La neige le long de la fondamenta rappelait le contact du marbre poli par les pieds d’autres gens, et elle était si froide et si dure qu’elle brûlait les orteils nus de Tycho.
Il s’en apercevait à peine.
Sa tête était remplie des souvenirs de maître Thomas. Et il avait oublié qu’il avait saisi un couteau en s’échappant de l’imprimerie. Il se retrouva au bord d’un combat de rue par accident.
Durant cette nuit de janvier, Tycho rencontra trois femmes qui allaient changer sa vie pour toujours. Si on pouvait compter une stregoi de onze ans, rousse, comme une « femme »… À dix-huit ans, l’esclave nubienne comptait. Giulietta di Millioni, quinze ans, aussi, mais Tycho la rencontra en dernier et seulement brièvement.
— Lames interdites…, dit une voix outrée.
Une fille noire comme une nuit sans lune, dont les cheveux tressés se finissaient en minuscules dés d’argent, se tenait debout, furieuse. Ses yeux de prédateur en avaient aussi le regard. Une main reposait sur sa hanche, l’autre s’agrippait à un arbre givré, sur une fondamenta bordant le canal. Son signe de tête vers le couteau dans la main de Tycho fit danser un peu plus ses tresses à extrémités d’argent. Du sang suintait au-dessus de son œil.
— Quoi ? dit-elle. T’as encore jamais vu de Nubienne ?
— Non, jamais.
Même si le contact avec une tresse ornée d’argent le brûlerait, Tycho leva le pouce jusqu’aux sourcils de la fille pour toucher le sang. Une poigne d’acier l’empêcha de porter son doigt à la bouche.
— Non ! dit-elle.
Ses tresses oscillaient comme les herbes vénéneuses dans le canal, le forçant à se retenir alors que l’odeur de la fille l’attirait. Un mélange de vin, d’ail et de puanteur montait d’elle. Malgré ses pieds sales et une robe cisaillée au genou, elle avait l’air dangereuse et élégante. Surtout dangereuse.
Quel âge avait-elle ?
Un âge suffisant pour se trouver dans une bagarre de rue, à l’évidence. Fauchant son couteau au garçon, elle le jeta avec désinvolture dans le canal à côté d’eux.
— Tu connais la loi.
Oui, parce que maître Thomas l’avait connue. Et les souvenirs du maître des livres étaient à présent les siens, transférés dès le moment où il lui avait brisé le cou, même si beaucoup d’entre eux avaient déjà commencé à s’effacer. Lorsque Tycho leva les yeux, la Nubienne l’observait, les yeux scintillant dans la lumière des étoiles. Elle le prenait pour un Castellani à cause de sa tunique volée.
— Quelle est ta paroisse ?
Toutes et aucune. Il vivait partout et nulle part. Hors du chemin d’étrangers, de la Garde, et de ceux qui pourraient lui faire du mal ou avaient besoin qu’on leur en fasse. Ce n’était probablement pas la réponse qu’elle cherchait.
— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il plutôt.
— Amelia, répondit-elle avec un large sourire face à son changement de sujet.
— Et toi, où habites-tu ?
— Près d’ici. Je suis femme de chambre. Enfin, depuis que dame Desdaio a emménagé.
Ils ne trouvaient ni l’un ni l’autre que la fille avait l’air d’une femme de chambre. Même si Tycho savait ce que c’était seulement grâce à des souvenirs qui se fragmentaient.
— Dame… ?
— Desdaio, ma maîtresse.
— Comment est-elle ?
Amelia soupira de façon exagérée.
— Un chou ! répondit-elle, avec un rajout de miel et une cuillerée de sucre en plus. Je la détesterais bien, mais c’est impossible.
— Ça a l’air affreux.
— Ça devrait l’être, reconnut Amelia. Mais elle ne l’est pas. De grands yeux et de gros nichons. J’ai peur pour elle. C’est aussi une fortune ambulante. Même si, ça va de soi, les hommes ne désirent pas simplement son argent ni son corps…
— Elle est riche ? interrompit Tycho.
Amelia leva les yeux au ciel.
— Bien sûr. C’est l’héritière du vieux Bribanzo. Des boîtes de bijoux, des coffres remplis de pièces, des robes de velours à n’en plus finir, des rouleaux de soie changeante, des peintures…
— Qu’est-ce que les hommes veulent d’autre ?
— Tu sais ce qui arrive à l’innocence ?
— Elle meurt ?
— Quelqu’un la tue.
— C’est ce qui t’est arrivé ?
— Merde ! dit-elle. C’est quoi ce genre de question ? (Elle leva le visage pour lui adresser un grand sourire. Ses yeux scintillaient dans la lumière d’une torche flamboyante, accrochée à une arche derrière lui. On voyait nettement la pulsation du sang dans son cou.) Embrasse-moi donc.
Il s’enfuit, suivi de cris d’insultes indignés, tandis qu’il se perdait dans une série de rues secondaires sinueuses, traversant un passage souterrain en baissant la tête, jusqu’à une large ruelle de l’autre côté. Au cours de sa fuite, le ciel nocturne passa de la teinte rouge qu’il avait subitement prise à un bleu-noir plus normal, les maisons perdirent leurs arêtes brillantes et sa boule au ventre se relâcha un peu.
Il avait assez de bon sens pour savoir que sa colère et sa faim étaient interchangeables ; deux mots différents pour décrire ce qui avait acidifié sa bouche lorsque la fille nubienne avait levé la tête et exposé sa gorge.
Il était entouré de statues, de fresques et d’incrustations de marbre.
Les palais qui bordaient le Canalasso étaient les plus majestueux de la cité. Il s’agissait d’édifices luxueux, décorés de sculptures et de minuscules carrés de verre coloré. Nombre de palais étaient peints. Les ciselures, pierres variées et peintures ne ressemblaient à rien de ce qu’il avait déjà vu. Dans son esprit fracturé, les bâtiments étaient de bois ou de terre.
Les murs d’une grande salle avaient une double paroi de rondins remplie de terre tassée. Un toit de gazon reposait sur des poutres grossières. En hiver, la neige gardait la chaleur dans la salle. Celle de Venise était si fine que Tycho l’identifiait à peine à de la neige.
Comment sa ville natale pouvait-elle avoir brûlé cent ans auparavant ? Bjornvin était présente dans sa mémoire. Pas parfaite, certainement pas, mais réelle et récente.
Après cela… ?
Il se souvenait d’une hache entamant la coque d’un navire. De son bref aveuglement lorsque quelqu’un avait introduit une lampe dans sa prison. Il n’avait pas compris que sa vision s’était modifiée avant que la lumière lui parvienne. Et jusqu’à ce qu’il se jette à la renverse du petit bateau, il ne s’était pas rendu compte qu’il se déplaçait plus vite que les autres. Tout le monde ici semblait se mouvoir avec maladresse, trébuchant dans les ruelles sombres, distinguant à peine ce qui s’y trouvait.
Au début, il s’était demandé ce qui n’allait pas chez eux. Qui étaient ces personnes gauches. À présent qu’il possédait de nouveau des fragments de mémoire, ainsi que les souvenirs de maître Thomas, il en venait à se demander s’il était un tant soit peu « une personne ».
— Qui va là ?
Tycho se laissa tomber dans l’obscurité qui chatoyait. Lorsqu’elle se referma sur lui, des colonnades s’éclairèrent. Il vit des casques d’acier coniques, des pourpoints rembourrés de paille avec des écailles d’acier bon marché. Cinq gardes. Deux d’entre eux étaient armés de dagues, deux autres de piques, et leur sergent d’un marteau de guerre qui pendait à sa ceinture. Tous portaient des bottes cloutées pour marcher sur la glace.
— J’ai vu quelqu’un.
— Où ? demanda-t-on avec dédain.
— Là-bas, insista un jeune qui montra du doigt l’endroit où Tycho se tenait dans l’ombre.
Leur sergent scruta l’obscurité.
— Chef ? dit quelqu’un.
— Rien, répliqua-t-il. (Le sergent gifla le garçon derrière la tête.) Il a peur de son ombre.
Tycho les fila autour d’une place recouverte d’une fine couche de neige, se déplaçant à leur suite en silence et sans être vu. Il prit soin de garder ses pas dans la boue que laissaient leurs bottes derrière eux sur la neige vierge. Il aurait achevé le circuit s’il n’avait pas levé les yeux et vu des chevaux.
Quatre.
Bondissant du balcon de la Basilica San Marco, ils frappaient l’air de leurs sabots. Il les reconnut tout de suite, par les souvenirs de maître Thomas. Comment l’aurait-il ignoré ? On les avait pillés à Byzance, qui les avait volés à Athènes, où ils avaient décoré l’hippodrome originel. Tycho n’avait jamais vu de cheval de près.
Remerciant les maçons qui avaient sculpté la façade de la basilique, Tycho se servit d’une prise de pied après l’autre pour escalader une colonne et s’installer sur la balustrade du balcon. Il laissa derrière lui des empreintes boueuses d’orteils sur la tête d’anges de pierre. Il s’attendait à trouver les quatre chevaux de bronze. Pas l’enfant rousse assise derrière.
Levant les yeux vers lui, elle lui adressa un grand sourire.
— Eh bien, dit-elle. Quelle surprise !
L’enfant se blottissait au-dessus d’un feu qui vacillait dans le vent nocturne. Ses flammes piégées dans ses mains en coupe ne brûlaient rien, sinon l’air qui passait entre elles.
Elle avait les cheveux gras, et ses yeux verts l’observaient, indéchiffrables, tandis qu’il hésitait, à moitié sur la balustrade, un pied encore posé sur l’auréole d’un ange de pierre.
— Impressionnants, pas vrai ? (Elle caressa la patte d’un étalon.) Volés à la Grèce par les Romains, à Rome par les Grecs romanisés, à eux par nous…
— « Nous » ? demanda Tycho.
— Enfin, eux, en fait. (La fille le regarda, n’ayant qu’à moitié enjambé le balcon, et leva les sourcils.) Peur des sorcières ?
Lorsque Tycho fronça les sourcils, le sourire de la fillette s’accentua. Il finit donc d’enjamber la balustrade, regrettant de ne plus avoir le couteau de l’imprimeur.
— Curieuse cité, dit-elle. Curieuses faims, que tu ignorais avoir… Tu as raison d’être effrayé. Je ne te le reproche pas.
— Je ne suis pas effrayé.
— Bien sûr que non.
Fermant les mains pour éteindre la flamme, elle retira un petit bout de pain de sa blouse qui, ouverte, laissa voir des côtes semblables à des brindilles. Onze ans, pensa-t-il, peut-être douze si elle meurt de faim.
— Prends, mange, dit-elle d’un ton moqueur. Ou cherches-tu un autre genre de salut ? (Il saisit le pain et le fourra dans sa bouche. Sa croûte était comme du vieux cuir, son cœur de la sciure. Il avait un goût de cendres et de charbon. Elle rit.) Apparemment oui.
La fille se leva pour ramasser de la neige fondue sur le sol du balcon et la lui offrit. Il but dans ses mains, se demandant pourquoi. La neige était fraîche, quoique sableuse, mais ne changea pas le goût dans sa bouche.
— Tu ne devrais pas être ici, déclara-t-elle.
— Toi non plus.
Elle rit.
— Tu devrais rentrer chez toi.
Les yeux de Tycho se remplirent de neige. De neige, de feu et de cendres.
— Aah ! dit-elle, tu te souviens de ça. (Elle marqua un silence, et, pour la première fois, eut l’air d’hésiter.) Alexa pense que tu t’es noyé. Devrais-je l’informer que ce n’est pas le cas ?
Il ne savait pas quoi répondre. Mais bon, il ne comprenait pas vraiment sa question. Ni comment, lui offrant de l’eau un instant plus tôt, elle se trouvait désormais debout ailleurs. Il savait seulement qu’elle se déplaçait aussi vite que lui. Peut-être le soleil la blessait-il aussi.
— J’ai dompté des passeurs d’âmes, mentionna-t-elle avec amertume. Des mages seldjoukides, même des Kriegshunde. Une compétence dont on aurait bien eu besoin l’automne dernier, d’après ce que j’ai compris. Mais toi… (Sans hésiter, elle se mordit le poignet assez profondément pour faire couler le sang. Puis elle respira à fond et le lui tendit.) Lie-toi.
Le monde devint rouge.
Les chevaux de bronze bondirent à travers une brume écarlate. La faim creusa ses entrailles, sa gorge se serra au goût du sang qui coulait de ses gencives écorchées, là où ses canines s’allongeaient. Lorsque ses sens s’accrurent, Tycho bascula en arrière sur les talons, assommé par l’assaut de ce qu’il voyait, entendait et sentait tout à coup.
— Tu t’arrêtes quand je te le dis. Ou sinon !
Tycho avait l’intuition qu’elle doutait de pouvoir mettre cette menace à exécution. Il pouvait sentir cent mille rivières de sang couler sous la peau crasseuse de la fillette. Un instant, elles furent tout ce qu’il put voir d’elle.
Il saisit son bras pour sucer son poignet. Une seconde plus tard, il crachait par terre, se frottant les lèvres de sa main. Du lait tourné décrivait à peine le goût de son sang. Rien de ce qu’il avait mangé ne s’en approchait. La brume rouge avait disparu, balayée par le choc, et la nuit était sombre autour de lui. Il avait envie de pleurer.
La fille soupira.
Le sang cessa de couler lorsqu’elle lécha son poignet, des croûtes se formant sur les traces de morsure. Elle trempa son gros morceau de pain rassis dans une flaque et lui en proposa une moitié.
— Parfois, une magie n’en aime pas une autre.
Tycho opina du chef, préférant se taire.
Il mastiquait encore le reste de pain lorsqu’elle se rendit au bord du balcon et regarda par-dessus l’étendue assombrie de la Piazza San Marco.
— Bientôt l’aube, signala-t-elle. Nous devrions tous deux nous en aller.
— Dis-moi ton nom.
Elle fit un grand sourire.
— Je t’offre mon sang. Tu veux mon nom aussi ? C’est A’rial. Je suis la stregoi d’Alexa. Sa sorcière favorite.
Il n’eut pas le temps de répondre qu’A’rial était déjà partie.