22

T’as du sang mamelouk ?

Tycho secoua la tête.

— Je te l’avais dit, fanfaronna Pietro. (Il repoussa des mèches désordonnées de cheveux noirs qui tombaient sur son visage enfantin, y étalant la saleté plus uniformément.) Ils sont en train de tuer des Mamelouks, expliqua-t-il. Rosalyn pensait… (Il jeta un coup d’œil de l’autre côté.) Enfin, la Garde de la cité te cherche. Et une fille noire aux cheveux tressés. Alors Rosalyn pensait que tu devais être mamelouk…

— Sinon, dit celle-ci, il doit être esclave.

— C’est ça, approuva Josh. Ton maître est assez important pour se servir de la Garde. (Il eut tout à coup l’air inquiet.) Ce n’est pas un des Dix, hein ?

Rosalyn se leva précipitamment.

Elle montra les dents lorsque Tycho l’arrêta. Derrière lui, Pietro saisit une demi-brique.

— Si tu fais du mal à ma sœur… !

— Je ne lui en ferai pas.

Tycho posa les doigts sur la tête de Rosalyn et vit les yeux de Josh se plisser et son visage se durcir devant la scène.

— Je suis sérieux ! insista Pietro.

Tycho acquiesça d’un signe de tête mais ne retira pas ses doigts.

Je peux le faire, se dit-il. Si ça peut se produire par accident, ça le peut aussi à dessein. Il laissa cette idée couler doucement à travers son corps, la sentant circuler de ses doigts jusqu’à l’esprit de la fillette. La fille noire dont elle parlait était la Nubienne qu’il avait déjà vue. Pour tout le monde, les soldats de la Garde ressemblaient à des criminels.

— De la sorcellerie, lâcha Rosalyn en reculant.

Pietro leva sa brique et Josh tendit la main pour prendre un poignard à sa ceinture.

Tycho aurait pu être obligé de les combattre, et peut-être d’en tuer un, mais la lune fit cesser l’affrontement avant qu’il ait commencé. Glissant de derrière des nuages, elle éclaira la porte de son entrepôt de bois en ruine. Elle éclaira aussi le visage de Tycho, même s’il ne le comprit que lorsque celui de Rosalyn s’adoucit et qu’elle se déplaça, presque inconsciemment, pour se placer entre Josh et lui.

— Attendez ! dit-elle.

Ils se figèrent, Pietro avec sa brique levée, Josh renfrogné et Tycho oscillant sur ses pieds. Rosalyn regarda dans les yeux mornes du jeune homme.

— Es-tu un esclave ? demanda-t-elle. Est-ce pour ça qu’ils te pourchassent ?

— Je l’ai été, admit-il. Mais c’était avant ici.

— Et je suppose que ta mère était une princesse ? lança Josh méchamment. Ton père a été capturé au combat ? Ton grand-père vivait sans doute dans un palais. (Il leva les yeux au ciel avec dérision.) Tous les esclaves évadés prétendent être des princes.

Tycho se demanda à combien d’entre eux il avait parlé. Puis il fut curieux de savoir combien d’esclaves évadés il y avait à Venise. Une dizaine, une centaine, davantage ? Que se passait-il lorsqu’on les capturait ?

— Étais-tu un prince ?

— Rosalyn… !

Josh avait l’air exaspéré.

— Je demande, c’est tout. Avais-tu vraiment un palais ? Ta mère était-elle réellement une princesse ?

— Ma mère est morte à ma naissance. Elle était esclave avant ça. Je ne sais pas, elle a peut-être été princesse avant d’être esclave. Personne ne me l’a jamais dit. La femme qui m’a élevé l’appelait « madame »…

Rosalyn pencha la tête sur le côté.

— Il dit peut-être la vérité, dit-elle. Autrement, il nous raconterait que son palais était immense.

— Et il est peut-être juste rusé, rétorqua Josh, impassible. Il a l’air rusé. Il est peut-être juif. Ses cheveux sont assez curieux.

— Les Juifs ne sont pas esclaves.

Josh cracha.

— Ils devraient l’être.

Rosalyn rougit, son visage s’assombrit et elle se mordit la lèvre. Elle serra ses bras autour d’elle, faisant saillir ses petits seins et arrachant un sourire idiot à Josh. La nuit colportait une atmosphère de tension et d’étrangeté. Un vent frais se leva, chargé de parfums qui demandaient à Tycho qu’il cherche leur origine, mais qui disaient à Rosalyn de fuir.

— T’as faim ? lui demanda-t-elle.

Tycho secoua la tête.

— Rosalyn !

— Quoi ?

La fille regarda nerveusement…

Qui ? s’interrogea Tycho. Son frère ? Son amant ?

Étaient-ils des enfants abandonnés réunis par hasard ? Il les observa de plus près pour essayer de le deviner. Frère et sœur, peut-être. Ils avaient un air de famille. À moins que ce soit simplement la faim dans leurs yeux et la saleté.

Comme si elle percevait sa réflexion, Rosalyn dit :

— Josh est mon chef. Pietro mon frère. Nous allons à San Michele. Tu devrais venir.

— C’est une île, ajouta Pietro.

— Il sait ça…

— Comment le saurait-il ? demanda Josh. Il est étranger. Il ne sait rien. (Il indiqua Tycho d’un brusque signe de tête.) Moi, je dis de le laisser.

Tycho pensa leur avouer que traverser l’eau lui donnait mal au cœur. Que même franchir un pont le mettait mal à l’aise. Mais il ne voulait pas qu’ils le sachent. Il les regarda donc plutôt partir, et entendit Josh grogner lorsque Rosalyn jeta un coup d’œil en arrière.

Le pillage du fondak du sultan dura jusqu’à l’aube. Un étranger aurait pensé que toutes les autres maisons du canal s’étaient liguées contre une seule, et étaient en train de l’attaquer. C’était faux. À l’intérieur de ces murs, tout l’espace était mamelouk. Une zone aussi étrangère que la France ou Byzance elle-même. Juste plus facile à piller, avec moins de distance à parcourir pour transporter le butin.

Des hurlements indiquèrent à Tycho qu’il se trouvait à proximité.

Il sentait la foudre dans l’air. Levant les yeux, il s’attendit à voir des nuages orageux, mais découvrit un fragment de lune qui troubla son esprit.

La faim était l’élément qui manquait à sa vie.

Autour de Tycho, des Vénitiens mangeaient bruyamment des grenades volées, se léchant les lèvres d’un air satisfait. Des mendiants se penchaient sur des figues sèches tels des avares sur de l’or. Des chiens luttaient pour des pâtisseries que des pillards avaient prises et n’avaient qu’à moitié mangées avant de les jeter, car trop étranges à leur goût. Cela rendit Tycho certain d’un manque en lui.

Il ne pouvait plus distinguer les goûts. Manger ou non changeait peu de chose à son bonheur. Cela ne semblait même pas nécessaire pour le garder en vie. Et pourtant, il avait menti à Rosalyn en disant qu’il n’avait pas faim. Il avait une faim qu’aucune nourriture ne pouvait combler, qu’il traînait après lui telle une ombre qu’on ne pouvait voir qu’à moitié, parallèle au monde dans lequel il vivait.

À présent, les spectres étaient bel et bien morts, pour lui. Soit ils l’avaient abandonné, soit c’était l’inverse. Il essayait d’éviter de retourner voir la cité vide qui se trouvait sous celle-ci. Elle était trop étrange, trop solitaire, trop similaire à lui. Les bêtes qui y erraient le terrifiaient. Il était incapable d’affronter ses peurs dans le miroir déformant de la cité vide.

Elle l’appelait, bien sûr.

Mais pas aussi violemment que les hurlements des femmes en haut, devant lui. Il avait presque rejoint la source de ces cris lorsqu’une Nubienne aux tresses ornées d’argent l’arrêta.

— Alors, vas-tu m’embrasser, cette fois… ? (Elle sourit.) Je me doutais que non.

Il tressaillit lorsqu’elle tendit la main vers lui, effrayé par les dés d’argent qui étincelaient au clair de lune.

— Ne révèle pas tes faiblesses, dit-elle. Seulement tes forces. Et, si tu les ignores encore, garde le silence. (Tycho essaya de dire qu’il était le meilleur ami du silence, mais elle n’avait pas fini.) Le changement est douloureux, lui confia-t-elle. Mais ne pas changer c’est…

— … mourir ?

— Tu n’as pas cette option. Plus tu passeras de temps à te battre contre celui que tu es, plus ta transformation sera difficile. Crois-moi, assura-t-elle, nous sommes suffisamment différents pour nous ressembler.

Plus elle s’approchait, plus Tycho captait d’odeurs. La sueur, les excréments, l’ail, les clous de girofle et quelque chose d’autre.

La Nubienne rit doucement.

— Qu’est-ce qui provoque ta faim ?

— Je ne sais pas.

— La plupart des garçons désirent ceci.

Elle glissa la main sous sa jupe et se toucha. Elle lui barbouilla le visage avec son doigt en riant.

— On peut te faire confiance pour être différent.

— Je ne le suis pas, mentit Tycho.

— Tu désires… quoi ? (Elle leva les yeux vers la lune.) Pas exac­tement la Déesse. Même si ta faim croît à son rythme. Mais ses marées sanglantes ne te donneront pas le sang dont tu as besoin… (Sa voix semblait appartenir à quelqu’un de plus âgé. Et quelque chose d’étrange dans ses yeux le fit frissonner.) Tu vas te nourrir, affirma-t-elle.

— J’ai essayé de manger…

La gifle de la Nubienne lui projeta la tête sur le côté.

— Écoute-moi, siffla-t-elle. Ça fait deux fois que je t’aide, main­tenant. Une fois, gentiment, celle-ci, non. Lorsque nous nous rencontrerons de nouveau, on sera comme des étrangers. Tu me comprends ?

Tycho ne comprenait pas.

— Où suis-je ?

— Ici, répondit-elle. Par opposition à « là ». « Poussière et cendres, morte et bien morte. Bjornvin a dépensé ce qu’elle a gagné. » Tu ne retourneras jamais en arrière. Personne ne le fait. Personne ne le peut. Il n’y a rien auprès de quoi retourner. Va maintenant, nourris-toi !