte ses mains de sable pour s'apprêter à porter les valises. Spiro ajuste ses verres fumés et donne quelques ordres. Notre Yannis et son frère ont, eux, toujours un commerce avec l'un des marins du bateau qui apporte du tabac, des graines du Pirée. Nikos le postier pose nonchalamment à terre le sac du courrier. Le capitaine de gendarmerie sort de sa tanière pour repérer qui va et vient dans son île sur laquelle il exerce une surveillance, je dois dire discrète. Sarandos, le restaurateur, pousse son ventre en avant, les mains dans les poches du veston qui bat. Un moment toute l'attention de l'île se porte sur le Néraïda, le Saronis ou le Pindos qui accoste sans bruit, jette sa passerelle de bois et agite l'eau verte de la darse. Le continent fait une incursion jusqu'à nous.

12 mars.

Un froid inattendu est tombé. La mer bat la jetée. Le vent souffle. L'olivier brûle mal dans la cheminée. Il faut y mêler des bûches de pin qui s'embrasent comme des allumettes et suintent la résine. Près du feu, je reste une partie de l'après-midi dans la maison morte, les poèmes d'Elytis ouverts devant moi, le texte grec face à la traduction de Robert Levesque.

 
 

Il n'y a qu'à fermer les yeux. Un ciel voilé, une bourrasque rendent plus sensible encore au souvenir la Grèce chaude et immense sous son ciel bleu, que j'ai déjà goûté.

 
 

La sensualité est plus saine que dans Cavafys, violente et suave à la fois, glorieuse aussi : moins de décadence et plus de grâces rendues à la Nature. Dans les poèmes d'Elytis se promènent de grands corps chauds et brûlés de soleil (« O chair d'été, nue, brûlée – Mangée par l'huile et le sel... »), des êtres qui se glissent dans la nature et s'y fondent avec émerveillement, des nymphes que l'appétit du poète réincarne et enrobe de grâces terrestres. Il me semble qu'en d'autres pays la poésie d'Elytis paraîtrait naïve, qu'elle daterait sans doute, mais la Grèce dépouille de toute puérilité ce qui chante – éternellement – le plaisir des sens et dans le cœur et le désir des hommes ce quelque chose d'éperdu et de confiant qui crie toujours au bonheur. Je reprends la première page :

 

Si ces vers ne résonnaient pas en moi, en qui résonneraient-ils ? Il me semble que je les écoute après les avoir relus, repris en contrepoint par la voix de basse du Colosse mâchant et roulant dans le gouffre de son gosier gargantuesque les cailloux des syllabes grecques.

14 mars.

Despinis Matina, la dentiste, tambourine à la porte. Nous ne l'apercevions plus guère depuis quelque temps. Pour un oui ou pour un non, elle ferme son cabinet de consultation, prend le bateau, passe la nuit au Pirée, revient le lendemain, repart sur la côte avec le caïque de l'aube qui transporte du lait, arrache une dent à Kranidi, encourage l'équipe de football d'Ermioni contre celle de Porto-Kéli, apparaît sur la Dapia, grignote des gâteaux chez le pâtissier, s'enferme dans sa petite maison repeinte à neuf près de l'ancien port, y hurle à tue-tête des chansons d'amour accompagnées par un disque, dîne dans une vieille taverne où avec Nikos le postier, au son d'un transistor, elle danse une gigue qu'elle baptise rock-and-roll, puis repart soudain sur le bateau sans se soucier que chaque traversée, même la plus calme, lui donne le mal de mer. Un tel rythme d'existence n'entre pas dans nos mœurs et malgré ses nombreuses offres de participation à des piqueniques, nous nous cachons plutôt quand elle apparaît à l'horizon. Mais cette fois, il faut bien l'accueillir, lui offrir un ouzo qu'elle refuse (« Je deviens toute rouge »), un verre de résiné (« Non, j'ai mal au foie »), un jus de fruit qu'elle boit, l'auriculaire dressé, gourmande.

– Vous allez à Paris ? me demande-t-elle.

Comment le sait-elle ? J'ai eu l'impression de ne l'avoir dit encore à personne, d'être si peu certain du courage qu'il me faudra pour quitter Spetsai huit jours, que je tiens secret un voyage déjà remis plusieurs fois, si bien que je passerais pour le professeur Cosinus. Mais Matina est certaine de ses renseignements et elle vient passer commande de frivolités : des bas de soie, des cartes à jouer en plastique, un jupon, un foulard, un petit clip représentant une tour Eiffel... Je promets et elle repart contente, rêvant déjà à ces articles de Paris qui lui conquerront des cœurs nouveaux, ou peut-être un seul cœur, car elle ne doit pas être complètement déraisonnable et sait que le temps a passé.

Spiro, informé lui aussi, n'a fait qu'un vœu plus modeste. Il voudrait que, de là-bas, je lui envoie une carte postale représentant Paris, la tour Eiffel de préférence, bien qu'il ne sache pas exactement ce que c'est. Je promets aussi, mais Spiro est au fond du cœur un désenchanté :

– Tu dis, tu dis et tu feras pas. Tu es comme l'Hollandais.

Non, non, je ne suis pas comme le Hollandais qui a passé un été à bavarder avec Spiro, a juré qu'il enverrait une carte dès qu'il serait de retour à Rotterdam et finalement a oublié son ami grec qui est allé pendant des semaines et des semaines chercher sa carte au bureau de poste. Quelle amertume ronge le cœur de Spiro ! Il n'y a plus de vraie amitié en ce monde. Pourtant le Hollandais paraissait être un honnête homme et sa carte postale aurait éclairé Spiro sur le voyage qu'il projette quand il aura gagné à la loterie.

– Quel voyage, Spiro ? Je croyais que nous allions tout boire au Pirée.

– Après, après... Je dois aller Hambourg. J'ai une affaire là-bas.

– Une affaire ?

Il cligne des yeux, vieux renard.

– C'est mon sœur. Elle a marié un Allemand en 1925.

– Elle t'écrit ?

– Non, jamais. Il faut que j'aille voir. Tu m'écriras de Paris ?

J'en fais le serment.

22 mars.

Notre popularité, déjà bonne dans l'île, s'est encore améliorée depuis une huitaine de jours après l'arrivée de la sœur de C. L'événement était attendu. Une jeune fille qui voyageait seule ? Sans savoir un mot de grec ? Saurait-elle trouver le bateau du Pirée ? Apporterait-elle la montre promise à Elefteria ? Comment était-elle ? Brune ou blonde ? M... est arrivée un jour en fin de matinée, ayant surmonté toutes les difficultés et séduit le capitaine du Saronis qui lui a fait faire les cinq heures du voyage sur la dunette, au poste de pilotage. Les badauds habituels du port l'ont mesurée du regard et elle a été acceptée tout de suite. La vérité oblige à dire qu'elle n'est pas maigre. Sa venue a suscité des remous fort compréhensibles. Une aussi belle personne réveille les imaginations endormies. Deux ou trois fois, Nikos a bravé la fatigue des cinq cents mètres qui séparent la poste de notre maison pour nous apporter le courrier que nous nous résignions auparavant à passer prendre nous-mêmes. Lambros, le poissonnier, est tout sourire. Impossible de passer avec M... devant une taverne sans être hélé par dix amis. Elefterio le tailleur a baissé ses prix pour lui couper un pantalon. Il y a eu plusieurs essayages. Notre Yannis a tenu à lui donner des leçons de grec. Le capitaine de gendarmerie – un célibataire dont la sœur tient la maison – nous a rendu visite sous le prétexte futile que nos permis de séjour ont besoin d'être renouvelés. Nikolos a prêté le meilleur de ses canassons à M... et je soupçonne Panayotis de se plonger dans des revues scientifiques afin d'apprendre l'art des permanentes et d'ouvrir un salon de coiffure pour dames. Un peu de cette gloire rejaillit sur nous, mais complique nos relations avec Spiro qui surveille jalousement les fréquentations de M... A-t-elle accordé un sourire en réponse au bonjour de Lambros ou échangé trois mots de sabir avec Andréas qu'il vient nous en faire rapport, ayant tout vu derrière ses verres fumés.

– Ça, c'est pas bon pour une jeune fille. Pas bon. Elle pourra pas se marier.

Depuis trois jours, heureusement, la surveillance de Spiro s'est un peu relâchée. Il a trouvé un nouveau « camarade » en la personne de Bernard George que nous a déposé sur la Dapia le bateau du samedi soir. Certes, je reste son « ami », nuance qu'il souligne bien, mais le « camarade » compte aussi, d'autant plus que Bernard est debout aux aurores et ne dédaigne pas d'ouvrir la première taverne avec Spiro jeté à bas de son lit par les insomnies. Ainsi devisant, ils conduisent la matinée à un terme assez avancé pour que je puisse les rejoindre. Ce xenos – le Grec n'a qu'un mot pour désigner celui qui n'est pas de son village, l'étranger – risquait d'apporter à Septsai un air de Paris dont nous n'avons aucune envie. Le connaissant à peine, je m'inquiétais. Mais sa lettre-question était gentille. « Connaissez-vous un endroit en Grèce où je puisse m'installer pendant quelques semaines, avant et après une croisière dans les Cyclades, et travailler pour moi après avoir travaillé pour les autres ? » La première tentation aurait été de l'envoyer à Rhodes ou quelque autre île éloignée. La seconde était de dire : « Venez à Septsai. Il y a un bon hôtel. Nous nous verrons quand ça nous plaira. » Il est venu : l'hôtel s'appelle Star pour appâter les éventuels touristes anglo-saxons et tout y est neuf, ce qui ne veut pas dire que robinets, verrous et interrupteurs marchent. De son balcon, Bernard George surveille la Dapia et les terrasses des tavernes. Il y a toujours une table de libre quand l'inspiration ne le visite pas. Saisi d'un beau zèle les deux premiers jours, il se relâche un peu déjà. Le charme opère sur ce personnage pourtant lunaire qui, l'après-midi, part avec un livre se vautrer sur une petite plage en face de Septsopoula. J'admire qu'il puisse lire encore avec passion alors que les livres m'ont quitté un à un depuis mon arrivée. Nous parlons des journaux et des maisons d'édition. Voilà un monde aussi que j'ai oublié. De la politique ? Elle s'est désormais vidée de tout espoir. Restent les instants. J'admire qu'ici au rebours de la France, ils ne tirent pas leur goût de leur fragilité. Les journées en sont riches : promenades à cheval au sommet de l'île et sur les plages de l'autre versant dans le maquis des gentianes, crépuscules bleus d'une poignante beauté, arrivée du bateau blanc, Matina la petite borgne qui passe en chantant le dernier air de Nana Mouskouri, parfums du jasmin et de la fleur d'oranger, verre de résiné frais ouvrant le repas, mot que l'on trouve soudain, presque au hasard, pour s'avouer heureux. Le xenos a deviné tout cela et on voudrait, pour cette compréhension si rapide et cette sensibilité, le remercier d'être venu.

24 mars.

Le Saronis débarque un flot de voyageurs disparates qui viennent respirer Pair de l'île après s'être confinés dans des bureaux ou des usines, les premiers touristes et les premiers appareils de photos et enfin le ventre de Katsimbalis, ce sympathique ballon de rugby en équilibre sur deux jambes courtes, cette stèle sur laquelle le buste large et puissant annonce une tête que je découvre tout d'un coup être celle de Raimu. Comment ne pas s'en être aperçu plus tôt ? Il ne ressemble pas à Raimu. Il est Raimu, avec les grimaces, les haussements de sourcils, la bouche mince, le visage glabre et lisse. C'est criant comme si, au bord de la Méditerranée gréco-latine, il n'y avait qu'un seul type de beau parleur héroïque. Derrière suit, mince, l'œil souriant, déjà équipée pour une randonnée dans l'île, sa femme Aspasie, qui préfère qu'on la prénomme Spatch. A peine le colosse a-t-il mis le pied sur le môle que je nous sens partis pour trois jours d'histoires mirobolantes. Ce n'est pas trop de dire que j'en ai soif. Les parleurs me procurent un doux vertige. Le mécanisme qui les anime plonge dans l'admiration les naïfs qui ruminent et lâchent un mot par-ci par-là. Il y a du diable là-dessous et une des formes les plus généreuses de l'inspiration : la gratuite. Katsimbalis ne récite aucun de ses livres puisqu'il n'en a écrit aucun, et qu'il n'en écrira pas plus. Il se répète sans doute, mais qui le saura à part l'adorable Spatch dont l'indulgence a quelque chose d'inhumain ? Katsimbalis au cœur ouvert renouvelle ses auditoires. Il est à prévoir qu'il en trouvera toujours de frais qui l'écouteront bouche bée et qu'il y puisera, comme à une source intarissable, cette éternelle attention des badauds sans laquelle les mythes ne prendraient jamais corps.

Le drame de Katsimbalis, je ne le décèle qu'à table. Là, se déroule une tragédie cornélienne : parler ou manger. Comment concilie-t-il les deux ? Le rythme des repas s'en ressent et les plats refroidissent. Il est vrai que ce n'est pas un crime en Grèce où l'on mange tiède. En revanche, cette méthode permet de boire sérieusement sans verser dans la divagation : une gorgée de résiné accompagne un morceau de poisson, éclaire la voix au lieu de l'assombrir. Katsimbalis à table, c'est la vie qui prend son temps. Et le temps grec est immense, merveilleusement élastique. Il distend les journées qui, commencées à l'aube, s'assoupissent un moment l'après-midi, et repartent avec des forces nouvelles à l'assaut du soir et de la nuit. Il a commencé, il y a quatre mille ans, à Cnossos et il continue encore. Rien ne me dit qu'il n'a pas encore quatre mille ans à vivre. Avec un passé pareil, il a des ressources et confiance en soi. Il n'est pressé par aucun impératif moderne. Il lui faudrait s'appuyer à un ciel et il ne trouve que l'espace, à un mur et la Grèce est ouverte sur la mer. Le regard et la pensée rebondissent d'île en île jusqu'à la Crète au moment où les yeux les plus perçants rencontrent le vide avant l'Afrique. Le temps grec n'a pas trouvé sa mesure. Et où la trouverait-il ? Présent et passé se confondent. Demain, nous allons célébrer la fête nationale grecque et ce sera l'Annonciation. Et l'Annonciation est la date clé des mystères d'Eleusis. A cheval nous grimpons jusqu'à une chapelle qui domine toute l'île : Prophitilias (prophète Elie) et nous savons que dans toute la Grèce le culte d'Elie est installé à la place du culte d'Ilios, le soleil. Le Vendredi Saint est lui-même un jour confus, beaucoup d'orthodoxes croyant célébrer la mort d'un certain saint Antoine qui fut, dans l'Antiquité, la mort d'Adonis. Qui ne s'y perdrait pas ? En voyant Katsimbalis reprendre sa respiration et partir à l'aventure sur la mer des images et des mots, je comprends qu'il faut se soumettre, s'enflammer, avoir froid et faim, manger du fromage blanc sur un caïque en perdition, boire un résiné frais après une ascension démente du Lycabette en plein mois d'août, risquer la mort entre Mykonos et Délos dans une barque démâtée où vomit un âne, tranquillement lire Verhaeren au fond d'une tranchée sous un déluge d'acier et de feu, ou aimer une lépreuse, la nuit, dans les halles de Montpellier.

Et à peine sommes-nous assis à table devant des biftèques au thym, que voici l'histoire du cauchemar de Katsimbalis, de la maison hantée, de Paris couvert d'un tel brouillard qu'on n'y voyait pas à un mètre, et d'Héraclès Johannidès achevé par les psychiatres. Je ne la raconte pas. C'est une histoire fantastique et comme toutes les histoires fantastiques elle ne supporterait pas l'écriture. Mais j'en attends d'autres. Nous avons Katsimbalis à nous seuls pendant trois jours et j'espère en profiter.

25 mars.

Le secret d'Henry Miller aura été de ne jamais voler les histoires de Katsimbalis pour les livrer à ses lecteurs, mais seulement de les faire miroiter, de leur accorder un génie intransmissible. Je le comprends. Il aurait manqué la voix, les suspenses, les grimaces, les images soudain arrêtées dans leur éclosion par une bouchée de pain, une gorgée de vin, et reprises, achevées, avec une force renouvelée. Pourtant, ce 25 mars, je voudrais courir ce risque immense en mémoire de la minute où Elefteria a déposé sur la table l'aiguière remplie de skordalia, cet aïoli qui accompagne la morue frite traditionnelle le jour de l'Annonciation. La skordalia est à Katsimbalis ce que la madeleine fut à Proust. D'un fumet moins délicat mais plus viril, elle déclenche la fabuleuse histoire du naufrage de notre héros en 1916, à son retour de Marseille, histoire qui dure tout un repas de deux heures et déborde légèrement sur l'après-midi, dépassant le café grec et repoussant la sieste. En la prenant par le bon bout, avec un grand souci de vérité, on en ferait un livre. Je n'en retiens donc qu'un résumé, avec la conscience exacte de ce qu'ont de glacé les mots tracés en petits caractères noirs sur papier blanc, quand on se souvient d'un timbre de baryton ou qu'on l'imagine.

« J'attendais à Marseille de pouvoir m'embarquer sur un bateau qui me ramènerait en Grèce. Qu'est-ce qu'on pouvait faire à Marseille, en pleine guerre, un vendredi, jour maigre, donc jour de l'aïoli ? J'allai dans un restaurant du vieux port et mangeai avec l'appétit de mes seize ans. A la table voisine, deux filles me lorgnaient. Mon appétit les sidérait. Des putes ? Probablement. Moi, je ne les différenciais pas beaucoup des autres femmes. Elles étaient gentilles et propres, habillées comme des petites-bourgeoises. Nous avons parlé. J'aurais pu les emmener tout de suite à l'hôtel, mais c'était un vendredi et on donnait Carmen à l'opéra. Un truc à ne pas manquer. J'ai pris trois places et nous avons écouté Carmen dans une atmosphère hallucinante. Toute la salle avait mangé l'aïoli et les chanteurs aussi. Nous étions au deuxième rang et chaque fois que la soprano ou le ténor ouvraient la bouche, une brise embaumée d'ail nous enveloppait. Les fauteuils, les décors, les vêtements sentaient l'ail. On se serait cru dans une cuisine. Après le spectacle, nous sommes allés à mon hôtel tous les trois et ça a été une des nuits les plus formidables de ma vie, un festival de jambes en l'air, un terrible va-comme-je-te-pousse. Au matin, nous étions sur les genoux, épuisés, hagards et contents, un peu tristes de nous quitter. Comme il y avait plusieurs jours que j'attendais mon bateau à Marseille, je commençais à être à fond de cale. Me restait juste un beau louis. Je l'ai donné aux filles avec une claque sur les fesses pour qu'elles s'en aillent. J'étais sans le sou quand la Providence a apporté la nouvelle que le bateau partait enfin en convoi dans la journée. Bon voyage au ralenti jusqu'à Malte où le convoi s'est disloqué. A Malte, j'ai pris un transporteur grec qui regagnait Le Pirée. Nous avons levé l'ancre après le coucher du soleil, mais il y avait la lune, une sacrée lune qui ne trouvait pas un nuage pour se cacher. Je m'étais installé sur le pont, près d'une dame grecque allongée sur un transatlantique. Nous regardions le clair de lune sur la mer du Levant. On y voyait comme en plein jour. N'importe quel sous-marin en surface pouvait nous repérer à plus de cinquante milles. Et tout d'un coup, ma voisine a sursauté :

« – La voilà !

« – Quoi ?

« – La torpille !

« Boum ! Badaboum ! Vlan ! Bing, bang, boum ! Ça y était, on l'avait reçue en plein dans le flanc et le bateau coulait. Tout le monde criait, hurlait, mais moi je ne pensais qu'à mon rasoir Gillette, un beau rasoir tout neuf que je m'étais acheté à Marseille, une merveille qui n'avait pas d'égale. Il était resté dans ma cabine et je voulais bien tout perdre, mais pas mon rasoir, un instrument extraordinaire sans lequel je ne pourrais plus jamais me raser. Je me précipite dans l'escalier qui commençait déjà à s'incliner dangereusement. Je cavale comme un fou et voilà-t-y pas qu'à l'étage en dessous, je tombe nez à nez avec une femme nue qui pousse un cri d'horreur en m'apercevant, me coiffe du peignoir qu'elle avait à la main et grimpe vers le pont, me laissant, aveuglé, rouler jusqu'en bas et atterrir dans le salon où la flotte commençait à monter. On n'y voyait plus rien. J'avais perdu la porte de sortie et on s'empêtrait dans les fauteuils et les tables qui naviguaient dans tous les sens. Heureusement, il y avait un steward qui se promenait par là. J'ai fini par me cogner dans lui. C'était une de ces crapules de Maltais. Il parlait le français avec un terrible accent de Marseille.

« – Où est la sortie ?

« – Chacun pour soi ! Chacun pour soi ! braillait-il.

« J'ai quand même récupéré mon rasoir et suis remonté sur le pont. Là-haut, c'était une pagaille terrible, un foutoir monstre. On nous avait bien fait répéter les exercices de sauvetage, mais personne ne se souvenait de rien dans l'affolement général, et naturellement je me suis trompé de canot. Quant à la femme nue qui sortait de son bain et était encore toute trempée, on essayait en vain de la tirer dans une chaloupe, mais sa peau humide glissait et elle retombait en piaillant sur le pont. C'est dans cette bagarre, ce désordre, ce va-comme-je-te-pousse, cette empoignade que le bateau a explosé. J'ai d'abord cru qu'il se gonflait comme une vessie et que ses flancs allaient se déchirer, mais l'explosion a secoué le pont et la dunette où s'agrippait le capitaine. Nous avons pris une telle bande que j'ai sauté dans la mer, armé de ma ceinture de sauvetage. Un vrai drame. J'avais sauté de très haut et j'ai commencé par couler irrésistiblement. Et alors tout s'est mêlé dans ma tête au moment où je suffoquais : la Méditerranée sentait l'ail, une voluptueuse, une terrible odeur d'ail qui m'entrait par les narines, pendant que l'eau qui, elle, entrait dans mes oreilles, me chantait : « Si tu ne m'aimes pas, je t'aime..., si tu m'aimes, prends garde à toi. » Combien de temps je suis resté au fond de la Méditerranée, je ne sais pas. Je crois que ça a duré des heures et que j'ai pu réentendre toute ma soirée de vendredi, Carmen en entier depuis l'ouverture jusqu'au finale. Naturellement, c'était très irréel à cause de l'odeur d'ail, de cette ambiance marseillaise au milieu des poissons et des débris du bateau qui coulait à côté de moi. Quand je suis remonté, il n'y avait plus que quelques canots qui cherchaient les rescapés. J'en ai trouvé un où deux marins m'ont aidé à monter. Ils étaient en train de bouffer les provisions de bord (quelques biscuits durs) et de boire l'eau douce. Je leur ai donné ma part et ils se sont goinfrés avec reconnaissance. A l'aube, nous avons vu passer un navire-hôpital qui s'est arrêté pour nous recueillir. C'était un anglais, en route pour Alexandrie, avec une cargaison d'Hindous complètement pourris qui dégageaient une odeur de vomi et de gangrène. On nous a hissés à bord, car la mer était mauvaise. Dans la chaloupe voisine, il y avait deux bonnes sœurs qui refusaient de se laisser pousser au cul. Comme elles n'avaient pas assez de force pour se hisser seules, elles ont été prises entre le canot et le navire-hôpital, l'une après l'autre et on a entendu leurs jambes qui faisaient crac-crac, crac-crac. Alors elles ont bien été obligées de se laisser pousser au cul ; à demi mortes de douleur et de honte. J'étais à peine sur le pont qu'on m'a descendu à l'infirmerie, gelé, trempé ; raidi par des crampes. Deux nurses anglaises, superbes et blondes, avec des bras nus de déesses, se sont emparées de moi, m'ont déshabillé, étendu sur une table pour me frictionner et me masser. Mais j'avais gardé un œil bien ouvert et quand ces diablesses ont commencé à me baratiner les cuisses, l'effet a été immédiat. J'avais le naufrage triomphant ! Ça devenait si évident que, malgré leur flegme, elles ont fini par pousser un « God » et l'une d'elles a pudiquement jeté une serviette sur mon admiration pendant que l'autre continuait à me palper. Je leur ai offert mon plaisir et me suis endormi pour ne me réveiller qu'à Alexandrie avec une faim formidable. Voilà pourquoi, chaque fois que je vois apporter la skordalia sur une table et que je respire son parfum d'ail, une bouffée de souvenirs m'étreint : vendredi à Marseille, la salle de l'Opéra embaumant l'aïoli, les deux gentilles putes, Carmen, la torpille, la Méditerranée à l'ail et les sirènes chantant Bizet, les quatre beaux bras blancs des nurses acharnés sur mes cuisses et mon plaisir parti dans la serviette... Dites donc, ce résiné, d'où vient-il ?

– De chez Vaïa.

– Ah, je pense bien, c'est le meilleur de l'île.

Bernard George est de cet avis et je regarde avec de plus en plus de sympathie ce gourmand dont j'avais craint, pour le connaître à peine, qu'il fût seulement un de ces animaux littéraires qui ont tout lu et ne retrouvent le goût des choses qu'à travers les livres. Mais à le voir croquer du halva je me rassure : sa tête est dans la lune, mais ses pieds sont sur terre. Je regrette seulement qu'il écoute Katsimbalis avec ce léger agacement des gens dont on détourne le cours des pensées.

27 mars.

J'endosse de nouveau les vêtements de ville. Avec un costume et une cravate, on est déjà parti. A deux heures je prendrai le Néraïda pour Le Pirée avec les Katsimbalis. J'ai mis le doigt dans l'engrenage en boutonnant mon col. Il faut plonger. Avec horreur, même si ce n'est que pour dix jours. Presque tous les xeni de l'île partent par le bateau de l'après-midi. Ils reviendront pour Pâques. Chardonne sera là. C. et sa sœur l'attendent avec un plaisir mêlé d'inquiétude. Il me faudra après-demain, à Paris, faire à lui aussi mes recommandations. Spatch l'attendra à l'aérogare d'Athènes. Le « pacha débile » sera en bonnes mains. La confrontation avec Katsimbalis m'inquiète plus, même si elle ne dure que les deux jours du passage de Chardonne par Athènes. Deux parleurs face à face ? Une équation impossible à résoudre. On imaginerait pourtant que le « colosse » aime se reposer de temps à autre. Il a été infatigable pendant ces trois jours, hier soir encore, lancé à fond contre Kazantzakis que, comme beaucoup de Grecs, il n'aime guère. Un auteur marque mal qui va se faire consacrer à l'étranger, et surtout en France, dans ce pays que le romancier d'Alexis Zorba commença par détester franchement. J'ai peine à le croire ayant entendu Kazantzaki parler de la France avec des sanglots tels dans la voix qu'il lui fallut s'arrêter. Mort à Antibes, sa terre d'élection ? Mort de n'avoir pas la couronne du Prix Nobel, assure Katsimbalis qui ajoute : « De 1907 à 1909, Kazantzakis était l'envoyé d'un grand journal athénien dont il est facile de consulter les anciens numéros. Un article de lui est intéressant, celui où il raconte une apparition de Clemenceau dans les jardins du Palais-Royal. L'homme lui a fait une impression si grande qu'il n'hésite pas à voir en lui le futur chef que se donnera la France quand elle traversera les moments difficiles que lui promettent ses vices et ses inconséquences. Il était nietzschéen à fond, voyait du Nietzsche partout et traitait les Français de tuberculeux et de syphilitiques, les Françaises de putes. Quand il consentait à les admirer, c'était uniquement pour la qualité de leur esprit et de leur travail. Tout dans son œuvre est exagérément gonflé. Le Christ recrucifié est une pure fantaisie. Il n'y a jamais eu de représentation de la Passion parmi les Grecs de Grèce ou d'Anatolie. Quant au capétan Michael de La Liberté ou la Mort, s'il a plus ou moins existé, il est absolument incroyable qu'il ait pu s'éprendre d'une houri musulmane et abandonner pour elle ses palikares. Ça ne s'est jamais vu dans l'histoire de la résistance crétoise aux Turcs. »

Je laisse passer ce flot d'accusations qui a ses raisons d'être, mais qu'efface à mes yeux le souffle épique d'un auteur que j'aime et dont les livres relus ici, au début de mon séjour, m'ont brûlé. Que Kazantzaki soit tout cela, c'est bien possible, mais son imagination héroïque se moque des vraisemblances et des erreurs de jeunesse. La Grèce a des grands poètes. Avec ce Crétois, elle a sans doute trouvé un romancier à la taille de ses rêves et de ses misères. Un jour viendra où ce qu'il a inventé sera plus vrai que la réalité. Alors, on pourra être sûr qu'il a écrit des chefs-d'œuvre.


1 Aide-garçon qui apporte l'eau et les couverts.