34

Il est bizarre, dit Desdaio.

Tout en prenant une autre bouchée de la tourte au chevreuil devant lui, Atilo sentit son sourire, plus qu’il le vit. Elle avait coupé la viande elle-même, haché des légumes racines, moulu du poivre indien et tranché du pain sec pour servir d’assiettes. Il disposait d’une cuisinière pour cela. Tout comme d’une servante, pour qu’elle se tienne derrière sa chaise et remplisse son verre, ce qu’était en train de faire Desdaio avec un pichet.

Il était assis au bout de sa longue table en chêne dans le piano nobile, Desdaio à sa droite. Même si la lumière d’un candélabre faisait étinceler son verre, elle atteignait à peine le plafond aux hautes poutres au-dessus de sa tête, et il se trouvait assis avec elle dans une flaque de clarté entourée par des ombres mouvantes. Ils se servaient tous les deux de fourchettes pour manger. Une habitude que Byzance avait adoptée de ses ennemis les Sarrasins. Une princesse avait amené la mode à Venise deux siècles auparavant, lorsqu’elle avait épousé le doge.

— Peut-être trois, admit Atilo.

Desdaio fit un signe de tête pour indiquer qu’elle écoutait.

Le reste de l’Italie mangeait encore avec des couteaux et leurs doigts, et considérait l’usage des fourchettes à deux dents par la Serenissima comme la preuve que la cité était corrompue par ses liens avec le Levant. Gian Maria de Milan raillait : « Quel besoin l’homme a-t-il d’une four­chette quand Dieu lui a donné des mains ? » Il aurait été encore moins impressionné s’il avait connu les origines païennes de l’ustensile.

— Je dois sortir, tout à l’heure, annonça Atilo en posant sa four­chette en argent et en s’essuyant la bouche avec la main.

Desdaio serait déçue. Elle avait trouvé un harpiste de Bretagne. En cavale, imaginait Atilo. Il devait jouer pour eux ce soir. Ce devait être une surprise.

— Cela ne peut-il attendre ?

— Probablement pas, répondit Atilo. Des affaires du Conseil.

Le visage de Desdaio s’allongea. Rien ne passait avant les Dix. Fille d’un seigneur vénitien, arrière-petite-fille d’un riche cittadino, elle comprenait cela.

— Vous prenez Iacopo ?

— Tycho, dit Atilo. Je vais prendre Tycho.

— Il est bizarre, fit remarquer Desdaio.

Comme la première fois, Atilo garda le silence, attendant simplement que Desdaio mette un peu d’ordre dans ses idées. Les gens la pensaient belle mais simple. Elle ne l’était pas. Elle pensait lentement, c’est tout.

— Il me fait peur, finit-elle par admettre.

— Pourquoi ?

Atilo était intéressé.

— Quelque chose chez lui.

Desdaio se mordit la lèvre. Elle hésita, réfléchissant à ses paroles.

— Ce pourrait être un prince, dit-elle finalement. Quand il ne rôde pas dans les coins tel un mendiant. Je ne dis pas qu’il l’est. Simplement parfois, lorsqu’il nous regarde…

— Il semble… princier ?

— Ne vous moquez pas de moi. Il mange la castradina avec les doigts, mais se lève quand j’entre dans une pièce. Et il observe, tout le temps. Je le trouve dans des salles et ne sais pas comment il y est arrivé. Il est comme une ombre. On ne sait jamais s’il est vraiment là.

— Et Iacopo ne vous fait pas peur ?

— C’est différent.

— En quoi ?

Desdaio rougit, tournant les yeux vers le feu, comme si des bûches instables avaient soudain attiré son attention. Atilo savait qu’elle voulait dire que tous les hommes la regardaient. Iacopo était simplement l’un de ceux-là.

— Devrait-il m’effrayer ? demanda-t-elle plutôt.

Il a poignardé une dizaine d’hommes et tranché la gorge d’un enfant sans hésitation, uniquement parce que c’étaient mes ordres. Il se sert volontiers de ses poings sur les putains, et les prend et oublie de payer la plupart du temps. Lorsqu’il pense que je ne regarde pas, il vous lorgne comme s’il allait vous déflorer sur place si je n’étais pas là.

Et que Dieu me préserve de devoir l’ordonner mais, si je le faisais, il vous poignarderait maintenant, lesterait le sac contenant votre corps avec des pierres et le transporterait à la rame au-delà de la Giudecca lui-même, rentrant pour le petit déjeuner, l’appétit intact.

— C’était juste un exemple.

— Quelque chose ne va pas chez Tycho.

— Il a vécu dans la rue, dit Atilo. Nous ne savons pas ce qu’on a pu lui faire.

— C’est ce qu’il a fait à d’autres qui me tracasse. Oh, je ne suis pas certaine qu’il ait commis un crime. C’est seulement… le fait qu’il parle à peine.

— Accordez-moi un mois, indiqua Atilo. S’il vous inquiète toujours, les Crucifers Noirs pourront l’avoir.

C’était un mensonge, bien sûr. Il ne pouvait pas davantage le donner aux Crucifers qu’informer la duchesse Alexa qu’il avait changé d’avis et ne voulait plus du garçon comme successeur. Et ce serait un mensonge à son tour. Il voulait le garçon, mais selon ses propres conditions.

— Vous laisseriez des Crucifers le torturer ?

— Ma chère…, commença Atilo avant de changer d’avis.

Qu’elle pense cela, plutôt que ce qu’il avait réellement souhaité exprimer : que Tycho pourrait rejoindre les membres de l’Ordre, étant d’un tempérament plus sinistre qu’eux.

À présent elle le laisserait rester. Elle l’aurait probablement accepté si l’autre solution avait été l’entrée de Tycho dans l’ordre. Desdaio détestait les Crucifers Noirs, ne comprenant pas à quoi ils servaient. L’Ordre blanc protégeait Chypre et gardait des caravanes au Moyen-Orient. Les Crucifers Noirs soutiraient tous les derniers péchés par la torture, avant de pardonner l’ensemble. La finalité de l’Ordre Noir était de s’assurer qu’aucun prisonnier ne rejoigne Dieu avec des crimes sur la conscience.

 

— Sais-tu ramer ? demanda Atilo en montant avec Tycho sur l’embarcadère situé après la porta d’acqua de Ca’ il Mauros.

Non, bien sûr que je ne sais pas… Le garçon secoua la tête.

— Alors apprends vite, grogna Atilo en s’installant dans une vipera et en se calant confortablement. (La nuit était claire et remplie d’étoiles, une vieille lune flottait au-dessus de la cité, déjà fatiguée comme le sont les quartiers de lune en déclin.) Et quand je te pose une question, tu réponds. Et tu m’appelles « monseigneur ». Compris ?

Tycho hocha la tête, trop nauséeux pour parler.

Atilo siffla d’irritation.

Leur promenade à travers l’embouchure du Grand Canal leur souleva le cœur ; ce fut un vrai cauchemar. Il prit cinq fois plus de temps que nécessaire, selon Atilo. Jetant des regards furieux à son maître, le garçon se demanda si celui-ci savait qu’une seule chose le préservait de la noyade : sa propre peur de se retrouver seul sur l’eau. Même si on l’avait informé de ce qui se passerait s’il se rebellait. On le donnerait aux Crucifers Noirs. Un ordre si effrayant que Desdaio s’était signée lorsqu’il avait demandé ce qu’ils faisaient.

Tycho dérapa en sautant de la vipera. Il tomba et se cogna le visage contre les planches glissantes de la nouvelle jetée, où de l’eau sombre le raillait à travers les interstices. Il roula donc deux ou trois fois sur le côté pour atteindre la terre et resta là à haleter, tandis que des étoiles laissaient des traînées dans un ciel tournoyant.

Après avoir attaché le bateau lui-même, Atilo avança d’un pas lourd jusqu’à Tycho et lui donna un coup de pied.

— Tu as peur de l’eau ? (Tycho répondit que l’eau le rendait malade, ce qui lui valut un autre coup de pied.) C’est ridicule.

— Pas du tout. (Sortant de l’ombre, Hightown Crow releva brutalement Tycho, avant de pivoter pour faire face à Atilo.) Ai-je, oui ou non, confectionné des bottes qu’il doit porter ? Et vous ai-je, oui ou non, expédié le garçon par bateau dans une cabine équipée d’un sol en terre ?

Le petit homme gras, avec sa barbe et ses lunettes absurdes, regarda avec colère le Maure qui le dominait, telle la sculpture en bois d’un dieu aux yeux durs. Et, durant tout ce temps, Tycho resta agenouillé près de la jetée, les mains appuyées contre la terre en suppliant mentalement le ciel d’arrêter de tourner. Une dizaine de fêtards noctambules passèrent en titubant, sans prêter attention à la scène, comme si de telles choses arrivaient toutes les nuits.

— Nous nous entraînons pieds nus.

— Il porte ce que je fournis. À moins que vous vouliez que cela se produise chaque fois que vous lui faites traverser la lagune ? Dieu sait qu’il tombe malade rien que de franchir le pont du Rialto. Comment pouvez-vous être aussi stupide ?

Atilo eut l’air furieux.

— Pourquoi êtes-vous ici ?

— Pour le regarder s’entraîner.

Atilo avait envie de l’informer que nul n’allait assister à cela. Mais comme seule Alexa savait où Tycho s’exerçait cette nuit, c’était sûrement elle qui avait envoyé le docteur Crow. Ce qui signifiait qu’il restait. Atilo était assez sage pour ne pas insister.

Ils réveillèrent un cordonnier au hasard, dans une minuscule ruelle à l’ouest de la Piazzetta San Marco, à deux pas de la Volta. Après s’être remis de sa frayeur et rendu compte qu’on l’avait choisi non pour ses péchés, quels qu’ils soient, mais parce que son enseigne était la première qu’ils avaient vue, il disparut dans sa boutique et revint avec des bottes et des chaussures d’occasion. La plupart étaient de simples talons conçus pour être cousus à des caleçons longs. Plusieurs étaient créées pour des femmes. On aurait dit que l’homme avait simplement obéi au docteur Crow et apporté tous les souliers de sa boutique.

— Essaie ceux-ci, suggéra le docteur Crow.

Il ordonna au cordonnier d’arracher les semelles et les talons de la paire la plus souple et la plus usée, laquelle présentait donc le moins de risque de blesser le pied. Puis il se rendit dans une église d’un campo proche, déverrouilla la crypte en passant la main sur la serrure et gratta de la terre sur le couvercle d’un vieux cercueil.

Le cordonnier reçut l’ordre de tailler une nouvelle semelle dans le meilleur cuir qu’il possédait, de découper son centre et de coudre le reste à la botte. Il devait remplir de terre l’espace évidé avant de fixer la semelle originale par-dessus.

— Monseigneur…

Le docteur Crow donna les bottes à Tycho en déclarant :

— Elles faciliteront aussi la traversée des ponts. (Il s’adressa ensuite au cordonnier.) Ceci n’a jamais eu lieu. Compris ?

— Je comprends, monseigneur.

— Bien, dit le docteur Crow en lui lançant des pièces d’argent.

Ils se trouvaient à cinquante pas de la boutique lorsque Atilo disparut. Quelques minutes plus tard, il les rattrapa de nouveau, lançant sa monnaie à l’alchimiste.

— Il y a de meilleures façons d’acheter le silence, dit-il en essuyant sa lame sur un bout de cuir.