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Une face de lion sculptée entre des ailes de chauve-souris décorait la clef de voûte d’une arche au-dessus de la porte d’un vieux palais. Sur la rive gauche du Canalasso, en aval de la Volta, à gauche de San Gregal, le palais était en cours de restauration. Par coïncidence, il se situait presque en face de l’entrepôt mamelouk pillé.

La face aux ailes de chauve-souris était gravée dans un médaillon.

Il s’agissait d’une patera, dont il y avait plusieurs milliers d’exemplaires à Venise, représentant des centaines d’insignes différents. Tout le monde dans la cité pouvait identifier le lion qui lisait un livre. Le lion était Venise, le livre l’Évangile selon saint Marc, leur saint patron. La patera symbolisait Venise, ce qui expliquait pourquoi on pouvait la voir partout.

Sa marque se trouvait sur la Dogana di Mar, sur le Palazzo Reale, situé d’un côté de la Piazza San Marco, où les autorités se réunissaient, et sur l’hospice Orseolo en face. Elle se trouvait sur la Zecca, qui frappait les ducats, sur le campanile, qui servait également de phare, et sur un endroit où on pendait les corps des traîtres.

Elle recouvrait pratiquement le bucintoro, la barque de cérémonie de Marco IV. Un vaisseau si peu fonctionnel qu’il parvenait à peine à naviguer sur le Grand Canal, et si déséquilibré qu’il ne pouvait pas évoluer en pleine mer.

Les palais arboraient les écussons de leurs propriétaires.

Les hospices et les écoles des guildes possédaient leurs propres symboles, ainsi que les arsenalotti, et même les Nicolotti et les Castellani, dont la patera n’avait été acceptée que parce qu’elle était très utilisée. Dans un monde où peu de personnes savaient lire et où les églises se servaient de peintures murales pour narrer des histoires édifiantes, la plupart des Vénitiens pouvaient identifier au moins une dizaine de pateræ. En identifier deux ou trois dizaines était plus rare. Une poignée d’érudits en reconnaissait une soixantaine sans effort.

Dans la rue des Scribes, où des écrivains publics juifs préparaient de l’encre, aiguisaient des plumes et gardaient secrètes les lettres qu’ils lisaient à voix basse pour un grosso, se trouvait un rabbin qui pouvait en identifier au moins deux cents. Mais il y avait des pateræ – écaillées et pourries par le vent, la pluie et le sel marin – qui demeuraient obscures parce que le dernier érudit à les connaître était mort depuis longtemps.

On considérait le masque aux ailes de chauve-souris comme l’une de celles-ci.

Le Maure qui attendait son gondolino ce vendredi après-midi de janvier savait ce qu’elle représentait, et se réjouissait que d’autres ne le sachent pas. Il avait acheté le palais, situé près de la Dogana, parce qu’il trouvait amusant que la maison appelée à présent Ca’ il Mauros affiche l’un des deux seuls exemples de la patera des Assassini. Ou du moins, des deux exemples que l’on pouvait voir publiquement. Le maître des Assassini qui avait fait sculpter cette patera était décédé depuis longtemps, et ses descendants s’étaient battus au cours des générations pour la garder, sans savoir ce qu’elle représentait. Ils n’avaient vendu le palais, à contrecœur et avec mauvaise grâce, que lorsque les réparations étaient devenues trop coûteuses pour leur bourse.

— Vous serez en sécurité ?

— Ma chérie… (Rassemblant les pans de sa robe, Atilo embrassa sa bien-aimée sur les deux joues et sourit.) Ça va aller. (Lorsque Desdaio leva son visage, il laissa ses lèvres toucher les siennes avant de reculer.) Je vais au palais pour quelques heures. Rien d’important.

— Vous êtes l’un des Dix, maintenant…

Atilo considérait sa victoire sur la flotte allemande comme bien plus importante que tout ce qui pourrait provenir d’une discussion avec neuf autres hommes. Mais c’était de Venise dont il s’agissait. Même si le duc Marco IV possédait la côte istrienne de l’Autriche à Byzance, la Cour ne s’intéressait instinctivement qu’à elle-même, contemplant surtout son propre reflet. Entrapercevoir brièvement des amants par la fenêtre d’une pièce éclairée aux chandelles donnant sur le Grand Canal comportait plus d’intérêt que savoir que des princes étaient assassinés sur ordres vénitiens à des kilomètres de là. Le monde extérieur n’existait que comme un lieu d’où la cité pouvait retirer de l’argent. Si une affaire était bonne, cela suffisait. Venise s’attardait à peine sur les circonstances de ces affaires, voire pas du tout.

— Je serai de retour pour les complies.

— Vous dînerez à ce moment-là ?

Atilo soupira. Il y aurait à manger à Ca’ Ducale s’il avait faim, mais Desdaio désirait manifestement qu’ils dînent ensemble.

— Un plat léger.

— Je ferai quelque chose.

— Desdaio. Nous avons une cuisinière.

— Ce n’est pas pareil…

La fille du seigneur Bribanzo avait découvert la joie de s’habiller elle-même, de se brosser les cheveux, de se laver le visage et de préparer à manger. Ces corvées avaient empoisonné la vie de la mère d’Atilo, l’épouse malchanceuse d’un poète astronome qui gaspillait son argent dans des instruments pendant que ses enfants traînaient dans la rue et que sa propriété tombait en ruine.

Atilo trouvait cela étrange et curieusement touchant.

— Des œufs, alors.

Malgré le froid de janvier, elle resta sur les marches, éclaboussée par les embruns, ses chaussures trempées de temps à autre par une vague brutale, tandis qu’Atilo s’installait confortablement et que Iacopo faisait une profonde révérence à Desdaio, balayant son corps des yeux. Puis il saisit sa rame d’un grand geste, dénoua les cordes qui maintenaient le gondolino, et poussa au large dans ces marées qui rendaient le pilotage difficile à l’embouchure du Grand Canal. Le jeune homme paraissait s’appliquer à traverser les flots agités aussi promptement que possible, mais Desdaio ne pouvait se défaire de l’idée qu’il la regardait toujours.

Si Iaco continuait à la mettre mal à l’aise, elle demanderait à Atilo de lui trouver un autre emploi, ou bien de se débarrasser définitivement de lui. Elle aimait bien Amelia, en revanche. Pas belle mais saisissante. Cette peau noire, cette mince silhouette et ces cheveux tressés avec des dés d’argent. Elle était curieuse de savoir si Atilo avait… Sentant son estomac se nouer, Desdaio refusa d’aller au bout de sa pensée. Son futur époux était connu pour avoir vécu comme un moine avant de la courtiser. Tout le monde le disait. Elle était sûre qu’ils avaient raison.

— Amelia, j’ai besoin de ton aide dans la cuisine.

— Ma dame ?

— Pour hacher.

La jeune Nubienne jeta un bref coup d’œil à la fenêtre, où la fin d’après-midi s’était changée en début de soirée et où les contours d’une dizaine de gondolini s’étaient fondus dans l’obscurité, au point d’en devenir presque invisibles. Elle se contenta de dire :

— Je pensais que vous m’aviez expliqué que le seigneur Atilo voulait des œufs, ma dame.

— J’en inclurai.

— Si vous me faites hacher…

La fille hésita, puis se détourna, décidant qu’il valait mieux se taire.

Desdaio se rendit compte qu’elles n’avaient jamais vraiment discuté. Quelques salutations, un bonjour de temps en temps, et un simulacre de révérence de la part d’Amelia. Desdaio ne savait aucunement où son esclave était née. Pas même si elle était chrétienne.

— Où sont tes parents ? Amelia

Amelia ferma la bouche avec un bruit sec. Marmonnant des excuses, elle se détourna… mais Desdaio l’empoigna, sentant Amelia se débattre avant de s’immobiliser lorsqu’elle posa sa joue contre son visage et refusa de lâcher prise.

— C’était stupide, reconnut Desdaio. C’est moi. Je suis navrée.

Amelia rit à travers ses larmes.

— Ma dame. Iacopo et moi… nous sommes orphelins. Tous les domestiques de l’amiral le sont.

— Même Francesca la cuisinière ?

— Oui, ma dame, dit Amelia en opinant du chef.

— Qu’allais-tu dire ? À propos de hacher ?

— Francesca vous laisse venir dans la cuisine, parce que…

— Elle ne peut refuser ?

— Oui, ma dame. Vous êtes la maîtresse de cette maison. Moi, je ne suis pas la bienvenue dans sa cuisine. Personne ne l’est. Ça fait longtemps que Francesca est avec le seigneur Atilo. Lui aussi frappe avant d’entrer.

— Alors nous frapperons, répondit gaiement Desdaio.