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La gravure au-dessus de la porte du Cheval d’Or, une petite taverne entre des maisons tout aussi petites dans une rue au sud de l’embouchure nord du Grand Canal, semblait davantage représenter un âne. Autrefois dorée à bon marché, elle s’écaillait à présent par plaques. Les morceaux qui ne partaient pas en lambeaux étaient de la teinte de la graisse rance. Tycho ne fut pas surpris d’entendre un homme pisser devant ce qu’on aurait pu appeler, la Mule pourrie. L’homme empestait, tout comme la taverne et la rue dans laquelle il pissait. N’importe quel endroit près d’une tannerie empestait toujours.

Les pelleteurs d’excréments et les garçons tanneurs prenaient un bain quotidien. C’étaient probablement les seules personnes de la cité à le faire. À part les gens très riches, pour qui se baigner était une façon d’afficher leur puissance. À la différence que les riches le faisaient à l’intérieur, assis sur d’immenses éponges, des tentes enveloppant leurs bains pour conserver la chaleur. Tandis que les pelleteurs d’excréments et les garçons tanneurs se servaient des canaux, gelés en hiver et putrides en été. Si rances que leur unique vertu était de puer moins que les baigneurs.

L’homme qui quittait la Mule pourrie faisait fonctionner un bateau à excréments. D’après l’odeur que dégageait l’individu, il avait décidé de prendre un verre – ou deux, ou trois – avant d’affronter les eaux du canal.

— Qu’est-ce que tu regardes ?

Sans lui prêter attention, Tycho se dirigea vers l’entrée. Il portait son manteau de cuir noir, le col relevé. Peut-être l’association de son pourpoint noir, de sa brayette noire, de son haut-de-chausses noir, de ses bottes noires attira le regard des clients lorsqu’il commença à se frayer un chemin. Beaucoup levèrent les yeux, la plupart les détournèrent, ce que font les gens en voyant quelqu’un passer.

Quelques-uns restèrent à le dévisager.

Il pouvait leur rendre leur regard en signe de défi ou capituler en détournant les yeux. Il choisit la deuxième solution, entendit un reniflement de dédain et retourna un dur coup d’œil à celui qui se moquait de lui, qui en resta indécis. L’écartant de l’épaule, Tycho atteignit une table près du fond. Un ex-soldat borgne était assis, un lourd verre devant lui.

— Il est libre, ce tabouret ?

L’homme cracha dans la sciure.

— À ton avis ?

Tycho s’assit et sourit devant la mine renfrognée de l’homme. Au bout d’un moment, le soldat recommença à examiner sa chope de vin. La femme qui vint prendre la commande de Tycho était schiavona, forte et à la poitrine plantureuse. Chez une Vénitienne, ses cheveux attachés feraient d’elle une femme mariée. Avec les Schiavoni, qui savait ?

Sauf un autre Schiavone, bien sûr.

— Eh bien ? demanda-t-elle.

— Du barolo… Un pichet.

Elle fronça les sourcils.

— Du rouge, du blanc, de la bière forte, de la légère. Si vous voulez autre chose, allez ailleurs.

— Du barolo.

Le soldat rit.

— Ton rouge est une saloperie, dit-il à la serveuse. Ton blanc est pire. Quant à la bière, tu devrais nous payer pour la boire. Dis à Marco de lui donner un pichet du bon truc.

À son retour, elle posa le pichet de Tycho assez violemment pour que ses seins rebondissent et que du vin se renverse sur la table. Tycho fit courir son doigt dans la flaque avant de le lécher. Il la vit rougir. Il lui donna une pièce d’un tornsello et demi et la regarda s’éloigner d’une manière théâtrale. Arrivée au comptoir, elle jeta un coup d’œil en arrière et s’agita un peu plus.

— Dommage que tu ne puisses jamais explorer ce qu’il y a dans ce corsage… (Le soldat poussa un papier plié autour de la flaque de vin fraîchement créée.) Tu sais lire ?

— Un peu, répondit Tycho.

— Davantage que moi.

 

Le long de la Fondamenta delle Tette, les tétons nus et les mamelons fardés de rouge, qui avaient donné son nom au canal des maisons closes, s’exposaient. Cent cinquante paires de seins gelés, au nombre infini de formes, de l’à peine présente à la tombante. Le patriarche était propriétaire de cette zone, l’Église ayant décidé que rendre les prostituées bon marché, disponibles et courantes réduirait la sodomie, du moins entre les hommes.

— T’es pas drôle…

La fille à moitié nue, dans une taverne remplie de marins et de soldats de repos, jeta un regard mauvais à Tycho. Ce dernier haussa les épaules et ne se donna pas la peine de contester.

— J’suis pas chère, dit-elle. Et bonne.

Il voyait pourquoi elle pouvait être fière du deuxième point. Mais qu’elle le soit du premier, c’était curieux. À moins qu’il la comprenne mal.

— Et je suis ici pour affaires.

Se détournant, elle se jeta au cou d’un maître d’équipage schiavone de passage, qui approuva d’un hochement de tête le prix qu’elle lui chuchota et plongea la main en haut de sa jupe, incapable d’attendre d’avoir atteint les alcôves pour commencer à jouer avec son achat.

Même si Tycho but aussi peu qu’il put se le permettre à chaque halte, il avait la tête qui tournait et les pensées incohérentes au moment où il atteignit l’Alexandrin, sa cinquième destination. Ce bâtiment d’un seul étage s’appuyait contre le côté d’un palais, le marché aux poissons se situant en aval, sur l’autre rive du Canalasso. Il s’en approcha par une ruelle étroite et se trouva face à un palais d’origine, à la moitié de sa reconstruction. Un échafaudage en bambou se dressait dans l’obscurité.

Rendue glissante par la pluie, la corde qui attachait les perches horizontales était sombre et gonflée. Un chien de garde à l’air méchant se tourna pour regarder Tycho approcher. Avant de hérisser le poil et de se ruer en avant, coupé dans son élan par ses chaînes. C’était la première fois depuis l’arrivée de Tycho à Venise qu’un chien se comportait ainsi vis-à-vis de lui.

Se relevant, la bête découvrit ses crocs et refit une tentative.

— Doucement, dit Tycho.

Cela ne fit qu’entraîner l’animal dans une frénésie de claquements de dents. Jusqu’à ce que sa salive vole et que ses yeux semblent prêts à se révulser. Les chiens se désintéressent totalement de moi d’habitude, songea Tycho. Ce n’était pas qu’ils l’aimaient ou non. Ils s’étaient jusque-là simplement comportés comme s’il n’existait pas. Il espérait que ce n’était pas un signe précurseur.

Le détenteur de l’établissement avait manifestement l’autorisation du nouveau propriétaire du palais pour continuer à commercer, parce que rien n’avait l’air provisoire. L’Alexandrin était aussi loin de la Mule pourrie que deux débits de boissons pouvaient l’être. Bien plus loin que le millier de pas qu’il fallait pour se rendre de l’un à l’autre. Au-dessus de cette porte se dressait un guerrier doré, vêtu d’une jupe de combat et tenant une épée. « Iskander », disait une gravure sur son socle. « Conquérant du monde connu ».

La pièce était étroite mais profonde, avec un plafond peint et un sol pavé de pierre istrienne, presque propre. Au mur était suspendu un tapis, dont les rouges et bruns étaient assortis à des carpettes plus petites sur d’autres murs. Des tables au plateau de marbre se mariaient avec des tabourets qui n’étaient pas branlants. Des bougies brûlaient dans des candélabres.

Et l’air empestait la cire d’abeille, l’encens, le vin coûteux et un parfum si lourd que Tycho pensa s’être égaré dans une autre maison close par erreur. D’après Atilo, il en existait pour tous les goûts à Venise. Il y avait des femmes jeunes, des vieilles. Des prostituées qui vous faisaient mal. D’autres qui aimaient qu’on leur en fasse. Des prostituées qui n’aimaient pas cela mais à qui, pour un supplément, vous pouviez faire mal quand même. Les meilleures fournissaient de la nourriture, généralement à perte. De la nourriture, de la boisson, des tables de jeux de hasard et des coins pour des conversations qu’il valait mieux ne pas surprendre. Atilo soutenait que les maisons closes servaient à plus de choses qu’à s’envoyer en l’air.

Une dizaine de masques le regardèrent. Aucun ne détourna les yeux et Tycho sentit leur faim. Repoussant langoureusement sa chaise, une personne en masque blanc, robe de soie rouge et châle doré vint envelopper les épaules de Tycho de son bras.

— C’est la première fois ?

Tycho n’eut pas le temps de répondre qu’une poupée qui se dandinait se leva brutalement et arriva à la hâte.

— Il est avec nous.

— Je l’ai vu en premier.

— Allophone, tu serais sage de…

La première personne retira son bras du cou de Tycho et partit précipitamment, marmonnant des excuses et protestant qu’elle ne s’était pas rendu compte à qui elle parlait.

— Il est un peu idiot, déclara Hightown Crow, repoussant son masque doré et défroissant le devant d’une robe violette. Mais c’est un petit idiot mignon. Qui va s’attirer des ennuis. Probablement de sérieux ennuis, si nous avons de la chance. (Tycho le regarda bouche bée.) Bienvenue à l’Alexandrin ! J’ai deux protecteurs qui veulent te rencontrer.

Il montra du doigt une porte au fond.

 

— Tu as grandi, mentionna la duchesse Alexa. (Elle regarda Tycho d’un air pensif.) En quoi, c’est une autre question. En taille, certainement. Atilo m’informe que tu es prêt à être évalué…

— Oui, ma dame.

Elle rit de son ton dénué d’émotion.

— Tu me hais toujours, n’est-ce pas ?

— Je vous tuerai.

— Qu’est-ce qui t’en empêche ?

Quelque chose. Voir la femme qui s’était servie de Rosalyn comme appât pour s’emparer de lui le mettait dans une fureur qui brûlait telle une flamme. Et que Rosalyn soit morte cette nuit-là aurait dû… Mais la flamme diminua et se flétrit, ne laissant que du regret. Tycho cligna des yeux pour recouvrer un peu de sa colère.

— De la magie.

Alexa sourit.

— À peu près.

— Je vous tuerai pourtant, un jour ou l’autre.

— Lorsque tu en seras capable, tu n’en auras plus envie…

— Ne comptez pas là-dessus.

— D’accord, promit-elle. Tu devrais savoir que je ne compte sur rien.

Une assiette remplie de minuscules poulpes était posée sur une table devant elle. Ils étaient préparés avec de l’huile, de gros grains de poivre et des brins d’une herbe séchée.

— Essaies-en un, dit la duchesse Alexa.

Tycho secoua la tête.

— J’insiste. (Tycho fourra un minuscule poulpe dans sa bouche, le sentant se tortiller brièvement lorsqu’il le croqua.) L’as-tu goûté ?

Il acquiesça d’un signe de tête, tout en avalant sa bouchée.

— Maintenant, manges-en un autre. (Cette fois, il sentit une toute petite étincelle et regarda la duchesse sourire face à la surprise dans ses yeux.) Finis l’assiette.

Le temps qu’il morde dans le dernier morceau gigotant, l’étincelle était devenue évidente. Une lueur d’éclair minuscule lorsque la créature mourait. Essuyant méthodiquement l’assiette avec une fine tranche de pain, Tycho fut étonné de se trouver plus heureux.

— Tu sais pourquoi tu es ici ?

— Pour l’examen.

— Dans le temps, mon mari donnait à ton maître le nom de quelqu’un qu’il avait besoin de voir mort. Un prince étranger. Un prêtre gênant. Ta tâche aurait consisté à exécuter cela. Dis-moi ce qu’est la « réfutabilité ».

— C’est : « Je sais que tu l’as fait. Tu sais que tu l’as fait. Je ne peux pas le prouver. »

Elle rit.

— C’est la base d’un « meurtre parfait ». Personne ne peut rien prouver. Un « meurtre piège » accuse quelqu’un d’autre. Un « non-meurtre » ressemble à un suicide. Un « meurtre possible » a presque l’air d’un accident. C’est sa subtilité, puisque le doute s’insinue dans le cœur de nos ennemis telle une lame. Je vois d’après ton visage qu’Atilo t’a enseigné tout cela. Alors, une autre question. Pourquoi permettons-nous à cet établissement d’exister ?

— Il fait le bonheur du docteur Crow.

Elle applaudit.

— Marco t’aurait adoré, déclara-t-elle. Si jeune, si cynique. Quoi d’autre ?

— Il vous permet de faire chanter ses amis.

— Si malin. Si je te demandais de tuer le docteur Crow, le ferais-tu ?

— Volontiers, ma dame.

— J’ai presque envie d’en faire ta cible. Malheureusement, ceci vient en premier.

Elle déroula un morceau de papier qui dévoila un dessin à l’encre. Un peu entre homme et loup, avec des oreilles effilées, une fourrure hirsute, un museau pointu et de longues griffes. Tycho sentit sa gorge se serrer.

— Tu le reconnais ? interrogea Alexa.

— Non, ma dame.

— Mentirais-tu ?

— Bien sûr que non, ma dame.

Tycho jeta un coup d’œil à la pièce. Derrière la chaise de la duchesse se trouvait un divan surélevé, recouvert d’un tapis de soie. D’autres tapis drapaient les murs. L’unique fenêtre minuscule était scellée. La seule véritable étrangeté de la pièce était son odeur. Un mélange de fumée et d’une chose plus piquante, dont Tycho avait saisi des traces toute la nuit.

— C’est du haschisch, dit Alexa, l’opium du pauvre. (Elle indiqua de la tête un plat en cuivre chantourné, d’où s’échappait lentement de la fumée.) Tu as froncé le nez.

— Et vous lisez dans mes pensées ?

— Ce n’est pas facile. En fait, étonnamment dur. Mais raconte-moi d’abord comment tu es arrivé ici…

Elle attendit, pleine d’espoir.

Tycho ouvrit la bouche pour expliquer qu’il était parti à pied de derrière San Simeon Piccolo, avait longé le Rio Marin et le Rio di San Polo, puis coupé entre les églises de Sant’ Aponal et de San Silvestro jusqu’au pont du Rialto. Comme n’importe quel Vénitien décrirait son trajet. Seulement, comprit-il en se préparant à répondre, ce n’était pas ce qu’elle voulait dire.

— Je ne sais pas.

Ces mots avaient un goût aussi amer que de l’encre.

— Ragnarok ! s’exclama-t-elle. Je vois plus de choses que tu le crois.

— Pas mes croyances.

Il le dit sans réfléchir, mais c’était vrai. Le seigneur Eric et ses partisans croyaient aux flammes, au feu et à la fin des temps. La mère de Tycho n’était pas viking ni skaélingar, d’après ce que Bras Atrophié lui avait expliqué.

La duchesse Alexa sembla curieusement satisfaite de sa réponse.

— C’est le prince Leopold Zum Bas Friedland. (Elle désigna le dessin d’un geste.) Son père est empereur, sa mère française. C’est un Kriegshund. En tant que bâtard de l’Allemand, Kriegshund et émissaire allemand, Leopold est protégé. Dans tous les sens… (Tycho aurait dû demander ce que la duchesse voulait dire. Elle poussa un soupir quand il garda le silence.) Officiellement, nous ne pouvons pas le toucher. Quoi qu’il fasse.

Tycho ne devait pas demander ce que cela signifiait. Ce n’était pas à lui de le savoir. Les ordres qu’on donnait aux Assassini devaient être obéis à la lettre, sans poser de question. La réflexion limitait l’action au moment de l’événement, selon Atilo, et détruisait les chances de se reposer ensuite.

— Qu’a-t-il fait ?

— Ce ne sont pas tes affaires. (La duchesse Alexa inclina la tête.) On t’a sûrement expliqué ça ?

— C’était presque la première leçon.

Elle rit, tendit la main pour prendre son verre de vin et le but à petites gorgées, en prenant soin de ne pas tacher son voile de gaze.

— Il a assassiné quinze femmes en l’espace de cinq mois. Enfin, ses hommes l’ont fait. Seuls trois des décès importaient. Le troisième, le septième et le dernier. Il y a une subtilité là-dedans. Tuer au hasard, pour que ses meurtres ciblés aient aussi l’air d’être fortuits. Et puis, pour finir, il a détruit les Assassini. En une seule nuit, il y a un an et demi, ses Frères Loups ont tué la plupart des hommes d’Atilo. Ils ont paralysé le champ d’action de Venise et nous ont laissés à la merci de ceux qui nous menacent.

— Pourquoi ne pas avoir agi plus tôt ?

— Bon, dit-elle. Tu sais réfléchir en plus d’être mignon. Auquel cas, réponds à ta propre question…

— Ce n’était pas le bon moment ?

— Tu n’étais pas prêt.

Tycho la regarda et sut qu’il avait la bouche grande ouverte. Il la ferma donc promptement et tâcha de reprendre contenance. Davantage de choses dépendaient de cette nuit qu’il l’avait d’abord pensé.

— Comment tant d’Assassini ont-ils pu être tués ?

La duchesse Alexa prit une profonde inspiration. Si profonde que ses seins remontèrent sous sa robe, et qu’elle le vit s’en apercevoir…

— Concentre-toi ! dit-elle d’un ton sec, et Tycho sut qu’elle avait l’intention de le lui expliquer.

Dame Giulietta avait été enlevée deux fois.

Dernièrement par les Mamelouks. La manière dont la duchesse dit cela tracassa Tycho. Mais, entre-temps, elle s’était remise à parler du prince Leopold. Il avait été à l’origine du premier enlèvement. Et Alexa et le régent n’en avaient même pas entendu parler avant qu’Atilo ramène Giulietta, folle d’angoisse et en larmes, au palais, et signale ses pertes au…

— … au Conseil, dit le prince Alonzo, fermant une porte avec mauvaise humeur derrière lui. Vous auriez dû attendre.

— Je l’ai fait…

— Et pourtant vous voici tous les deux. (Il balaya la pièce du regard : le lit recouvert d’un tapis, l’unique verre de vin, puis Tycho, dont il refusa de soutenir le regard.) Je suppose que je devrais être reconnaissant de ne vous trouver qu’en train de discuter.

— Y a-t-il un problème ? demanda la duchesse Alexa en glissant discrètement le manuscrit fraîchement roulé dans sa poche.

Le régent et sa belle-sœur se faisaient face, tous deux debout et penchés en avant. À la différence qu’Alonzo était ivre mort.

— Nous étions d’accord pour effectuer ceci ensemble.

— J’attendais simplement votre arrivée.

— Bien sûr ! Toi… (Alonzo jeta un regard menaçant à Tycho.) … de quoi es-tu déjà au courant ?

— Rien, monseigneur.

— Bien. Ta tâche est de tuer un petit prince allemand. Il ne signifie rien. C’est un test. C’est tout ce que tu as besoin de savoir. (S’inclinant, il vida le verre de vin d’Alexa, oubliant ou se moquant que ce ne soit pas le sien.) Tue le bâtard, tue sa sœur, tue tout le monde dans la maison…

— Alonzo… !

— Ça vous pose un problème ?

— Ce n’est pas ce que nous avions convenu.

— Nous n’avions pas convenu non plus que vous verriez ce môme en premier. Me voyez-vous me plaindre ? Il tue Leopold, fin de l’histoire. Laissez votre Maure prouver qu’il n’a pas perdu la main.

Remplissant le verre d’Alexa avec un pichet, Alonzo le vida de nouveau. Il leva les yeux et parut surpris que Tycho soit encore là.

— Toi, dit-il, va te rendre utile.

À la porte, Tycho fut arrêté par une question.

— Quel âge as-tu ? demanda la duchesse Alexa.

Le prince Alonzo émit un reniflement de dédain.

— Dix-sept hivers. Peut-être dix-huit.

Et peut-être davantage, si le fait que Bjornvin ait brûlé un siècle auparavant avait une signification. Et il y avait ses rêves de massacre, de lumière et de glace.

 

Ca’ Friedland se trouvait à dix minutes à pied du pont du Rialto, au nord sur la berge droite du Canalasso, à l’intersection avec le Rio di San Felice. Il s’agissait d’un quartier autrefois pas très chic, qu’on était manifestement en train de réaménager. Le palais du prince Leopold était un immense hôtel particulier au bord de l’eau, à l’ancienne, à la façade grise noircie par l’âge. Une seule lampe brûlait à une fenêtre du haut, et un gondolino d’aspect banal était amarré près de sa porte sur l’eau. Tycho avait présumé que la barque d’un prince serait plus majestueuse.

Tycho aurait aimé avoir une maison comme celle-là. Qui s’élevait sur cinq étages, avec d’innombrables fenêtres arquées. Une maison avec des colonnes et des statues, et probablement des tapis et des tapisseries.

— Pas question ! dit une voix.

Un mendiant était accroupi sur le quai, ses yeux de fouine brillant dans la nuit, tandis qu’il chiait dans la poussière. Il plissait les yeux pour voir de Tycho davantage qu’une ombre.

— Casse-toi, maintenant. C’est mon territoire.

Franchissant la distance, Tycho le tua. Il bougea simplement d’un endroit à l’autre pour briser le cou de l’homme et le poser au sol en silence, avant que la vie quitte ses yeux. Une gerbe d’eau, et le courant emportait un nouveau cadavre. L’exécution fut instinctive, non préméditée.

Cette nuit-là, il avait découvert la vérité sur Atilo. Tycho doutait qu’Amelia et Iacopo soient arrivés à saisir cette vérité. La plus grande arme des Assassini était actuellement leur nom, soutenu par un meurtre à l’occasion, et le fait que personne ne se soit encore rendu compte de leur faiblesse réelle. Il faudrait des années pour reformer le groupe. Un temps dont Atilo ne disposait pas. C’était un vieillard occupé à se ridiculiser avec une femme plus jeune. Et il semblait le regretter davantage de jour en jour.

Tycho n’avait qu’à prendre les Assassini.

Atilo soutenait que la foi rendait les hommes idiots. Tycho commençait à se demander si le manque de foi n’était pas plus invalidant. Tycho ne croyait en rien. Pas vraiment. Il croirait peut-être s’il savait comment. Mais, la plupart des jours, il avait la sensation que le trou à la place de son cœur était trop énorme à combler. Être la Lame du duc le remplirait peut-être.

Parviens-y, se dit-il.

Les murs étaient bâtis en pierre istrienne grossièrement taillée et en brique pourrissante tenue par du mortier qui se dégradait depuis des années. Les lézardes offraient des prises faciles. Malgré tout, Tycho se força à faire discrètement le tour jusqu’au Rio di San Felice et à escalader le côté de Ca’ Friedland qui s’élevait depuis l’étroit canal, se dissimulant dans les ombres. Tycho n’avait aucune envie de se faire repérer par la Garde, un autre mendiant ou quelque ivrogne de passage.

Des pensées distraites occupèrent son ascension.

Une autre prise, et il serait devant la seule fenêtre éclairée. Il avisa un balcon juste au-dessus de lui. Il attrapa une décoration en relief fait d’une seule rangée de briques, avant de se hisser sous le balcon.

Il devrait se concentrer, mais l’ascension était facile. Pas au point de paraître suspecte, juste facile. Une escalade qui aurait laissé Iacopo épuisé gênait à peine Tycho. Le battement de son cœur était aussi lent que d’habitude. Sa peau fraîche au toucher.

Pas de sueur, aucun signe de peur.

Écoute, se dit-il sèchement, fais ceci correctement.

Le problème était qu’il savait que trois personnes ivres quittaient une taverne de Campo San Felice. Il s’était déjà aperçu des éclaboussures de rames d’une vipera non éclairée dans le rio en dessous. La loi interdisait de circuler sans permis sur les canaux secondaires après la tombée de la nuit, et des portes d’écluse bloquaient un grand nombre de plus petites intersections, mais les portes pouvaient être levées si les contrebandiers offraient assez.

Un « clip-clop » de sabots parvint de la rue.

« Chevaucher comme un Vénitien » était une insulte. Même si des écuries existaient dans la cité, le niveau d’équitation était épouvantable, d’après Atilo. De toute façon, les cavaliers devaient mettre pied à terre avant de traverser le pont du Rialto, et les chevaux étaient interdits sur la Piazza San Marco. On devait les attacher près de l’hôtel de la monnaie. Le seul intérêt d’en posséder un était de le montrer.

Et à l’intérieur du Ca’ Friedland ?

Le son d’un clavecin. Un instrument qu’il reconnaissait parce que Desdaio en possédait un à la maison d’Atilo. Le sien était flamand, comme la plupart à Venise. L’interprète était bon. Desdaio ne réussissait qu’à jouer des airs de base.

Fallait-il voir qui se trouvait là ou continuer à grimper ? La question trouva sa propre réponse lorsque la musique s’arrêta, qu’un tabouret recula en raclant et qu’il entendit une femme grogner doucement en soulevant une lourde lampe. Derrière les volets, la pièce plongea dans l’obscurité.

Tycho continua à grimper.

Du sable crissa sous ses bottes et tomba, entraînant une cacophonie due aux rats en train de détaler, puis se déversa le long du mur pour venir ensuite tambouriner avec légèreté sur un balcon en contrebas. Trop de bruit, pensa-t-il, écoutant se déposer la poussière de sable qui tombait et se demandant pourquoi cela ne l’inquiétait pas.

Parce qu’il était drogué.

Le mouvement de torsion du corps de Iacopo lorsqu’il avait ramassé le verre par terre. Sa soudaine décision de ne pas boire de bière légère, après tout. Tycho se servant du verre pour avaler le reste d’eau, avant de partir pour la Mule pourrie. Tout se tenait. Il s’était senti curieusement détendu depuis.

« Une seule chance », avait mentionné Atilo.

C’était ce que tout le monde avait. Pas d’exceptions.

S’il échouait, il était prévu qu’il soit vendu comme esclave. Mais Tycho soupçonnait, étant donné ses connaissances récemment acquises, qu’il serait plutôt tué. Ce qui était fort bien, il n’avait pas l’intention d’échouer. Il prévoyait de tuer l’Allemand et de rentrer à Ca’ il Mauros pour arracher la gorge de Iacopo.

Se hissant par-dessus un parapet, Tycho s’accroupit et découvrit qu’il n’était pas seul. Un homme brun attendait à cinq ou six pas, élégant et nonchalant dans une chemise ouverte. Sa façon de s’accroupir imitait avec moquerie celle de Tycho. Il souriait derrière sa barbe.

— J’espère que tu te rends compte que tu pues comme un putois ? Et, je dois l’admettre, je pensais que tu projetais de rester suspendu au bord de ce balcon toute la nuit.

— Leopold Bas Friedland ?

— Prince Leopold Zum Bas Friedland. (Il parcourut du regard la tenue de Tycho.) Est-ce comme ça qu’Atilo habille ses petits sodomites ces temps-ci ? Et cette épée… Je pensais qu’un poignard dans le dos était davantage le style vénitien ?

— Vous n’êtes pas un assassin ?

La raillerie de Tycho fit rougir l’Allemand, dont l’expression perdit une bonne partie de son humour.

— Je suis soldat dans une guerre secrète. Un paysan comme toi ne comprendrait pas ce que ça veut dire. (Tycho eut un petit reniflement de dédain.) Tu as mis assez longtemps pour arriver ici.

— Quelques minutes pour escalader votre mur minable.

— Dix-huit mois pour en trouver le courage. (Le prince Leopold vit le froncement de sourcils de Tycho.) Oh, pas toi ! Tu es l’élément jetable, là-dedans. Le régent, la duchesse Alexa, ce Maure desséché qu’elle se tape. Peut-être devrais-tu me dire avant que tu meures… ce qui leur a pris si longtemps ?

Tycho dégaina son épée.

Dans l’éclairage tamisé d’une lune voilée par les nuages, il vit le prince Leopold plisser les yeux. La lame de Tycho chatoyait telle de l’eau réfléchissant de la lumière. Le prince Leopold jeta alors un bref coup d’œil vers le haut, et ils distinguèrent un pan noir de la voûte nocturne, qui se détacha avec le même craquement qu’un morceau de vieux cuir.

— Six mois pour fabriquer l’épée, dit la chose. Un an pour que ce garçon devienne l’instrument de votre future mort. Cinq minutes de plus pour que ça devienne une réalité. Bâtard de l’empereur ou non, prince Leopold, vous avez tourmenté cette cité trop longtemps.

— Alexa ! Et dire que je pensais que vous vous en moquiez !

Faisant rouler l’épée dans sa main, Tycho décrivit un large huit. Elle ressemblait à n’importe quelle épée. Même si sa lame… S’approchant, Tycho la vit s’éclairer. Il recula donc vite et elle s’assombrit.

— Par exemple ! s’exclama le prince. Une épée sorcière associée à un garçon qui ne sait pas vraiment s’en servir. Ça promet d’être intéressant.

Il dégaina et se fendit dans la même seconde.

Sa fente changea de direction. Tycho était si occupé à bloquer qu’il faillit ne pas voir la dague dans l’autre main de Leopold. Elle l’aurait tué, si elle lui avait percé le flanc. Elle déchira plutôt son pourpoint et fit couler le sang.

Les deux hommes reculèrent.

« Ta tâche est de tuer un petit prince allemand. Il ne signifie rien. C’est tout ce que tu as besoin de savoir. » Les paroles du régent résonnaient amèrement dans la mémoire de Tycho.

En un an, Tycho avait troqué une connaissance grossière des haches contre l’escrime, la pratique du couteau et le combat à mains nues. Mais il avait aussi appris à moitié à lire, étudié les poisons et discuté politique. Il avait l’impression de s’être dispersé face à un homme qui tenait une épée comme une extension de son propre bras.

— Prêt à mourir ? demanda le prince Leopold.

Laissant tomber sa dague, le prince leva son épée. Comme pour s’exposer à l’attaque. Mais cette position lui permettait d’abattre son arme, à droite, à gauche ou droit devant. Il pouvait bloquer tous les coups proposés par Tycho en un seul mouvement. Tycho leva donc son épée à son tour et attendit.

Au-dessus d’eux, le morceau de cuir craquant tournoyait.

Il plongeait et émettait de petits claquements secs évoquant le bruit d’une chute de sable. Lorsqu’il descendit en piqué à côté de Tycho, ce dernier se rendit compte qu’il était grand. Aussi grand qu’un pourpoint qui aurait reçu le pouvoir de voler. Le prince Leopold émit un grognement, jeta un bref coup d’œil au morceau noir cliquetant et frappa lorsque le regard de Tycho suivit le sien. Il balança sa lame en un arc assez brutal pour couper un homme en deux, au niveau des genoux.

Le métal rencontra le métal. Des étincelles volèrent tandis que le choc engourdissait leurs bras.

Tycho ignorait totalement comment il avait bloqué le coup. À voir l’expression sur le visage du prince Leopold, lui aussi. Écartant d’un large geste l’épée de l’homme, Tycho l’attaqua à la gorge. Y laissant presque ses propres entrailles, lorsque Leopold se baissa vivement sous la frappe et tournoya, son épée passant à un cheveu du ventre de Tycho.

Le petit prince changea de style trois fois en sept mouvements. Variant de nouveau pour les trois frappes suivantes. Bloquant une attaque au crâne, Tycho sauta par-dessus une large frappe sicilienne, évitant de justesse un revers au talon d’Achille. Le bras de Tycho était déjà engourdi à l’épaule. Ses doigts serraient son épée d’instinct.

Lorsqu’il recula, le prince Leopold haletait aussi, de la sueur coulant le long de son visage. Les veines de son cou saillaient telles des cordes d’amarrage. Sa mine renfrognée indiquait que Tycho n’aurait pas dû pouvoir survivre à ce long échange.

Son assaut suivant arriva si vite qu’il poussa Tycho contre le parapet.

Risquant un coup d’œil, Tycho vit qu’un mur bas s’étendait des deux côtés derrière lui. Au-delà de son assaillant, un toit montait régulièrement. À l’autre bout de cette pente s’en trouverait une autre qui descendrait doucement jusqu’à une gouttière traversant le milieu du toit. Après cela, il y aurait une deuxième série de montée et descente, qui s’achèverait au-dessus de la porte côté terre.

C’était une conception traditionnelle.

Esquivant un coup, Tycho essaya de contourner le prince Leopold en tournoyant, risquant la mort pour atteindre la pente. S’il avait réussi, il aurait eu la hauteur du toit en sa faveur et de la place pour se battre librement. Mais l’épée du prince Leopold saisit la sienne au-dessus de la garde et ôta l’arme des mains de Tycho.

Le sourire du petit prince avait disparu.

Ouvrant la bouche, il découvrit ses dents dans un rictus qui réduisit ses yeux à des fentes. Un filet de bave coula le long de sa barbe et Tycho sentit son estomac faire un bond. Le frère du seigneur Eric avait été un berserk. Ces gens ne connaissaient pas la douleur. Mouraient aussi sans la ressentir. Ils ramperaient le long d’une épée pour étriper l’homme qui les avait poignardés.

Alors que Tycho attendait, les nuages nocturnes s’écartèrent.

Une pleine lune cloua Tycho sur place, la fièvre cascadant à travers son corps tandis que le ciel devenait rouge autour de lui, que la cité acquérait des arêtes nettes et que l’eau dans ses canaux rougeoyait comme de l’acier en fusion. Pour la toute première fois, il laissa les rayons de lune s’emparer de lui et sentit ses canines s’allonger.

En face de lui, le prince Leopold leva le visage vers la lune de sang et hurla, le corps arqué lorsque son cri fendit l’air. Derrière lui, les étoiles se déformèrent, et l’air chatoyant se déchira tandis que deux mondes luttaient l’un contre l’autre.

Ce fut le plus fort des deux qui l’emporta.

La peau du torse du prince Leopold se détacha et se fendit, révélant du sang, de la chair à vif et de la fourrure en dessous. Sa cage thoracique se fissura. Ses muscles se déchirèrent et ses côtes se brisèrent, tandis que des mains invisibles le torturaient, déboîtant ses articulations et le tordant pour lui donner une nouvelle forme. Les vêtements du prince Leopold se déchirèrent aussi. Il en arracha les loques pour se tenir nu. Ses doigts se changèrent en griffes et de la fourrure noire glissa sur son corps reformé. Du sang dégoulina de ses mâchoires, là où ses dents s’étaient allongées.

Le sexe en érection, la tête en arrière, le prince Leopold hurla à la lune.

Son regard, lorsqu’il se porta brièvement sur Tycho, était animal.

L’épée qu’il avait brandie tomba de ses griffes et cliqueta jusqu’au plomb du toit. Le prince s’en aperçut à peine. Il était trop occupé à achever les transformations qui faisaient de lui un Kriegshund.

Tycho agit.

Il le fit si vite que le toit se brouilla lorsqu’il atteignit l’épée qu’il avait laissée tomber, l’empoigna et adopta la posture que le prince Leopold avait prise plus tôt. Jambes écartées, lame bien au-dessus de la tête.

— Prêt à mourir ? demanda-t-il.

Les yeux du Kriegshund flamboyèrent lorsqu’il s’accroupit et bondit. Sautant haut par-dessus Tycho, il se tortilla en atterrissant pour lui labourer l’échine de ses griffes. Du sang remonta, noir et gluant, à travers le cuir déchiré, la douleur frappant Tycho un instant plus tard. Si choquante qu’il tomba à genoux.

Le ciel rouge vacilla.

Une seconde après, Tycho se rendit compte qu’il avait laissé tomber l’épée.

La créature l’atteignit avant lui.

Le monstre grimaçant était debout sur la lame de Tycho, les mâchoires si larges que sa langue pendait d’un côté. Il observait le garçon qui se tenait dans une flaque de son propre sang. Tycho fit un pas latéral et vit le Kriegshund l’imiter.

Il recommença donc encore et encore.

Il se rapprochait toujours de l’épée du prince Leopold. Jusqu’à se trouver assez près pour s’en emparer. Et la créature hurla de rire lorsque Tycho lâcha prise, étreignant ses doigts.

L’épée était ensorcelée.

De la magie : il ne manquait plus que cela !

Tycho tendit de nouveau la main vers l’épée du prince Leopold, ses doigts se couvrant d’ampoules. Le prince évaluait les distances et Tycho ne baissa la tête que de justesse pour éviter des griffes qui voulaient lui déchiqueter la gorge. Il était sur le point de battre en retraite, lorsqu’un pan noir et crépitant éclipsa la lune et que le prince Leopold bondit en l’air pour essayer d’attraper cette source d’irritation.

Et, à cet instant, le ciel rouge se stabilisa.

— Deviens toi-même ! dit la chauve-souris.

Ce serait ignorer toutes les règles qu’Atilo lui avait enseignées à propos du contrôle de soi. Mais Tycho obéit quand même, s’ouvrant au clair de lune. Dans son dos, les entailles commencèrent à guérir. La douleur dans ses doigts disparut. La cité devint aussi claire que le jour, se déployant autour de lui avec une précision choquante. De la lumière griffonnait des traits brillants autour des bâtiments. Les secrets et les odeurs de la cité l’envahirent en un instant.

Il découvrit comment Leopold Zum Bas Friedland et le chien de garde de l’Alexandrin avaient su tous deux qu’il arrivait. Ses bottes empestaient. Ce devrait être immanquable. Et puis Tycho identifia la drogue dans son sang, qui émoussait ses sens, et sentit ses effets s’évanouir lorsqu’elle fut balayée par ce qui faisait de lui ce qu’il était vraiment.

Debout sur la lame du prince Leopold, Tycho la cassa en deux d’un coup sec et lança violemment la poignée, la voyant blesser la joue du loup-garou. Sa lame était peut-être magique, mais la poignée était en métal commun. Se reculant, Tycho absorba l’agencement du toit en un seul coup d’œil. Il se sentait…

« Bien » parvint quelque part en lui.

« Bien » et « concentré ». Et « ici » et « maintenant ». Il se trouvait à sa place, à l’intérieur de sa propre peau, pour la toute première fois. Il vit que ses doigts étaient plus longs. Sa peau plus blanche. Il leva une main à sa bouche, et ses doigts en ressortirent ensanglantés. Ses canines avaient poussé. Pas comme celles de cette créature. Son visage ne s’était pas tordu et n’était pas devenu animal, il s’était raffiné.

Voilà ce que signifiait être « déchu ».

Sa vitesse et sa force étaient de simples effets secondaires. De bons effets, mais secondaires, aussi sûrement que sa haine de la lumière solaire.

— Tu meurs ici ! déclara Tycho.

Et le Kriegshund eut peur de lui.

Ils se rencontrèrent en plein bond, s’écrasant l’un contre l’autre si fort que les os d’un humain se seraient brisés. Tycho atterrit à trois pas de là, tournoyant de côté tandis que le Kriegshund se servait du parapet comme appui pour bondir de nouveau. Tycho fit un croche-pied à son adversaire lorsqu’il se réceptionna, l’envoyant rouler dans un coin.

Puis il alla empoigner la créature par les hanches pour la précipiter dans le canal en contrebas, mais elle se tortilla et lui planta ses griffes dans les épaules, le tirant à elle. Tycho flairait le souffle fétide du Kriegshund et sentait la chaleur canine qui montait de son corps.

Se débattre enfouirait ses griffes dans sa chair. S’éloigner ne le libérerait pas. S’approcher le mettrait à portée de sa mâchoire. Le Kriegshund était fort mais Tycho plus rapide. Cela devait compter.

Il donna d’instinct un coup de genou au Kriegshund et entendit la créature haleter. Il recommença donc et, lorsqu’elle desserra son étreinte, il lui cogna la gorge de son coude.

La bête trébucha, referma ses mains griffues autour de son cou et tomba à genoux, se balançant d’avant en arrière. Comme si elle pleurait en silence. Peut-être le faisait-elle, songea Tycho, qui s’en moquait dans tous les cas.