Spetsai, 8 avril.

Ce n'est pas vrai, je ne suis pas encore tout à fait de retour. La fenêtre s'ouvre de nouveau sur la mer et le clocher de Saint-Nicolas. La pâle glycine est en fleur et ce soir, à la nuit tombante, le jasmin s'ouvrira pour embaumer la terrasse. Ce n'est pas vrai que j'ai quitté huit jours cette seule réalité qui compte : Spetsai. Paris n'est pas une réalité. Voilà bien des années que je me le répète avec conviction et que je l'oublie. Cette fois, j'ai trouvé la mesure exacte de mon intuition : une île grecque vers laquelle mon cœur a bondi quand, du Néraïda, je l'ai aperçue ce matin. Tout le reste s'effaçait. Paris n'était plus qu'un mirage dont, d'un coup de sonde, je venais d'explorer la trompeuse vanité. Oui, j'allais être chez moi. Chez moi. La dernière heure de trajet m'a semblé interminable. Le bateau jouait à cache-cache entre les îlots. Spetsai apparaissait, disparaissait puis revenait un peu plus précise, moins pâle dans la lumière de printemps qui agrandit tout magiquement. Ce jeu me désespérait. La halte d'Hydra et le détour par Ermioni étaient insupportables. J'ai en vain essayé de lire depuis le départ du Pirée : trois livres de « jeune littérature » me sont tombés des mains. Il a fallu les jeter par-dessus bord. Leurs couvertures ont flotté dans le sillage du Néraïda. Les mots ne résistaient pas aux bleus de la mer et du ciel, à la rouille de la côte déchiquetée, au bonheur que j'entrevoyais de nouveau possible, Dans Athènes, hier soir, j'étais encore à Paris, malgré le poisson aux tomates et le résiné de Katsimbalis, malgré la fulgurante histoire du Colosse sur Sikélianos et l'oiseau noir. Ah oui ! la belle histoire mimée, chantée, glapie par un Katsimbalis déchaîné ! La chère Spatch écoutait sans doute pour la cinquantième fois ce récit qu'elle avait vécu et que son mari ne lui épargnera jamais. Est-il possible d'avoir tant de douceur et de grâce dans la bonté ? Ce couple dont l'amitié nous aura, C. et moi, rendus plus grecs que les Grecs m'avait encadré huit jours plus tôt à mon départ de l'avion et m'encadrait de nouveau à la descente. Ils étaient les intercesseurs. On ne peut que les aimer.

Je n'ai pas dormi, bien qu'Athènes fût silencieuse. Mon lit dérivait : tantôt à dix mille mètres d'altitude, tantôt sur les eaux de l'Egée. J'aurais voulu rêver d'un grand oiseau noir comme celui qui était entré dans la pièce où, un soir d'occupation, Katsimbalis et Sikélianos se récitaient des poèmes. L'oiseau avait cassé la lampe, les plongeant dans une obscurité d'apocalypse. Mais la lumière des réverbères et d'une nuit de clair de lune pénétrait dans ma chambre par les jalousies, zébrant le plafond comme une fenêtre de prison. Je n'aimais plus les voyages solitaires. C. m'en avait dégoûté. Une bien agréable surprise. Mon impatience n'en a qu'augmenté jusqu'à l'instant où j'ai embarqué. Mme K... était à bord avec une autre dame grecque de belle allure à laquelle elle m'a présenté : Mme Bouboulis. Dans ce pays sans aristocratie, les noms des héros tiennent lieu de blason. La Bouboulina c'est la Jeanne d'Arc grecque, la partisane de l'Indépendance et l'héroïne de Spetsai. J'ai parlé, un peu, pas trop, anxieux de ne rien manquer du départ, de l'approche d'Egine. Mme K... continuait sa tapisserie. Mme Bouboulis somnolait, rigide dans sa robe noire corsetée, le cheveu blanc, le visage impassible, me rappelant cette autre héroïne de mon enfance, la marquise de Grand-Air dans les histoires de Bécassine.

Le bateau était comble. Nous avons perdu du monde à Egine, à Poros et à Hydra. Après, il m'a semblé que nous n'étions plus que des initiés voguant vers Spetsai. Le dernier cap franchi, le Néraïda file droit sur l'île. Montre en main, il faut vingt minutes. Encore vingt minutes. Je les ai comptées une à une, ma valise déjà prête. Spetsai émergeait avec lenteur : le port se dessinait, les maisons blanches scintillaient. La nôtre était l'une d'elles, encore indiscernable dans le fouillis du village. Mme Bouboulis a ouvert les yeux et Mme K... a plié son ouvrage. Mon cœur ne battait pas. L'angoisse l'étreignait trop. Le bonheur ressemblerait-il encore à ce que j'attendais ? La vie n'est pas si riche en sensations de ce goût que l'on ne puisse craindre les pires menaces sur nos fragiles espérances. La perfection côtoie des abîmes. Il allait falloir marcher comme un somnambule sur le fil tendu pendant les trois mois de Grèce qui nous restaient à C. et à moi.

Elle était là, mais c'est Gollywog qui m'a vu le premier, aboyant comme un fou. Ça y est, j'étais rendu, sauvé. Spiro a pris ma valise. J'ai dit bonjour à notre Yannis, qui riait : « Kyrios Missel... kyrios Missel... », au petit Vangeli dont le crâne avait été fraîchement rasé, à l'élégant Andréas, à l'imposant M. Sarandos au col de chemise toujours boutonné sur une absence de cravate, à Yannis-la-casquette, Yannis-le-marin, Yannis-le-cocher, à Panayotis le coiffeur, à tous ceux pour qui j'étais parti à peine le temps d'une sieste alors qu'il me semblait revenir d'une éternité. Sur le pas de leurs portes, nos amis attendaient : le cordonnier, le tailleur, l'infirme à la voiturette, Vassili et Maria, la femme et la fille de Spiro. J'étais revenu. Ils voulaient le constater de leurs yeux. Dans sa montagne, avec son troupeau, le brave Miltiade devait déjà le savoir.

– Chardonne est bien arrivé ?

– Il est là depuis quatre jours et Bernard George est parti pour les Cyclades. Quel soulagement que tu sois revenu ! Il nous couvre de cadeaux, mais il fait plein de caprices. Il veut tout savoir sur Spetsai et il m'envoie trois fois par jour à la poste pour rattraper les lettres qu'il a déjà envoyées. Heureusement que Nikos est un ami, sans ça je ne pourrais jamais les récupérer. Naturellement, il ne sait pas la différence entre une pièce d'une drachme et un billet de mille. Il a cru couvrir Spiro d'or et le tirer du besoin pour le restant de sa vie en le forçant à accepter cinq drachmes. La nuit, il mange du chocolat et il en met plein ses draps. Il faut aussi que je le freine, sinon il reviendrait tous les matins avec un agneau ou un poisson géant pour le déjeuner. Si je le laissais faire, il nous offrirait tout le marché. Et puis, tu ne sais pas la meilleure... Hier, il a fait un drame parce que son bloc de papier blanc avait disparu. On a mis la maison sens dessus dessous. J'étais certaine qu'il ne l'avait pas apporté avec lui. « C'est mon papier à mensonge, disait-il. Je suis sûr qu'on me l'a pris. » Et il m'a expliqué qu'il écrit sur du papier quadrillé quand il dit la vérité, et du papier vierge quand il ment. Alors, je suis montée dans ton bureau, et j'ai ouvert le dossier où sont classées les lettres qu'il t'a envoyées : elles sont toutes sur papier quadrillé, sauf deux, celles où il te dit que La Carotte et le Bâton et Tout l'Amour du Monde II sont des livres géniaux. N'est-ce pas inouï ?

Non, ce n'est pas inouï : c'est irrésistible. Et nous avons ri à l'idée qu'un jour je publierais cette petite révélation et que les correspondants de Chardonne se précipiteraient sur leurs lettres pour savoir quand le bon maître les a encensés sans en penser un mot.

Nous arrivions, précédés par Spiro. Elefteria attendait sur le pas de la porte, radieuse. Elle partage nos bonheurs et nos rares tristesses, ange discret qui ne peut pas toujours retenir ses élans. Chardonne était dans le living-room, en tenue insulaire : béret basque, foulard autour du cou, gros chandail de laine verte, pantalon gris, acclimaté déjà, différent de l'homme avec lequel, à Paris, une semaine auparavant, à ma descente d'avion je déjeunais chez Josette Day, à une table dont l'ordonnance me laissait rêveur après des mois de frugalité. Qu'avait-il abandonné à Paris du personnage élégant, policé et sûr de soi que Kleber Haedens osait à peine contredire de quelques nuances ? En réalité, peu de chose, malgré l'enveloppe nouvelle.

A peine assis à table, j'apprends qu'il a reconstitué la Grèce avec quelques bribes cueillies en moins d'une semaine. L'approximation est plus que juste. Une première généralité cependant me blesse : il n'y a pas d'amour dans une île comme Spetsai. Je voudrais que ce ne fût pas vrai. Rien ne prouve le contraire. Chardonne a entendu parler d'une jeune nonne du monastère. Elle est entrée dans les ordres après la mort en mer de son fiancé. Aux yeux d'un écrivain, elle est l'exception qui justifie la règle. Voilà des choses auxquelles je n'ai pas réfléchi et que je me reproche maintenant de n'avoir pas tenté de déduire. Sur ce terrain, il est imbattable : intelligence tournée vers la spéculation sentimentale, l'essence du cœur. Mais cette constatation sans fards sur l'absence d'amour me chagrine. Pourtant, j'avoue que, en dehors de la nonne, les histoires d'amour ne courent pas les ruelles de Spetsai. Celle du beau Nikos le facteur qui nous apporte les lettres (quand il y a du soleil seulement, les autres jours il faut aller les chercher soi-même) ne plaide pas en faveur de l'amour. Une jeune fille de petite bourgeoisie s'est éprise de lui alors qu'il était encore au collège Anargyros. Elle acceptait le mariage à condition qu'il fît des études pour devenir officier de la marine marchande, mais Nikos a passé deux ans sur le continent avant de revenir et d'accepter un emploi de postier. Ce n'est pas sa faute : il préférait devenir facteur que capitaine au long cours. La jeune fille est restée intraitable jusqu'aujourd'hui. Elle ne l'épousera pas, elle n'épousera personne. Nikos s'est consolé. Il papillonne de maison en maison, une rose nouvelle chaque matin à la boutonnière de sa veste de gros tweed voyant.

J'écris, j'écris... Le crépuscule est venu. La vigie du port est allumée. Dans un instant ce sera le phare. Un vieux cheval blanc erre parmi les ombres du jardin d'oliviers sous le monastère. La mer est de plomb fondu. Existe-t-il autre chose au monde ?

10 avril.

Pour ce dimanche des Rameaux, les femmes ont prêté leurs icônes à l'église. Elles les rapportent chez elles à midi et de ma fenêtre je les aperçois qui marchent à pas lents la belle image naïve serrée contre leur poitrine. Quand elles croisent une voisine ou une amie, elles s'arrêtent et offrent l'icône à baiser. Les cloches de Saint-Nicolas sonnent plusieurs fois par jour. Nous entrons dans la quinzaine pascale et les églises se remplissent à heures régulières de pieuses créatures qui viennent respirer l'encens et papoter sous les lustres d'argent. Les enfants jouent par terre, à leurs pieds, bruyamment et férocement, tandis que le pope couvre son autel de palmes, d'arums et de fleurs de jasmin. Le grand jeûne de quarante jours touche à sa fin. Il est temps pour Elefteria dont le visage se creuse et les yeux s'enfièvrent. C. doit ruser pour qu'elle accepte un gâteau ou des fruits. Il faut l'assurer que le pâtissier est un aussi fervent chrétien qu'elle et ne met pas un gramme de beurre dans ses cadaïfs ou ses baclavas.

Chardonne trouve ce jeûne inhumain. D'autant plus inhumain que d'une part on nous sert à table les premiers agneaux de lait et que, d'autre part, Michaelis, le mari d'Elefteria, s'empiffre à la taverne avec les mauvais sujets de la Dapia. Une grande fête approche. Si agnostiques que nous soyons les uns et les autres, il est impossible de ne pas participer. La joie l'emporte sur les craintes du Vendredi Saint. On se prépare pour la grande allégresse comme si le jour de deuil n'était qu'une formalité. Notre pope à la belle trogne est d'une activité débordante dans son église et hors de son église. Les dons affluent à la veille de confessions en série. La bouteille de cognac offerte traditionnellement par Maïa les couronnera. Mais Maïa sera-t-elle là pour Pâques ? On en parle déjà dans l'île et le bruit court qu'il n'y a plus de places dans l'avion. Seul Spiro est affirmatif : « Il n'y a jamais eu de Pâques à Spetsai sans Maïa. Elle viendra. »

Il a fallu faire un portrait d'elle à Chardonne. Il voudrait qu'elle soit comme sa mère, Mme K..., dont le charme l'a conquis ce matin après qu'à Athènes, pendant son court passage de deux jours, il eut refusé de la rencontrer sous le prétexte hénaurme qu'elle est la femme la plus riche de Grèce. D'où, de qui tenait-il cette information bizarre et singulièrement exagérée ? Mystère que je n'approfondis pas. Mme K..., très mortifiée et certaine de n'être hélas pas la Grecque la plus riche, ne s'est montrée que ce matin. Chardonne a, de la façon la plus inattendue, déployé toutes ses grâces, les nobles comme les spirituelles. Elle est repartie enivrée. Il ne l'était pas moins, sans que je puisse faire le partage entre ses sentiments réels et la griserie que lui procure l'exercice de ses charmes et de son intelligence. Nous avons observé son jeu. Il est d'une extrême perfection. Même une attention impitoyable ne peut en déceler les failles ou les exagérations. Le compliment léger glisse avec volupté dans la conversation, et c'est par sa légèreté qu'il touche juste et que la personne à envoûter fond de délices. Force est d'avouer que cet art est d'une autre époque. La séduction n'a plus cours. Ce n'est pas une question de temps. Les hommes d'aujourd'hui ne sont pas plus pressés que les hommes d'il y a quarante ans, mais moins spéculatifs, moins gratuits, ils ne cultivent plus la séduction pour la séduction. D'une rencontre, on ne tient guère à ce qu'elle se prolonge en pensée. L'amour est rendement. L'art de séduire est une morale qui implique du respect.

11 avril.

Ce printemps est un bonheur dont, pas un instant, nous ne cessons de nous émerveiller. Une brève pluie hier soir, nous vaut ce matin une île couverte de fleurs : pavots, coquelicots, glaïeuls sauvages, boutons d'or et marguerites blanches. La glycine semble avoir repris du mauve et dans les jardins, les orangers embaument. Par le chemin de terre en lacets, Chardonne monte avec un fiacre jusqu'à Prophitilias où nous le rejoignons à cheval. Le plaisir de lui offrir Spetsai verte et blanche, scintillant sous le soleil, la mer d'un bleu éteint par la chaleur et la silhouette d'Hydra, ce plaisir est tel que je me sens saisi par l'orgueil. Mais il sait m'en récompenser :

– L'exquis est un privilège de notre continent ; il est fait de choses modérées : pour le ciel et la mer, nuances fines dans les bleus et les gris. C'est en Grèce qu'il faut voir ces délicates lumières ; on dirait une image transposée du bonheur ; on respire bien, le cœur n'est pas lourd, on est content de vivre.

Nous revenons par un chemin difficile et le fiacre côtoie d'inquiétants précipices. Chardonne est sublime d'indifférence et nous entraîne sur le port pour boire de l'ouzo et goûter les pâtisseries défendues aux bons chrétiens. Mais les vacances ont amené du monde et c'est avec mauvaise humeur que je vois l'île envahie par les xeni d'Athènes. Les étrangers de Pâques offensent notre sens de la propriété et l'ombrageux amour porté à l'île. Ils passeront certes, et nous resterons, mais le port si calme où le soleil de l'hiver caressait les pierres blanches et les caïques peints, où chaque visage était ami, le port n'est plus le nôtre. Le Néraïda et le Saronis qui débarquent un flot de touristes nous effrayent. Il est juste, en revanche, de dire que notre maison est une tour d'ivoire. La terrasse et le jardinet ignorent les passants et les curieux. Chez Mme K..., le silence est encore plus grand. Nous y allons après le déjeuner. Il y a des dames mûres dont l'une au moins a été très jolie et garde de la beauté. Chardonne les baptise les « dames d'Athènes », s'émerveille (sans exagérer, car cela va de soi) de leur français parfait, et jure qu'il ne s'est jamais intéressé dans la vie qu'aux femmes de plus de vingt-cinq ans.

– Vous avez un mari ? demande-t-il à chacune.

Les réponses le laissent gourmand ou rêveur. On enchaîne sur le fait que les « dames d'Athènes » ont toutes lu L'Epithalame en son temps. Ce fut le roman des épouses, bien qu'écrit par l'époux. Loin, dans le monde, il apportait une image, une conception du bonheur français. L'auteur se flatte et reconnaît qu'il n'apprécie pas peu son œuvre. « Le vieux s'estime », répète-t-il comme Faguet. Il s'en explique même avec brio : la modestie n'est pas naturelle, ni sincère. Elle est le signe d'un gros orgueil. Une certaine satisfaction de soi témoigne de plus de sincérité. Les « dames d'Athènes » sont ravies. Chardonne voudrait beaucoup confesser la plus jolie. Il pressent une aura de roman autour d'elle : elle a été ruinée et son mari est absent, il y a de la mélancolie dans son regard. Les autres excitent moins son intérêt. Est-ce pour lui-même ou pour elles qu'il parle ? On ne jurerait ni l'un ni l'autre. Il joue, comme un harpiste, de sa voix célèbre, pinçant telle ou telle corde avec art. Je croirais entendre Félicien Marceau ou Christian Millau qui sont ses deux meilleurs imitateurs. Mais non, c'est lui et de le voir tout d'un coup assis dans un fauteuil, sur cette terrasse de soleil, face à un paysage grec, me paraît relever de la sorcellerie.

C. m'interrompt.

– Est-ce que tu trouves que je suis devenue laide ?

– Non, pourquoi ?

– Chardonne fait son courrier en bas. Il m'a tendu une lettre qu'il venait de recevoir de Camille pour que je la lise, mais il s'est trompé de feuille et m'a donné celle qu'il lui écrivait en réponse. Je n'ai lu que les trois premières lignes : il dit que je suis devenue laide, le visage noirci, la bouche tordue. Il m'a repris la lettre avant que j'aille plus loin. Tu crois que c'est vrai ?

Je la rassure. S'est-il rendu compte de son erreur ? Oui, sans doute, à moins qu'elle soit voulue. Il est souvent difficile de faire chez lui le départ entre une merveilleuse perfidie et une sincérité absolue qui n'ose pas dire son nom. Je ne jurerais pas qu'il ne l'a pas fait exprès, trouvant ce biais pour exprimer ses reproches. A Barbezieux, les femmes ne s'offraient pas à la brûlure du soleil. L'été venu, elles se cloîtraient. Il n'y avait que les gitanes pour courir sur les routes comme des moricaudes. Par son teint, C. offense la conception qu'il garde de la beauté d'Eve. On me demanderait ce qu'il est : sensible ou insensible, que j'hésiterais indéfiniment. La force de son œuvre est sans doute d'avoir été l'un et l'autre à la fois, c'est-à-dire un choix. Ce choix aura été sa personnalité véritable. Des mots cruels ou des gentillesses exquises viennent du même homme, d'un homme sans facettes. Les insensibles ne perçoivent pas le monde et les sensibles l'imaginent autrement qu'il est. Tout est question d'équilibre. Les propos parfaitement cyniques que Chardonne tient sur autrui, on s'attend à ce qu'il les tienne un jour sur vous qui en jouissez non sans remords. Mais on accepte de bon cœur cette éventualité. C'est à ce prix qu'il éblouit et fait rire.

13 avril.

Nous nous promenons beaucoup. Il est peu d'invités aussi faciles. Un rien l'enchante. Les caprices étaient réservés à C. et à sa sœur. Il semble que mon apparente autorité ait mis de l'ordre. Elefteria assure même qu'il ne mange plus de chocolat au lit. En revanche, à table, il goûte avec volupté la cuisine grecque. Au petit déjeuner, il avale un pot de miel et jure qu'il n'y en a pas de meilleur au monde. Je l'écoute parler de l'huile d'olive, du laurier qui cuit avec les brochettes, des yaourts au lait de brebis, des gâteaux grecs qui sont d'ailleurs des gâteaux turcs, de l'ouzo auquel il s'est adonné sans hésitation, le troublant d'à peine une goutte d'eau. Il ne boude que le vin résiné pour lequel, moi-même, le premier enthousiasme passé, je ressens une certaine fatigue. Katsimbalis nous fusillerait du regard. Nous ne sommes que des profanes et nous en prenons trop bien notre parti. Sur le Colosse avec lequel il a dîné à Athènes, Chardonne a des idées arrêtées. Ils se sont mesurés de la voix. La légende veut que le Français ait réussi à faire taire le Grec, chose qui, paraît-il, ne s'était encore jamais vue. Le premier n'en a pas moins été saisi par la vitalité du second, et à peine arrivé à Spetsai a demandé de lire le livre de Miller.

– Je vois ce que c'est, dit-il. Avec Katsimbalis, Miller était dans son propre monde. Le monde fulgurant des romantiques. Ils se créent un monde pour eux. Katsimbalis va mourir étouffé de nourritures ; mangeant tout le temps pour se conformer à l'image que Miller s'est faite de lui. Maupassant en ferait un conte : le romantique meurtrier.

– Vous a-t-il raconté qu'il était allé vous voir, en 1923, chez Stock, pour vous proposer l'édition en français des poèmes de Palamas ?

– Moi ? Non. Quand vous me parlez de quelqu'un qui m'a vu en 1923, je n'ai pas la sensation d'un passé accroché à moi. Il s'agit d'une époque qui m'est étrangère, d'un homme qui a mon nom et qui n'est pas moi. Vous devriez dire à Katsimbalis qu'il faut s'arrêter de manger. C'est trop dangereux.

On ne s'imagine guère faisant pareille commission. Katsimbalis a besoin de la table pour soutenir sa voix comme un ténor a besoin d'un orchestre. Chardonne n'a besoin que d'être seul avec peu d'interlocuteurs, et de préférence des interlocutrices. Sa conversation est d'ailleurs un monologue qu'il poursuit et reprend tout à trac le lendemain, à l'endroit même où il l'a arrêté, ayant enrichi et médité son jugement. Ce matin, avant le bonjour, il a repris des considérations sur le style inspirées la veille par Sagan.

– Je sais ce que je voulais dire exactement. Quand à un écrivain, il n'a pas été donné d'écrire des phrases longues, ses phrases courtes doivent être pleines et déborder l'un sur l'autre. Le genre : « Il alluma une cigarette. Il prit son chapeau. Il toussa », ne veut rien dire. Pour qu'un style se permette la maigreur, il faut qu'il soit riche. Le style fleuri, c'est autre chose. Tant mieux pour ceux à qui ça plaît.

Au cours de nos promenades le long de la côte, jusqu'à la plage où l'on découvre Spetsopoula, il aime rappeler ses souvenirs d'éditeur. Assis sur une pierre, dans un champ de marguerites jaunes et de coquelicots, il évoque Giraudoux.

– Ajalbert était venu me voir chez Stock : « Il y a un jeune diplomate qui a écrit récemment un petit essai. C'est très bon. Vous devriez le rencontrer. » Je suis resté évasif. On ne peut pas tout publier. C'était Giraudoux. Une vie d'éditeur est faite de ces ratages... Giraudoux est allé chez Grasset qui, un jour, lut une ligne de moi et voulut avoir tous mes romans, mais n'en ouvrit plus un seul, même pas pour la première phrase... Stock publiait des livres étrangers, sans succès. Après tout le scandale qui a entouré le procès d'Oscar Wilde, on n'a pas vendu plus de quinze cents exemplaires du Portrait de Dorian Gray. La pierre d'achoppement était les traductions : mal ficelées, bâclées, confiées à des tâcherons. Tout a changé quand on a pu dire au public français : « Voilà un livre étranger aussi bien écrit qu'un livre français. » Les éditeurs ont imité Stock, tuant du même coup la poule aux œufs d'or. On ne peut plus choisir. Il faut tout publier du même auteur, y compris ses livres ratés, sous peine de le voir signer un contrat chez un autre...

Le soir tombe. Il est bleu, si intensément bleu que le paysage chavire. On croirait d'un décor de nuit pour la scène de l'Opéra. Des danseuses en tutu, couronnées de fleurs, devraient sautiller dans les champs. Mais elles n'ont pas été convoquées et c'est dans un silence très doux que nous regagnons le vieux port, l'église Saint-Nicolas illuminée d'où les femmes entrent et sortent comme d'une ruche, puis la maison. Chardonne est fatigué et s'effondre sur le divan. C. lui apporte du whisky pur et il reprend vie instantanément. A l'écouter, j'ai tout simplement oublié ses soixante-dix-huit ans et l'ai ramené au pas de chasseur, sans même vérifier que le chien, attiré par quelque affreuse bâtarde, ne nous suivait pas. Elefteria est outrée.

– Kyrios a perdu la tête. Il va tuer le papous1 et il abandonne notre enfant.

Mais je suis pardonné quand Gollywog rentre seul, la langue pendante, assez satisfait de sa fugue, et quand Chardonne s'enquiert du dîner.

Pâques, 17 avril.

Nous nous sommes réveillés dans un grand vacarme de cloches. Les enfants grimpés sur le toit du monastère tiraient à qui mieux mieux sur les cordes. Le bruit fascine les peuples gentils. Au Portugal, les pétards partent pour un oui ou pour un non. Depuis hier soir minuit nous subissons la même mitraillade. Impossible d'esquisser un pas dans la rue sans qu'une boule éclate sous vos pieds. Le signal a été donné par le pope hier soir, à la messe de minuit, dans la cour du monastère qui embaumait l'encens et la fleur d'oranger. Après les cantiques, il est sorti dans le cloître, vêtu de sa plus riche chasuble et portant son grand évangéliaire en argent. Les femmes sont peureusement restées à l'intérieur de la chapelle tandis qu'une foule de garçons excités entourait notre saint homme terrorisé. Il s'agissait pour lui, après une dernière prière, de crier : « Christos anesti !2 », phrase rituelle qui déclenche la débauche des pétards jusque dans ses jupons. La prière durait. Les garçons s'excitaient. « Alors, tu vas le dire que Christ est ressuscité ? Tu vas le dire ? Tu as peur ! Tu as peur ! » Il a fini par lâcher les mots sacrés, se couvrant le visage pendant qu'on mettait l'évangéliaire à l'abri. Le paisible monastère a vibré de toutes parts. L'odeur de la poudre a chassé le parfum de fleur d'oranger. Christ était ressuscité dans le délire. Nous sommes allés souper chez Mme K... pour goûter à la soupe d'abats de poulets, la magaritza, qui rompt le jeûne, aux œufs durs multicolores dont il faut casser la coquille avec son voisin, aux fruits de Pâques. Maïa était là, tombée du ciel, en apparence de bonne humeur, accompagnée d'un Grec qui nous a tout de suite fait savoir qu'il avait été son fiancé. L'ex-fiancée, elle, en blouson noir et pantalon collant, ressemblait bien à ces étranges adolescents d'un sexe ambigu dont Carné parsème ses films. C. m'a persuadé que Maïa avait été aimable, amicale même, regrettant, paraît-il, que je ne lui aie pas téléphoné pendant ma semaine à Paris. Il est vrai que j'aurais dû, ne fût-ce que pour la voir sous un autre jour, avec un manteau de vison, une robe de couturier, et des bijoux. Mais la reconnaît-on ? Chardonne, moins à son aise, parce qu'il y avait trop de monde et que les conversations se croisaient en deux langues, l'a observée, méditant presque à voix haute ses observations, mais incapable de mondanités à la première rencontre, il a préféré les dames de plus de vingt-cinq ans qui ont beaucoup gloussé. En boxe, on appelle cela un premier round d'observation, la bataille étant réservée au second.

Elle n'a pas eu lieu cependant aujourd'hui. Il y avait trop de monde encore dans les différentes maisons où, selon la tradition, nous sommes allés goûter à l'agneau de lait cuit à la broche sur des braises. La dernière maison était celle du maire. Comme il se doit chez un homme riche, plusieurs agneaux y tournaient sur les broches selon un rite dont les servants ne se laissent pas distraire. Nous étions enfin à l'abri des pétards dont le village est infesté. La mairesse est belle femme et le maire trop dur d'oreille pour qu'on puisse échanger avec lui autre chose que des acquiescements. C'était un instant paisible et gourmand, sous l'éclatant soleil qui succédait à la fraîcheur et à la pluie du Vendredi Saint. Le jeûne s'achevait et nous sombrions dans l'abondance. Chaque famille – et pour les plus pauvres, Mme K... et Maïa y pourvoyaient – goûtait à l'agneau pascal et aux sucreries ressuscitées. L'allégresse a duré tard dans l'après-midi. Spetsai avait changé de visage. De nombreuses maisons de vacances avaient rouvert leurs volets. Des Athéniens, que nous ne connaissions pas, se révélaient à nous, après un long isolement, une possession sans gêne. Spetsai peut se partager avec certains d'entre eux. Ce partage ne sera d'ailleurs que de courte durée. Demain le Saronis et le Néraïda emporteront les intrus les moins favorisés.

18 avril.

Chardonne n'a pas été insensible au charme de M... Il estime que c'est son devoir de la prévenir des illusions qui menacent les jeunes filles à marier. Ses leçons ne sont pas secrètes. Il les donne sur la terrasse quand le soleil a tourné et n'échauffe plus les pierres. Parfois je l'écoute :

– Ne vous précipitez pas dans le mariage. Il faut être formé pour se marier. Sinon on est déformé. Ah ! la vie en commun ! Croyez-moi, ce n'est pas supportable. Emile Faguet, qui avait vécu toute sa vie avec sa bonne dans une chambre d'étudiant, disait : « L'amour est inhabitable. » Une amie m'a donné à penser sur l'amour récemment et m'a fourni une conclusion à trente ans de méditation. Non seulement ce n'est pas un sentiment honorable, mais c'est encombrant comme une misère. L'amour est une redoutable invention sans cesse exaltée par l'imagination et qui atteint le comble de la folie dans un film intitulé : Hiroshima, mon amour. N'a-t-on pas fini de se monter la tête depuis le Moyen Age ? A la place, je commande de se créer une « société ». Voilà qui est à la mesure humaine ; vrai, nuancé, riche. Le mariage est quelquefois cette « société ». A défaut du mariage, quelques personnes. On peut admettre les chevaux, les chiens. N'importe quoi, mais sans passion. Un jardin bien sûr.

– Ah ! dit M...

– Le mariage de raison est peut-être la seule voie du mariage. Voulez-vous un roman ? En voici un : une jeune fille de dix-neuf ans, très bien élevée par des femmes, mère et grand-mère, dans un château isolé, épouse un homme gentil, un peu trop jeune pour la fonction de mari. Dans une époque très trouble de l'histoire de France, elle se trouve jetée dans un milieu assez désordonné, brillant, dangereux, très nouveau pour elle, où l'amour brûle de tout côté, où elle prend feu et se perd. Elle y reste prise, elle semble y consentir, mais ne rêve plus qu'à un abri, un appui, du solide, un mari mûr, un mariage de raison. Il y a un moment où on aspire à l'amour ; un moment où on aspire à en sortir. Quand une femme parle d'amour à un homme, il doit se méfier. Il s'agit presque toujours d'autre chose. De quoi ? Personne n'en sait rien... Je veux vous trouver un bon mari, comme il vous en faut un. Vous serez une femme parfaite. Encore faut-il une préface au mariage. Je me charge de la préface.

19 avril.

Déjeuner épique hier à bord du Maïa III, avec Mme K..., M..., C., Chardonne, Maïa bien sûr, et moi au bout de la table. Le Maïa III tourne sur son ancre à l'entrée de l'ancien port. Sur le pont, notre bon maître est une révélation : il a le pied marin et commence sa journée avec un grand verre d'ouzo. Il y aura ensuite du vin blanc, du bordeaux, du champagne et, pour finir, exquise attention involontaire, du cognac Delamain. Il goûte de tout, mais c'est avec le cognac que je reconnais en lui un prince. Le silence dans lequel il l'aborde, le silence qui suit sont d'un aristocrate et ne souffrent point de plaisanterie. L'éloquence se fait plus profonde et plus symbolique, courtoise mais ferme à l'égard de Maïa qui en perd un peu de son assurance. La voilà, grâce à lui, plus humaine, compréhensive, intelligente même, osant se taire. J'admire cette transformation, le déjeuner parfait, le luxe juste. On n'en remontre pas à Chardonne sur le socialisme : il a admiré Jaurès quand ce dernier était encore un épouvantail pour bourgeois. Sur la répartition des richesses, il ne répond que par le bon sens, ce qui est facile à bord d'un yacht, avec six hommes d'équipage. Seront-ils plus heureux le jour où Maïa n'aura plus de fortune ? Et comme elle vient de tancer d'un ton sec mon maître d'hôtel, il remarque :

– Vous parlez bien durement à votre personnel !

Mme K... triomphe :

– Ah ! tu vois, je te le dis toujours !

Maïa, assez petite fille soudain, réplique mal. On lui rappelle sans pitié les beaux temps du surréalisme où les dames richissimes s'offraient chez Cartier un médaillon en or avec le portrait de Staline. La mode n'aurait-elle pas passé des vicomtesses rouges et des duchesses roses ? Il y a de l'enfantillage là-dessous, et, dans l'aveuglement, quelque chose qui sent bien la fin d'une société. Cette société n'est pas à défendre plus qu'une autre. Son suicide est biologique. Elle ne se nourrit plus du sol et croit porter ombrage, au lieu de protéger. On ne la regrettera que pour ce qu'elle impliquait de liberté et de naturel, à la veille d'un monde où il n'y aura plus ni liberté, ni naturel. Le cas de Maïa n'est pas le seul, et d'ailleurs il n'est pas sans failles non plus, car elle sait faire le bien et ce n'est pas là une bonne méthode pour préparer des lendemains qui chantent. En étendant sa protection à une famille comme celle de Nautis, le cocher chez qui nous nous rendons après le déjeuner à bord du cotre, elle fait preuve de discernement. Nautis, entre deux courses en fiacre, cultive quelques arpents de vigne au nord de l'île, à cet endroit même où nous aimons si souvent porter nos pas. Il s'est construit une cabane et a dressé une table à l'ombre du grand platane. Il est quatre heures et il va falloir encore manger ! C'est impossible pour tous, sauf pour Chardonne qui s'installe, boit du rosé résiné et découpe, sans frémir, une cuisse d'agneau. Un ânon adorable, un cheval nommé Bey, une chienne et des ruches que l'on entend bourdonner complètent le tableau de cette famille heureuse. En face, à Spetsopoula, des dragueurs construisent le port privé de Niarchos, mais on ne les entend pas, et un silence virgilien plane sur cette cabane plantée au milieu des vignes. L'agneau a cuit au four à bois, enroulé sur lui-même dans une grande poêle à frire. J'y goûte. Il est bon. Tant pis. Redéjeunons. Chardonne tend de nouveau son assiette et trouve des pensées sur Jaurès, les grèves de Limoges, l'Allemagne. J'écoute moins : c'est trop simple et trop charmant pour qu'il ne me vienne pas l'idée de vivre dans un endroit aussi paisible, aussi détaché du monde, avec la vigne, quelques oliviers et un carré de blé. Qui n'a pas cette tentation un jour ? A la minute où elle surgit, elle s'impose. Le soir, elle n'est plus que poussière. Pourtant tout nous y convie, toute la raison nous incite à lâcher les vanités. Hélas, les vanités ont des chaînes invisibles. La vie virgilienne n'est pas pour demain et le bonheur reste la propriété du brave Nautis.

Nous rentrons en fiacre. La nuit tombe et Maïa nous invite à un whisky dans la maison de sa mère. Chardonne est vaillant, moi beaucoup moins. Ces ripailles, ces vins, ces alcools ont atténué mes facultés d'attention. Je regarde de la terrasse la mer d'argent, et la côte du Péloponnèse qui s'efface. La nuit venue, nous rentrons dans notre coquille. Quelle paix monte soudain ! Il faudrait étreindre ces choses-là et elles sont impalpables.

21 avril.

A quatre heures, je lève le nez d'un livre. C'est l'heure du fiacre de Mme Bouboulis. Il est venu la chercher après le déjeuner, empruntant un chemin détourné, sans escaliers, pour venir jusque derrière notre maison, tout près de celle des Bouboulis que le printemps a parée de glycines et de roses. La marquise de Grand-Air est là, bien assise sur sa banquette, toujours cambrée, souriant aux anges, heureuse de sa promenade quotidienne et rituelle par un itinéraire invariable. Le cocher l'aide à descendre et lui offre son bras jusqu'à la porte, car elle souffre d'arthrite. J'adore son salut quand nous la croisons dans son fiacre : un léger hochement de tête, la main fine qui se lève doigts joints, et le sourire qui s'accentue brièvement. Des « dames d'Athènes », nous avons une autre image quand elles se rassemblent dans le salon de Mme K... et jouent aux cartes six heures de suite dans une âcre odeur de fumée, environnées de tasses de café et de verres d'eau.

Chardonne ignore ces tabagies. Il rêve à des elfes, se promène dans le village avec une distraction feinte. En réalité, il voit tout et je le soupçonne de s'inventer un roman par jour. Ainsi a-t-il croisé deux fois, sur le pas de sa porte, une jeune femme qui tient son bébé dans les bras. Il nous la décrit avec feu : regard sombre, lèvres fortes, cheveux noirs et courts. Des deux rencontres, il a déduit que cette jeune femme connaissait l'amour et que, par conséquent, elle ne pouvait être spetsiote. Il faut que C. aille aux renseignements, ce qui n'est pas facile car les indications sont vagues. Tout de même, elle peut s'assurer que la jeune femme en question, effectivement assez belle, est originaire d'Athènes et ne vit à Spetsai que depuis un an, avec son mari qui est contremaître à Spetsopoula où il travaille pour Niarchos. Chardonne triomphe ; le seul visage qui respire l'amour sur cette île est celui d'une étrangère. Son roman est terminé et son principe vérifié par a + b. Il est si sûr de soi que je finis par vaciller, bien qu'il m'en coûte. Si l'on doit poursuivre son raisonnement jusqu'au bout, Spetsai a tout pour ressembler au paradis terrestre, y compris l'absence d'amour. Mais le cœur se rebelle. La société grecque ne peut pas être bâtie sur des mariages de raison, des mariages d'accommodement. Et si cela est, cela expliquerait-il que la beauté (surtout féminine) est rare, que la moyenne de ce peuple soit même plutôt laide ? Une jeune fille fraîche a presque toujours du sang étranger. A Spetsai, pas plus qu'à Poros, Hydra ou Egine je n'ai aperçu d'Akrivie Phrangopoulo. L'espèce a disparu. Si la vertu règne, ce n'est pas la vertu en soi, c'est la vertu quasi forcée. Où un garçon de vingt ans irait-il faire ses armes ? Ceci justifie les soirées dans le café chantant avec les orchestres de passage, les jeunes hommes dansant entre eux, mimant les approches de l'amour. Hors de ces soirées où chacun perd un peu la tête, l'austérité est de rigueur. Le vieux Spiro est le plus sévère censeur des mœurs. En vérité, Spiro croit que le mal est profond. Pendant l'été, des étrangères se baignent en maillot exigu sur la plage. Les garçons du village s'asseyent sur le quai et les regardent en faisant les malins. Mais ils ne sont pas aussi forts qu'ils veulent bien le faire croire, et leurs rêves sont agités.

– Alors, qu'est-ce tu veux qu'y fait ? dit Spiro. T'as compris. Eh bien ça, c'est mauvais pour la santé. Après on est fou.

Sévère pour les autres, il est plus indulgent pour lui-même. Egrillard, il me raconte que l'été il apporte les blocs de glace dans les maisons et qu'il sait très bien à quelle heure il faut frapper à chaque porte pour trouver des jeunes filles court vêtues. Comme je lui demande s'il n'encourt pas les mêmes tentations que les garçons qui lorgnent les étrangères sur la plage, il répond :

– Le Dieu il m'a retiré ça, mais il m'a laissé l'œil. Maintenant, c'est tout pour l'œil. L'autre chose c'est plus rien. Tu connais italien le mot macaroni ?

Athènes, le 23 avril.

Le printemps aura servi Chardonne jusqu'au bout. Quittant Spetsai à bord du caïque de Yorgos, nous avons vu l'île s'évanouir dans une lumière d'or. A Nauplie, le même éclat mais plus rouge parait le golfe aux eaux distraites. De la terrasse de l'Amphitryon, nous avons assisté à la mort du jour. Du Bourtzi, au réveil, un paysage entier s'est éveillé par petites touches, d'abord indécises, puis brillantes. Je connais le plaisir extrême de dévoiler des beautés à ceux qui les apprécient et ne tarissent pas de mots justes pour les qualifier. Pour cela, je recommande Chardonne, ce pèlerin tardif de Madère, de Sintra et de la Grèce. Il aura mis longtemps à dépasser Barbezieux et le lac Léman, mais ce long temps était la sagesse même. Le voilà goûtant Nauplie plus que je ne l'avais fait jusqu'ici et ayant déjà relu à l'aube des pages du Colosse de Maroussi pour me dire dès le petit déjeuner :

– Vous auriez dû me faire découvrir ce livre avant que je vienne en Grèce. J'aurais eu un aspect préliminaire de Katsimbalis que Miller a inventé comme le reste. C'est un livre intéressant avec des morceaux magnifiques. Ce bagou fulgurant n'est pas mon genre, mais cela m'amuse. Admirable quand il invente. Quand il regarde comme par exemple, à Nauplie, il ne voit rien. Moi j'ai vu Nauplie, pas Miller.

A Mycènes, nous nous arrêtons et je l'oblige à grimper jusqu'à la salle dite du trône. Dans les tombeaux à ciel ouvert des jeunes princes, des fleurs des champs ont poussé : coquelicots, marguerites jaunes. L'effrayant Mycènes a perdu de son formidable. Une équipe de jardiniers en grand chapeau et tablier blanc erre dans les ruines. A nos pieds, la plaine d'Argos, découpée en rectangles rouges et verts, fume au soleil. Pourquoi ai-je plus de mal à rêver aux crimes des Atrides dans ce palais à nu sous le soleil ? Le cadavre d'Agamemnon s'imagine sur une dalle froide qui fige la mare de sang tandis que le tonnerre roule dans les cieux et que la pluie crépite dans le silence angoissé de Mycènes pressentant toutes les calamités du monde. Les caravanes de touristes affligent aussi la ville morte et des bouts de conversations troublent l'air chargé d'une douce électricité. Une dame française : « Les gens ont beaucoup plus d'argent qu'on ne croit. Ainsi ma belle-sœur... » Une marche qui lui manque l'interrompt. Nous ne saurons jamais à Mycènes l'histoire de la belle-sœur. Chardonne n'écoute pas. Il songe aux Atrides :

– X... me reproche toujours avec mépris de n'aimer que l'exquis. S'il y en a sur terre, j'irai plutôt de ces côtés, goûtant peu l'horrible qui abonde. Qu'y a-t-il de plus fragile à peindre pour un écrivain ? Il me manquait ce visage de la Grèce. Vous me l'avez donné. Je ne l'oublierai pas. Partons.

En descendant, nous découvrîmes à quoi servaient les jardiniers de Mycènes, ces comparses égarés d'un drame de Giraudoux : ils fauchaient dans les tombes des enfants royaux et rassemblaient de grosses gerbes de foin et de coquelicots mêlés. Curieux souci en ce lieu de malédiction que nous avions vu par tous les temps, de l'automne à la veille de l'été, et maintenant fleuri puis tondu comme si aucune douceur ne devait jamais survivre entre ces pierres démantelées. Après quoi Corinthe ne pouvait plus être qu'une formalité. Il restait encore après la route en corniche qui découvre le golfe de Saronique jusqu'à Megara et Eleusis, à gagner Athènes par la Voie Sacrée, à grimper sur le Philippapos et à recevoir en plein visage l'image rose au couchant de l'Acropole.

– C'est fini, je ne veux plus rien voir, a dit Chardonne. Je sais tout. Vous m'avez montré la Grèce. Je ne la reverrai plus. Il faut tourner la page. Ce serait trop.

Ce matin nous l'avons conduit à l'aérodrome. Je crois que nous étions plus tristes que lui. Un manteau, un chapeau, un nœud papillon, un costume civilisé nous l'arrachaient déjà. Il nous avait divertis, passionnés, amusés. Il avait joué la comédie et il s'était montré aussi d'une délicatesse, d'une bonté que nous n'attendions pas. En le quittant, je pensais que j'avais d'abord longtemps aimé l'écrivain et que maintenant j'aimais aussi et autant l'homme qui ingénument croyait qu'à Spetsai nous lui avions offert une des belles images de sa vie. Pour rendre ce départ plus bête encore et plus triste, l'aérodrome grouillait d'avions, de passagers, de voitures. C'était la foire. Une gentille hôtesse grecque a bien voulu se charger des formalités quand je lui ai dit qu'il s'agissait d'un écrivain français. Il s'est émerveillé que je lui rapporte son ticket d'embarquement, son passeport visé, le quitus de la douane pour ses bagages.

– Comment avez-vous fait ?

– J'ai dit que vous étiez le plus grand écrivain français. Le Bon Dieu me pardonnera ce mensonge puisqu'il croit, Lui, que c'est Mauriac.

– Ah oui, peut-être.

Un peu d'ironie a sauvé le départ.


1 Papous : le grand-père, terme affectueux s'il en fut, que les Grecs donnent à toute personne d'âge.

2 Christ est ressuscité !