Pour la deuxième fois en quelques jours, Giulietta se sentait étouffée par la carpette persane dans laquelle on l’avait enroulée. Elle n’avait jamais ressenti une telle impuissance. Pas même lorsque l’abadessa lui tenait les poignets, que le docteur Crow lui figeait la langue et que maîtresse Scarlett lui écartait les genoux de force…
Elle avait la gorge pleine de sanglots, ce qui ne fit que rendre sa respiration difficile lorsque son nez commença à couler. Et il était de toute manière assez dur de respirer enveloppée dans un tapis. Elle essaya de se concentrer sur ce qui se passait dehors. Elle était dans un genre de bateau. Mais que ce soit une petite embarcation ou une grande galère…
Comment le saurait-elle ?
En entendant la quille grincer sur du gravier, elle comprit qu’ils avaient touché terre et elle eut sa réponse. Un petit bateau et un court trajet. Après avoir été débarquée, sa prison étouffante fut jetée au sol et relevée presque aussi vite lorsque quelqu’un siffla avec colère.
— Il est persan. Je ne te paie pas pour mettre de la merde dessus.
Les hommes qui répondirent semblaient schiavoni.
Hissant le tapis sur leurs épaules, ils portèrent la jeune fille le temps de gravir une légère côte. À l’intérieur, à présent bâillonnée et les mains coincées par l’étroitesse du tapis, Giulietta entendait les imprécations des hommes qui traversaient péniblement les bancs de boue. Le voyage avait été si bref qu’elle se demandait si elle n’était pas revenue à son point de départ. À Venise, ou sur le continent vénitien. Mais pas, semblait-il, près de la Riva degli Schiavoni.
Oncle Alonzo ? Tante Alexa ? Patriarche Theodore ?
Qui lui ferait cela et pourquoi ?
Avait-elle été amenée dans le petit temple du jardin clos par les hommes qui l’avaient enlevée dans la basilique ? Si oui, qui étaient ceux qui venaient de l’enlever de ce même temple ? Et pourquoi étaient-ils de connivence avec les Kriegshunde ?
Dame Giulietta avait aspiré à un peu d’excitation toute sa vie. À travers les leçons de Fra Diomedes, les offices dominicaux à San Marco, les repas officiels avec sa famille. Quelque chose de plus vrai que le rituel et les commérages. À présent qu’elle l’avait, elle désirait retrouver sa vie ennuyeuse d’avant.
Quelque part derrière elle… Dans le mobilier délabré de l’entrée d’un petit temple, sur un divan de cuir dans la Sala della Tortura, sur une route puante à travers Cannaregio, dans un commentaire désinvolte comme quoi elle tuerait son mari si elle n’avait pas le droit de se suicider se trouvaient les morceaux de son enfance brisée.
Incapable de s’en empêcher, Giulietta se mit à sangloter.
Le vieillard était mort sur le coup, la gorge arrachée par un grand coup de griffes du monstre à la porte. La seconde frappe du Kriegshund lui avait ôté la tête. Le bruit d’écrasement qu’elle avait produit en tombant retentissait encore dans ses oreilles. La femme âgée s’était plaquée la main sur la bouche, visiblement sur le point de vomir. Puis elle s’était tournée brusquement vers dame Giulietta.
— Cachez-vous…
Les mots étaient silencieux. Devant l’absence de réaction de Giulietta, la vieille femme l’avait poussée vers sa chambre.
« On peut survivre au viol.
On ne peut survivre à ce que les Kriegshunde vous font. »
La mort du vieillard, les paroles brutales d’Atilo et sa propre terreur l’avaient forcée à se démener et à saisir la clef dans la serrure, claquer la porte de sa chambre derrière elle, la fermer et la verrouiller de l’intérieur. Elle avait traîné un coffre devant la porte, puis y avait ajouté son lit. Et, finalement, elle avait regardé autour d’elle.
Elle disposait de son lit, sa couverture, son matelas. D’une cuvette d’eau pour se débarbouiller qui ferait l’affaire pour boire. D’un seau pour uriner. Et d’une épaisse porte entre elle et le péril au-delà. Rien dont elle puisse se servir comme d’une arme.
On avait commencé à marteler la porte.
— Allez-vous en ! avait-elle crié. Allez-vous en…
Il ne restait alors plus personne pour l’entendre, à part le monstre dehors.
Après une nuit de sanglots, de rage et de promesses faites à Dieu, le matin fit place à la surprise lorsque, après environ une heure de silence, quelqu’un frappa doucement à la porte de la chambre de dame Giulietta. La voix qui accompagnait les coups était douce elle aussi, et très humaine. L’homme de l’autre côté lui offrait la sécurité. Elle n’avait qu’à tourner la clef et pousser ses verrous, s’allonger face au sol et fermer les yeux.
— Et le monstre ?
Le silence fut éloquent, suivi d’un profond soupir.
— Quel choix avez-vous ?
— Et si je ne vous fais pas confiance ?
— Le « monstre » reviendra.
Il avait raison, bien sûr. Quel choix avait-elle ? Quel choix avait-elle jamais eu ? Toute l’existence de dame Giulietta se composait de devoirs et d’exigences. Pourquoi devrait-il en être autrement aujourd’hui ? Au moins elle était encore en vie, ce qui était surprenant. Et elle n’était pas en route pour son mariage avec le roi Janus… Le patriarche Theodore disait toujours de se concentrer sur la bonté de l’existence. Et être toujours vivante après son enlèvement était une bonne chose, n’est-ce pas ?
Giulietta débloqua donc la porte, pensant vaguement que le monstre s’y précipiterait tout de suite. Puis elle s’allongea face au sol et ferma les yeux, les gardant bien clos lorsque la porte commença à s’ouvrir. L’homme qui entra la bâillonna, lui banda les yeux et se servit de la carpette de la sacristie pour l’enrouler étroitement dedans.
Et, après une courte excursion en mer, elle se retrouvait là. Où que ce soit.
— Monseigneur, entendit-elle un Schiavone chuchoter.
— Ce n’est plus loin, maintenant, lui répondit quelqu’un sur le même ton. Plus loin du tout.