58

Tu savais ? demanda Atilo.

Une heure avant l’aube. Pour les autres, c’était encore la nuit. Pour Tycho, il y avait longtemps qu’il faisait jour. Il avait regardé l’horizon changer de couleur. Des montagnes émergeaient lentement d’un dégradé de noir. Des moulins à vent se dressaient, désolés, sur la plaine. C’était un pays de tours de pierre trapues habillées de larges voiles, sur des pentes si arides qu’il y avait autant de terre que de broussailles. Il aurait pu se plaire ici.

Atilo souffrait visiblement d’avoir à s’approcher de son ex-apprenti.

La voix du vieil homme était aussi tendue que ses épaules, sa question aussi courte que ses cheveux. Il savait que la moitié de la Cour les observait à distance.

— Je savais, répondit Tycho.

— Elle était à Ca’ Friedland ?

— Dans son lit à lui, à allaiter l’enfant.

Cette dernière partie était un mensonge. Elle s’était trouvée dans sa propre chambre jusqu’à ce que la bataille au-dessus la dérange. Mais le vieillard n’avait pas besoin de le savoir.

— Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?

— Pour avoir la gorge tranchée ? Une princesse Millioni au lit avec le bâtard de l’ennemi de sa famille ? Vous m’aviez envoyé assassiner le prince. Vous risquiez de me tuer pour avoir échoué. Mais rentrer pour dire ça ? J’aurais aussi bien pu rester debout nu au soleil…

— Tu penses que l’idée de te tuer ne m’a pas traversé l’esprit ?

— Peut-être, mais c’est vous qui l’auriez fait. Vous parler de dame Giulietta et de Leopold, c’était me tuer moi-même.

— « Leopold »… ? C’est vraiment un ami ?

Autant que quiconque puisse l’être. Tycho ne se donna pas la peine de l’expliquer. En outre, dans un monde logique, Leopold et lui seraient ennemis. Giulietta aimait son mari. Tycho aimait Giulietta. Quelle meilleure raison de haïr un homme que d’avoir les entrailles nouées de désir par la pensée même de sa femme ?

— Qu’allons-nous devenir ? demanda Atilo.

— Il n’y a pas de « nous ». Je pourrais vous tuer, mais Janus n’approuverait pas. Je vais donc laisser les Mamelouks le faire à ma place. De cette façon, vous mourrez en héros…

Tycho lui tourna le dos pour se faufiler entre des chevaliers crucifers et des courtisans chypriotes, atteignant enfin une alcôve où se tenait le prince Leopold, le bras passé autour de sa nouvelle épouse.

— Prenez soin de Leopold, dit-elle.

— Ma dame…

— Je parle sérieusement. Protégez-le si vous pouvez.

— Deux petites choses, déclara Tycho en souriant. Premièrement, Leopold a-t-il l’air d’un homme qui laisse les autres prendre soin de lui ? Et deuxièmement… (Il montra l’aube qui approchait.) La bataille sera terminée avant que j’y participe.

— Tes yeux ne vont pas mieux ?

— Ça empire, répondit Tycho.

— Tu changes, dit le prince Leopold. Maintenant, si tu veux bien nous excuser…

Dame Giulietta grimaça, mais se laissa guider vers la porte, tandis que les courtisans s’écartaient et s’inclinaient sur son passage. Alors qu’elle disparaissait sous une arche, Leopold lui donna une tape sur les fesses et rit de sa protestation.

— C’est le meilleur élément de sa famille.

Tycho se retourna et vit le roi Janus.

— Je ne saurais dire, Majesté.

— Crois-moi. Tu te bats à son côté ?

— Avec un peu de chance.

— Si la bataille dure jusqu’à la nuit ?

— Vous êtes au courant ?

Janus haussa les épaules.

— Trop délicat pour affronter la lumière du jour. C’est ce qu’Isak vantait sur ses affiches. « Délicat » n’est pas le mot que j’aurais choisi. (Ses yeux gris cherchèrent le visage de Tycho.) Magiquement incapable d’affronter la lumière du jour, peut-être. Comment as-tu rencontré Leopold ?

— Au combat, Majesté.

— Vous avez déjà combattu ensemble ?

— On m’a envoyé le tuer. Giulietta m’a demandé sa vie. Je la lui ai accordée.

Jetant un coup d’œil autour de lui, le roi Janus identifia qui aurait pu entendre la réponse. Ses courtisans s’étaient laissé distancer. Le père prieur des Blancs observait, l’expression indéchiffrable derrière sa barbe.

— Accompagne-moi.

Les remparts étaient surpeuplés, l’air encore froid mais sur le point de se réchauffer avec le jour qui approchait. Un sergent en plastron rouillé se retourna, prêt à les maudire pour l’avoir bousculé en passant, avant de s’arrêter pour s’excuser. Il était âgé, borgne et avait la jambe tordue, là où elle avait été autrefois cassée.

Janus lui donna une tape sur l’épaule et poursuivit son chemin en direction d’une tourelle d’angle. On y avait traîné une énorme catapulte, et on nouait ses cordes tressées à d’immenses anneaux d’acier sur le sol de la tourelle.

— La tresse absorbe le choc ?

Le roi Janus hocha la tête, appréciant la supposition de Tycho.

— Tu as vaincu le prince Leopold, un célèbre duelliste. Puis tu lui as accordé la vie parce qu’une femme te l’a demandé. Et tu as été, semble-t-il, banni pour avoir agi ainsi.

Peut-être le roi s’adressait-il à Tycho. Peut-être à lui-même. Lorsque Janus opina du chef, à deux reprises, Tycho sut que sa seconde supposition était correcte et qu’il avait eu raison de se taire.

— Demain, déclara le roi, décide de tout.

— « Tout », Majesté ?

— Jusqu’à la prochaine fois. Bien sûr, si demain se passe mal, il n’y aura pas de prochaine fois. Plus de Chypre. Plus de fief des Crucifers. Plus de moi non plus, probablement. Plus de Giulietta ni de Desdaio, qui deviendront sûrement des esclaves.

— Leopold emmènera Giulietta. J’imagine qu’Atilo a l’intention de faire de même…

— Au combat ? s’exclama le roi Janus, visiblement horrifié.

— Laisseriez-vous votre dame se faire souiller ? Si vous saviez que la défaite entraînerait ça ? Leopold ne le fera pas, et je pense qu’Atilo non plus.

— Ma femme a été empoisonnée.

— Majesté ?

— Elle est décédée il y a un an. Non, deux, maintenant.

Le regard du roi devint flou. Déformé par la tristesse, son visage ressemblait à un masque de tragédie grecque, jusque dans l’espace creux derrière ses yeux et sa bouche béante. Seule une larme révélait qu’il y avait un homme derrière le masque.

— J’ai l’impression que c’était hier.

C’était presque l’aube. Ils se tenaient sur des remparts fortifiés à la hâte. Avec une flotte mamelouk quelque part de l’autre côté de l’horizon sombre. Les hommes d’armes restaient en arrière, ne sachant pas bien si le chagrin du roi concernait Tycho ou simplement la situation en général. Peu de ceux qui se trouvaient dans le château s’attendaient à être toujours en vie le mois suivant.

Les paysans, eux, changeraient de camp.

Pourquoi pas ? Personne ne leur demandait leur avis sur leur roi. Et le prix à payer était à peu près le même pour eux, quel que soit leur dirigeant. Des impôts et des dîmes, des filles emmenées, des fils incorporés dans les milices. Un souverain fort mais dur valait mieux qu’un roi gentil mais faible. Les dirigeants solides procuraient de la stabilité.

— Peux-tu vraiment changer les choses demain ?

— J’ai moi-même une question.

Le roi Janus fit claquer sa langue.

— Le père prieur a peut-être raison. J’aurais dû t’exécuter pour en finir.

— Il se pourrait que répondre à ma question soit plus simple.

— Si semblable à Atilo, déclara le roi. C’est peut-être là le problème. Le Maure t’a trop bien formé. Il n’a donc maintenant plus aucune raison d’exister.

— Il a essayé de me tuer tout à l’heure.

— S’il voulait te tuer, tu serais mort. (Janus surprit l’expression de Tycho.) Et lui aussi, peut-être. Il se peut qu’il n’ait donc pas jugé valable de payer de sa propre vie pour prendre la tienne. Quelle est ta question ?

— Pourquoi cela vous a-t-il inquiété que je mentionne le feu ?

— Ah oui ! dit le roi Janus, la raison pour laquelle le prieur Ignacio pense que je devrais t’exécuter. Une partie de moi craint qu’il ait raison.

C’était, lui expliqua Janus, par le feu que Charlemagne, le plus grand des empereurs francs, avait envoyé des renforts du Rhin à Roncevaux. Même si son loup-garou était arrivé trop tard pour sauver le comte Roland. Et le prieur Ignacio avait mentionné au roi Janus que les quatre cavaliers de l’Apocalypse arriveraient eux aussi à travers un tel cercle. Tycho comprenait l’inquiétude du père prieur.

— C’est instantané ?

— Je ne suis pas sûr de saisir ta question.

— On entre dans le feu à un endroit, et on arrive instantanément dans l’autre ?

Le roi gratta sa barbe de plusieurs jours et soupira.

— Nous parlons hérésie, dit-il. Dangereuse, en plus. Mais, oui, j’imagine que c’est rapide. Pourquoi ?

— Je me demandais si ça pouvait prendre plus de temps dans certains cas.

— Combien de temps ?

— Cent ans, répondit Tycho. (Puis il haussa les épaules devant l’expression du roi.) C’était juste une idée.