Giulietta se tourna sur le dos, souleva sa couverture et se leva. Avant de se rasseoir lorsque la petite pièce se mit à tourner. La faim lui creusait l’estomac. Elle l’empêchait de dormir. Aujourd’hui, elle se forcerait à manger.
Un feu brûlait déjà dans sa cheminée et une grande cuvette d’eau chaude reposait sur un support pour qu’elle puisse se débarbouiller. Une plus petite l’attendrait sur la table du petit déjeuner pour qu’elle puisse se laver les mains. Comme une l’avait attendue sur la table au souper. Ce n’était pas l’idée qu’elle se faisait de la captivité.
Le premier jour, elle avait refusé qu’on l’aide à s’habiller.
Mais la vieille femme qui se tenait dans l’embrasure de la porte avait semblé si malheureuse que Giulietta avait cédé la veille et l’avait laissée l’aider un peu. Bien sûr, Giulietta avait toujours une seule et même robe. Et qui semblait à présent fatiguée, quoique quand même plus propre que cette nuit-là dans la basilique, quand elle avait été tachée de sang.
On était loin de ce qui s’était passé quand l’étrange garçon aux cheveux gris s’était laissé tomber du plafond et l’avait trouvée à moitié nue. Peut-être, pensa-t-elle, l’aurait-il laissée se tuer s’il avait su les intentions de son oncle Alonzo.
Giulietta frotta avec colère ses yeux qui se remplissaient de larmes.
On avait bien nommé la salle du Ca’ Ducale. Ce qu’ils avaient fait à son corps, dans la Sala della Tortura, était de la torture. Le souvenir de ses genoux écartés de force la remplissait d’un sentiment d’impuissance. Elle ne pouvait supporter d’y songer mais ignorait comment s’en empêcher. Des nausées la prenaient chaque fois qu’elle se souvenait du viol. Et la magie du docteur Crow avait fonctionné. Elle ne pouvait même pas en parler à elle-même.
Du moins pas à haute voix.
Mais comme la vieille femme qui s’occupait d’elle à présent était sourde et muette, cela ne changeait vraiment pas grand-chose. Son mari était pareil. Il était difficile de leur donner un âge. Pour Giulietta, tous les gens plus âgés qu’elle avaient l’air vieux.
La vieille femme sécha les larmes de Giulietta avec soin, lui lava le visage avec un tissu humide et l’aida à se vêtir, nouant les rubans avec des mains tremblantes. Giulietta s’occupa des boutons elle-même. Autrement, la nourriture aurait largement le temps de refroidir.
Son petit déjeuner du jour se composait de pain frais, de fromage, d’une pomme ratatinée, d’une tranche de tarte chaude, de friandises et de vin chaud avec de la muscade pour se protéger du froid. Son vin paraissait fortement coupé. Le couple âgé la considérait à l’évidence comme une enfant. La pomme et le gâteau étaient déjà tranchés. Les couteaux n’avaient pas été mis aujourd’hui.
— J’aimerais me promener, annonça Giulietta.
L’homme regarda la femme, qui prenait toutes les décisions. Elle pencha la tête d’un côté d’un air pensif. Giulietta alla donc se placer droit devant elle.
— S’il vous plaît.
Ils pouvaient tous les deux lire sur ses lèvres, ce qui signifiait qu’ils comprenaient l’italien. Elle avait déjà décidé qu’ils avaient pu autrefois parler ou entendre, ou les deux. Cela la poussait à se demander qui ils étaient. Elle était prisonnière. Cela faisait peu de doutes.
Prisonnière dans une geôle chaude, joliment décorée, au milieu de…
Et là s’écroulaient les connaissances de dame Giulietta.
Elle se trouvait forcément quelque part. Puisqu’elle n’était pas encore sortie, que les volets étaient verrouillés et que la lucarne ne montrait que des nuages, comment pourrait-elle s’échapper si elle ignorait où elle était ?
— S’il vous plaît, insista-t-elle. Laissez-moi faire une promenade.
Ce fut peut-être le « s’il vous plaît » qui fit la différence.
Ils devaient savoir que ce n’était pas un mot qui venait facilement aux lèvres d’une princesse Millioni. Parce que le vieillard regarda la femme et quelque chose passa dans le silence entre eux. Elle hocha la tête, et l’homme âgé alla chercher un manteau de fourrure, du blanc le plus pur. Et cela intrigua dame Giulietta plus que jamais. Car un manteau aussi rare devait être d’une valeur inestimable.
Elle n’avait vu de sa prison que sa chambre et la petite pièce où ils mangeaient. Mais la femme mit la main dans sa poche pour prendre une clef, jeta un coup d’œil au vieillard pour se rassurer et ouvrit au monde qui s’étendait au-delà.
Tant de meubles remplissaient la petite entrée que Giulietta dut se tourner de côté pour se glisser entre une chaise de bois et un coffre, et se diriger vers la porte. Décrochant une lourde clef d’un clou, l’homme déverrouilla la porte d’entrée et se recula.
Giulietta était emprisonnée dans un tout petit temple.
Un tout petit temple en bois, entouré d’un jardin clos monté en graine, tacheté de neige et dépouillé par l’hiver. La moitié des arbres semblait dévastée, l’autre moitié avait l’air morte. Giulietta n’était pas sûre de connaître leur espèce. Le mur qui ceinturait cette désolation était plus haut qu’elle. Bien plus haut.
— Où suis-je ? (Le vieillard la regarda.) Dites-moi.
Bien sûr, il était muet, et Giulietta ne savait pas à quoi elle s’attendait comme réponse. Elle s’aperçut alors qu’il jetait un coup d’œil vers un poteau et se demanda s’il s’agissait de sa réponse. Deux queues de chevaux stylisées étaient suspendues à ce pieu coincé dans la neige. À voir l’argent noirci qui décorait le tronc, elle devina qu’il était là depuis un certain temps. Le ciel paraissait familier et l’air sentait le sel comme il le fallait.
— Suis-je toujours à Venise ? (Lorsque le vieillard lui tourna le dos, elle vint se placer face à lui et il soupira. Giulietta décida qu’une question directe donnerait peut-être plus de résultats.) Je suis bien à Venise, n’est-ce pas ?
Le vieil homme secoua la tête, puis opina du chef.
— Qu’est-ce censé signifier ? demanda-t-elle.
Le sourire de l’homme était gentil, mais pas plus utile que ses hochements de tête contradictoires. Elle se dirigea donc vers le mur, et l’entendit derrière elle se hâter de la suivre. Il y avait une seule porte. Inutile de dire qu’elle était fermée à clef.
— Ouvrez-moi ceci. (Le vieillard secoua la tête.) S’il vous plaît, insista Giulietta. Laissez-moi voir ce qu’il y a de l’autre côté.
Pour s’évader, elle avait besoin de savoir exactement où elle se trouvait. Et pour cela, il fallait qu’il ouvre le portail. Mais il se contenta de secouer la tête lorsqu’elle le demanda. Dame Giulietta se rendit vite compte qu’il pouvait le faire aussi souvent qu’elle posait la question. Cela ne changea rien qu’elle supplie, enjôle ou commande comme une princesse Millioni. Il ne déverrouillerait pas le portail.
— Quelqu’un vous a-t-il ordonné de ne pas l’ouvrir ? (Le vieillard hocha la tête.) Qui ? réclama-t-elle.
Il secoua tout aussi bien la tête pour tous les noms qu’elle proposa. Mais elle n’avait aucun moyen de savoir si c’était parce qu’elle suggérait les mauvaises personnes ou s’il n’avait aucune intention de le lui dire. La journée de la jeune fille tira donc lentement à sa fin, tandis qu’elle avait l’horrible impression de se retrouver piégée dans un conte de fées. L’un de ceux que sa mère lui narrait lorsqu’elle était encore en vie. Après avoir soupé de bonne heure, Giulietta décida qu’elle avait besoin d’une autre promenade.
— S’il vous plaît, dit-elle. (Le vieillard regarda la vieille femme, qui secoua la tête.) Ça m’aidera à dormir plus tard, persista Giulietta. Vous voulez que je puisse dormir, n’est-ce pas ?
Au soupir de la vieille femme, le vieillard sourit. Il attrapa la clef sur le mur près de la porte, tandis que la femme allait chercher le manteau de fourrure. Une fois la jeune fille bien enveloppée, l’homme ouvrit la porte pour laisser entrer les ténèbres.
Et un démon pénétra avec elles.