Alors que le son du tambourin mamelouk s’amplifiait et que leurs galériens actionnaient les rames en suivant son rythme, A’rial saisit la main de Tycho d’une poigne d’acier. Elle avait les ongles noirs, les genoux éraflés et nus. Un crâne d’oiseau jaunissant, avec de grandes orbites et un bec aussi tranchant qu’une dague, pendait à son cou.
— Tu paies le prix librement ? Ça, tu dois le déclarer.
— J’attends encore que tu m’expliques ce que c’est, souligna-t-il, tressaillant lorsque l’enfant rousse s’en prit à lui, le regard aussi acéré que du verre brisé.
— Tu connais mon prix, siffla-t-elle. Paie-le ou rien. (Tycho la regarda.) Déclare que tu le paies, ou laisse-moi rentrer à la maison. Tu ne peux pas m’appeler puis chicaner.
Ses paroles étaient empreintes d’une fureur bien plus effrayante que si elle avait hurlé. Il se demanda, non pour la première fois, quel âge avait réellement A’rial.
Si elle était humaine.
Mais de quel droit poserait-il ces questions ? Et elle avait raison. Il connaissait son prix. Même s’il supposait qu’Alexa dirigeait tout et qu’A’rial lui servait simplement d’instrument.
— Prends ma vie à la place, supplia-t-il.
A’rial secoua la tête d’un air dédaigneux.
— Mon âme, alors.
Approchant son visage du sien, elle se moqua :
— Qu’est-ce qui te fait penser que tu en aies une ? ou que tu en aies déjà eu une ? Jure-le sur la déesse, ou Giulietta meurt…
Il aurait dû se souvenir que c’était la pleine lune.
Aussi pâle que sa peau, énorme et suspendue juste au-dessus de l’horizon. Le soleil avait peut-être disparu dans toute sa splendeur, embrasant de flammes maussades un dernier fragment d’horizon, mais la lune avait une nuit entière devant elle, et une acolyte rousse sur le pont d’un navire vaincu, qui faisait des promesses au nom de ses deux maîtresses.
— Je ferai une armée à Alexa, dit Tycho. J’étreindrai qui je suis.
Montant sur la proue du navire d’Atilo, A’rial leva la tête, toucha son front avec ses poings fermés en un salut étrange, puis les rejeta en arrière, les doigts toujours serrés, les bras orientés vers le bas, telles les ailes d’un oiseau.
Les vents gémirent autour d’elle.
Les éclairs craquèrent dans un ciel intact.
La tempête commença sur-le-champ. Des nuages se rassemblèrent à l’horizon sombre, s’amoncelèrent et filèrent à des vitesses impossibles en direction de l’armada mamelouk, comme une cavalerie céleste. Les archers mamelouks clignèrent des yeux et sentirent de fines gouttelettes leur fouetter le visage. L’étendard du croissant au-dessus de la galère de leur amiral claqua si fort qu’on aurait dit le feu du canon. Sous ses pieds, Tycho sentit le San Marco faire une embardée lorsque le vent gonfla ses voiles et que le navire gîta dangereusement.
— Abaissez les voiles ! hurla-t-il. (Atilo le dévisagea.) Monseigneur, faites tomber les voiles. Abattez les mâts à coups de hache s’il le faut. Mais amenez la toile et faites descendre Giulietta et Desdaio dans l’entrepont… S’il vous plaît.
Peut-être les derniers mots firent la différence. Atilo lança brusquement l’ordre de couper les liens des voiles et s’empressa de diriger les deux femmes vers une écoutille, ne retournant à son poste que lorsqu’elles furent en bas.
— Qu’as-tu fait ?
Le tonnerre grondait dans le ciel, les éclairs perçaient au large. Un navire mamelouk du cercle qui les entourait perdit son mât principal lorsque la foudre en fendit le bois et que les voiles dégringolèrent sans que personne ait eu le temps de les abaisser.
— Monseigneur, descendez dans l’entrepont.
— Tycho…
— C’est à moi de le faire.
— Qu’as-tu donc fait ?
— J’ai payé le prix exigé pour sauver ceux que j’aime.
Des larmes coulaient sur le visage de Tycho, harcelé par le vent. Il percevait leur goût aigre dans sa gorge, et sentait le vide sous ses côtes, là où quelqu’un lui avait ouvert la poitrine et remplacé son cœur par de la glace.
— Partez ! ordonna-t-il. (Atilo eut l’air choqué.) Ou restez, grogna Tycho. Et mourez. Voilà vos choix.
— Voilà mes… ?
— Vous pensez que nous ferons la distinction entre ami et ennemi, lorsque la tuerie deviendra féroce ?
Il montra A’rial à la proue, les bras tendus vers l’arrière, le visage levé vers le ciel, alors que des vents violents chassaient en rafales les flèches qui lui étaient destinées.
Elle débitait des incantations et ses doigts dansaient lorsqu’elle tirait des nuages à travers le ciel et fendait des navires en deux avec des éclairs. Un mouvement de son menton produisit une véritable falaise liquide qui écrasa trois navires et disparut tout aussi vite. Dans un tourbillon de vagues et de tonnerre, elle entreprit de réduire la flotte mamelouk à un seul vaisseau. Il n’y avait jamais eu de tempête pareille. Et la petite stregoi se tenait au beau milieu, ses cheveux roux dégoulinant. La pluie ruisselait sur son visage, lui remplissant la bouche et gouttant de son menton comme un million de larmes. Elle riait.
Lorsque Tycho regarda en arrière, Atilo avait disparu.
Tycho voulait être là-bas, sur la galère mamelouk, face à son ennemi, à arracher les entrailles du bâtard. Il y pensa et s’y trouva. Trébuchant, il baissa les yeux et vit les vagues derrière lui. La peur le prit à la gorge, tandis qu’il luttait pour tenir en équilibre sur le bastingage.
Peu importait comment il était arrivé là.
— Là-bas… !
Un archer mamelouk cria un avertissement.
Et Tycho attrapa la flèche en plein vol, et la planta fort et vite dans le cou d’un homme d’armes qui avançait, glaive à la main. Tycho sentit les barbelures du projectile quand il le tourna pour l’arracher, avant de jeter le mourant sur le côté et de lancer violemment le trait dans la poitrine de l’archer qui l’avait décochée.
La flèche vola si vite qu’elle disparut.
Puis l’homme regarda, en état de choc, le projectile dépasser de sa cotte de mailles. Tycho le tua sans même y penser, tandis que le craquement du cou de l’archer se perdait dans le hurlement du vent, le fracas des vagues et le rugissement du sang dans la tête de Tycho.
Il sentait la faim en lui. Elle regardait par ses yeux. Remplissait son esprit. Sa vision devenait plus nette à mesure que l’horizon s’assombrissait à l’ouest et que les dernières traces du jour se noyaient sous les vagues. Le navire mamelouk avec ses galériens, son maître-esclave et son amiral devint une frise rouge figée. Le temps hoqueta, la mer ralentit en une turbulence morne et la bête testa les barreaux de sa cage.
— Fais-le ! dit une voix dans sa tête.
A’rial, se dit Tycho. À moins qu’il parle tout seul.
Il y avait tant de gens à tuer. Tant de gorges à arracher, tant de sang. Il pourrait se noyer dans le rouge qu’il avait répandu sur ce navire. Ils décochaient des flèches sur lui. Le vent emportait la plupart d’entre elles. Il chassait d’un geste les rares qui s’approchaient, sans même se donner la peine de les renvoyer.
— J’ai dit : fais-le !
Il s’agissait sans conteste d’A’rial. Elle semblait davantage fâchée, cette fois.
Devait-il le faire ? Le pouvait-il, tout en restant qui il était ? Il connaissait la réponse. Les rares fois où il avait étreint les rayons de la lune, un éclat de glace avait pénétré dans son cœur. Encore un peu de ces éclats, et son cœur gèlerait. Il ne pouvait pas désapprendre les leçons que la transformation lui enseignait. Et une fois redevenu lui-même, les souvenirs de ce qu’il avait été demeuraient. Mais comment pourrait-il sauver Giulietta sans se transformer ? Il devait accepter sa destinée.
Celle de devenir le dernier des Déchus. Le dernier de sa lignée.
Ou peut-être le premier…
Levant le visage vers la pleine lune, Tycho laissa ses rayons déferler sur lui et sentit ses canines s’allonger. Ses tendons se raidirent, ses os se tordirent, ses muscles se déchirèrent, sa gorge se remplit de son propre sang. Passant les doigts sur son visage, il découvrit que ses oreilles s’étaient totalement rétractées et avaient laissé des trous difformes à leur place. Il avait le nez plus plat, les narines larges comme celles d’un animal de chasse. Si horrible qu’ait l’air le Kriegshund, lui-même paraissait bien pire.
Son cœur se figea à l’intérieur de sa poitrine, le plongeant dans la panique. Le battement cardiaque avait disparu, ses poumons étaient immobiles, son souffle s’estompait. Seule la peur le gardait debout. Il fut vivant et mort dans la même seconde.
— Doux dieux…
Se transformer était plus douloureux qu’il aurait pu l’imaginer. Un cri de douleur impitoyable emporta ses derniers résidus d’humanité.
Il deviendrait cette créature monstrueuse, en définitive. Tycho le savait pertinemment. Quel que soit le nombre de fois où il reprendrait son état d’origine, il finirait ainsi. Monstrueux et laid. Le monde dans lequel il était né serait mort depuis longtemps, remplacé par un nouveau monde, qu’il pourrait à peine supporter.
Son prix pour laisser enfin la bête en liberté serait d’épargner les esclaves. Parce que cela lui prouverait qu’il restait une part d’humanité quelque part en lui. Enfin, Tycho cessa de prétendre refuser ce qui venait ensuite et – alors qu’A’rial laissait sa tempête se calmer – devint lui-même.
La galère mamelouk possédait une double rangée de bancs des deux côtés. La rangée du haut était ouverte sur le ciel, avec une passerelle surélevée dont se servait le maître du fouet. Tycho absorba ces renseignements en une seule seconde.
— Meurs, démon !
Le sergent mamelouk était indubitablement courageux. Il devait savoir qu’il était sur le point de périr. Balançant la tête de l’homme par-dessus bord, Tycho envoya son corps à coups de pied dans le puits des esclaves, et fit face au soldat suivant. Casque à pointes, cotte de mailles, cimeterre méchamment courbé. Tycho remarqua son armure et ses armes, mais n’en tint absolument pas compte.
Le premier coup de l’homme faillit le toucher. Le deuxième le fit, tranchant l’avant-bras de Tycho jusqu’à l’os où se planta fermement l’arme. Empoignant le soldat, Tycho appuya, le hausse-col de l’homme se déformant lorsque Tycho lui écrasa le larynx.
Le choc, puis la douleur. Tycho connaissait l’enchaînement.
Arrachant le cimeterre, il le lança violemment sur l’homme suivant et le regarda reculer en chancelant, l’arme dépassant de son torse. L’entaille sur le bras de Tycho n’était plus qu’un souvenir. Il la transmit donc à un homme muni d’une lance. Le soldat poussa un cri étouffé lorsque Tycho lui toucha le visage de la main. Reculant d’un pas chancelant, l’homme étreignit son bras fendu en hurlant. Tycho le jeta par-dessus bord. Le joueur de timbale périt aussi simplement.
Tycho continua à avancer.
Un fouet finit par l’arrêter.
Une lanière à bout de fer arriva de nulle part en tournoyant et lui taillada le visage. Du sang lui dégoulina dans la bouche, entaillée aussi profondément que s’il s’était agi d’une épée. Il sentait ses dents à la place de sa joue. Se retournant promptement pour se protéger d’un deuxième coup, il maintint les bords de la blessure ensemble et la chair déchiquetée commença à guérir.
Il était prêt pour le troisième coup.
Saisissant le bout lesté, il enroula la lanière autour de son poing et tira d’un coup sec, traînant le maître du fouet à genoux sur la passerelle devant lui. Le Mamelouk n’eut pas la moindre chance. Lorsque Tycho se déplaça pour lui porter le coup de grâce, un esclave en bas empoigna la cheville du maître du fouet. Une autre main monta en serpentant, dans un cliquetis de chaînes.
Les esclaves tinrent l’homme en place, le temps que Tycho lui fasse sauter les yeux avec ses pouces munis de griffes et le balance sur le côté dans la fosse des esclaves.
Il jeta le fouet après lui.
Derrière Tycho se trouvaient des archers qu’il ne se rappelait pas avoir tués. Des marins mamelouks, le cou tellement tordu qu’ils regardaient derrière eux. Un lieutenant mort sur la passerelle, la gorge arrachée, les yeux manquants, les entrailles en un tas entre ses genoux. Des gouttes de sang tombaient des pouces de Tycho, son pourpoint était poisseux. À aucun moment il ne lui était venu à l’esprit de se servir d’un poignard. À aucun moment cela n’avait été nécessaire.
Le voile rouge de son monde se levait peu à peu avec cette constatation.
Et, à l’intérieur de la poitrine de Tycho, son cœur se remit à battre et ses poumons frémirent et inspirèrent. Ses os se tordirent et ses muscles se contractèrent. Alors que les étoiles perdaient leur éclat dans le ciel, la pleine lune passa d’écarlate à rose floral, et les vagues se mirent à monter et à descendre à une vitesse proche de la normale.
Tycho vérifia derrière lui.
Le navire d’Atilo était là, A’rial encore à la proue. Mais elle n’avait plus les bras jetés en arrière ni le visage tourné vers le ciel. Son regard passait d’un navire à l’autre, et Tycho vit son sourire lorsqu’ils échangèrent un long regard.
Des décombres gisaient autour d’eux. Des mâts et des espars brisés, de vastes méduses de toile, faites de voiles qui contenaient des poches d’air. Un homme d’armes flottait, affalé en travers d’un gouvernail, une flèche dans le cou. Les flots charriaient des corps tels des poissons assommés, montant et descendant avec la houle. Il s’agissait pour la plupart de marins ordinaires, mamelouks, chypriotes ou vénitiens. Ceux qui étaient assez riches pour posséder une cotte de mailles avaient déjà coulé au fond de la mer.
À part Tycho, il ne restait qu’un seul homme libre en vie sur le vaisseau.
Et peut-être s’agissait-il vraiment du seul, en fait. Parce que Tycho doutait d’être humain, et n’était assurément pas libre. Il était au moins esclave de sa faim.
L’amiral mamelouk était jeune, grand et mince. Et courageux.
Il fallait qu’il le soit pour se tenir à la porte de sa minuscule cabine. Son élégante cotte de mailles rivetée jetait des reflets d’or argenté au clair de lune, le flambeau qu’il agrippait mettait en relief la gravure à l’eau-forte, garnie d’or, de son heaume. Il portait un casque luxueux muni d’un protège-nez saillant, de protège-joues d’acier et d’une pointe dorée au sommet. Un croissant d’argent s’arquait au-dessus de ses yeux. C’était l’armure d’un prince mamelouk.
— Démon ! dit l’homme.
La lueur de son flambeau embrasé scintillait le long du fil affûté de son épée, dévoilant une damasquinure martelée serrée. L’acier avait pénétré dans l’âme du jeune homme et raidi son échine. Tycho était impressionné par son regard ferme.
— Qu’êtes-vous ?
Les changements contre lesquels Tycho avait lutté s’apaisèrent à mesure que son visage finissait de se métamorphoser, que ses oreilles repoussaient et que ses narines se fermaient. Ses dents disparurent en dernier, se retirant dans sa mâchoire supérieure. Elles faisaient aussi mal que d’habitude, mais cette fois c’était moins effrayant. Le Mamelouk recula d’un pas, plus terrifié par l’homme qu’il ne l’avait été par la métamorphose de Tycho, quelques instants seulement auparavant.
— Ce ne peut être vous ! protesta-t-il.
À cette seconde, Tycho décida de l’épargner. Du moins pendant un certain temps.
— Vous me connaissez ? demanda-t-il. Vous savez qui je suis ? (Un bref acquiescement de la tête lui répondit.) Alors vous en savez davantage que moi, dit Tycho. Parce que je ne vous connais pas.
Le Mamelouk défit lentement son casque.
Et Tycho recula à son tour. Parce que la dernière fois qu’il avait vu le visage de cet homme, le sergent Temujin lui coupait la gorge avant d’incendier un bateau entier. Cela s’était produit au début du séjour de Tycho à Venise, par une nuit sans lune au-dessus de la lagune, lorsque des gardes de la Dogona avaient pris à l’abordage un vaisseau mamelouk.
— Vous me reconnaissez, maintenant ?
— Je vous ai vu mourir, déclara Tycho. J’ai regardé votre navire s’enflammer.
Le Mamelouk ferma les yeux et ouvrit les lèvres pour prier. Il porta successivement les mains à son cœur, sa bouche et son front, en un adieu solennel à quelqu’un. Puis il expliqua à Tycho de qui il s’agissait.
— Ma jumelle, dit-il. Elle a insisté.
— « Insisté » pour quoi ?
— Accompagner votre navire. C’était stupide. Mais elle était la préférée de mon père et il lui passait tout. Jusqu’à ce que vous me le confirmiez, personne ne savait avec certitude qu’elle était morte. Je ressentais un vide dans mon cœur mais ne pouvais perdre espoir. Mon père sera bouleversé.
À entendre les paroles du jeune homme, beaucoup de choses étaient passées sous silence.
Le Mamelouk dégrafa son armure pour la laisser tomber à ses pieds, s’apercevant à peine qu’elle dégringolait les marches avec fracas pour atterrir dans le puits des esclaves, où les rameurs observaient en silence. Il tira d’un coup sur la belle cotte de mailles pour la passer par-dessus sa tête et la laissa également tomber. Retournant son cimeterre, il le présenta manche en avant avec une légère révérence.
— Faites-le proprement, dit-il. Et lorsque j’atteindrai le paradis, je supplierai pour qu’on vous libère de la malédiction qui vous frappe.
Tycho testa le cimeterre.
C’était une belle arme, au manche enveloppé dans un cordon de filin d’or, et à la lame lestée pour qu’elle accompagne le coup, sifflant lorsqu’elle fendait l’air.
— Ma malédiction est éternelle, mentionna-t-il en abaissant la lame.
— Immuable ?
— De toute façon, vous devez vivre.
— Pourquoi ?
— Pour porter la nouvelle de votre défaite au sultan. Pour que je puisse découvrir pourquoi votre sœur se trouvait sur ce navire. Parce qu’assez d’hommes courageux sont morts…
Tycho se sentit si las à cette pensée que ses os lui firent mal. Atilo lui avait raconté une fois que la tristesse après un combat ressemblait à celle qui venait après le sexe, mais en plus sinistre. Tycho n’avait pas osé avouer qu’il ne connaissait ni l’un ni l’autre. C’était pire qu’il le craignait. Une désolation qui avait le goût de la charogne.
Écœuré, il fit rouler un archer mort dans le puits du bout du cimeterre. Le bruit sourd qui suivit le rendit encore plus triste. Où était l’euphorie ? Atilo disait que certains hommes ressentaient cela.
— Je suis Sir Tycho. Autrefois un apprenti assassin.
Le Mamelouk s’inclina légèrement.
— Je suis Osman. Mon père est le sultan. Ma sœur, surnommée Jasmine, était sa préférée. Mais je suis son héritier. (Tycho s’inclina à son tour.) Vous pouvez me tuer, déclara le prince Osman. Me garder pour obtenir une rançon ou me libérer. Même, semble-t-il, m’envoyer comme messager pour annoncer ma propre défaite à mon père, si c’est le fardeau que vous m’imposez. Mais il ne croira pas mon histoire.
— Pourquoi… ?
— Une sorcière qui invoque une tempête ? Un démon vorace qui se métamorphose ? Ma flotte détruite par des vagues, le vent et la foudre ? Les flèches de mes archers écartées de la main ? Les Vénitiens ne possèdent pas ce genre de pouvoir. Mon père croira que je me trouve des excuses.
— Alors que direz-vous ?
— Que mes esclaves ont refusé de ramer. Que j’ai mal commandé. Que les cordes de mes archers étaient mouillées. Que je cède mon commandement et accepte mon sort.
Le regard du prince Osman était lugubre. Son père était réputé pour sa cruauté. Ses deux épouses et ses concubines favorites lui avaient donné assez de fils pour en sacrifier un s’il fallait faire un exemple.
— Restez ici, ordonna Tycho.
Comme si le prince mamelouk pouvait aller ailleurs.
Atilo se signa lorsque Tycho sortit par la porte derrière lui. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose et la laissa ouverte lorsque Tycho passa d’un pas raide devant lui, s’arrêtant seulement devant A’rial.
— J’ai un service à te demander.
— Les faveurs coûtent cher. (Ses yeux verts étaient vifs.) Tu sais ça.
— Dis ton prix.
— Un meurtre. De mon choix.
— Du choix de ta maîtresse ?
— Du mien, dit la petite stregoi d’une voix dure. Un jour, quand tu seras sous l’influence de la faim, je te demanderai un meurtre. Tu me l’accorderas sans poser de question.
— Ni Giulietta ni Desdaio ni Pietro.
A’rial lui adressa un sourire acide.
— Tu n’es pas en position de marchander. Mais, malgré tout, je suis d’accord. Aucun de ces trois-là.
Tycho lui expliqua ce qu’il attendait d’elle.
On modifia les souvenirs de quelques dizaines de gens pour qu’ils oublient ce qu’ils avaient vu. Lorsque Tycho recula, A’rial se redressa et fut entourée d’un nimbe chatoyant. Quand l’espace entre ses mains brilla avec assez d’éclat, elle se mit à chanter la véritable histoire de la bataille. Celle dont les esclaves mamelouks se souviendraient.
— Tycho… !
— Nous parlerons plus tard, déclara Tycho.
Atilo il Mauros ouvrit la bouche comme pour parler mais se ravisa. Il aimait bien dire que le monde renfermait davantage de choses qu’on pouvait le savoir. Il ne s’était simplement pas attendu à affronter son étrangeté cette nuit-là.
— La duchesse est au courant ? parvint-il enfin à demander.
Au courant de quoi ? se demanda Tycho. De ma faim ? des changements qui l’accompagnent ?
— Oui, répondit-il. Sans aucun doute.
Tycho prit le flambeau fumant de la main du prince Osman et le brandit sous le nez d’un esclave à la barbe rousse, qui recula devant sa flamme.
— Personne ne te fera de mal, promit le prince.
Même si les cicatrices de coups de fouet sur les épaules de l’homme indiquaient qu’on lui en avait déjà fait, de nombreuses fois et brutalement.
— Qu’as-tu vu ? demanda Tycho. (L’esclave le regarda.) Durant la bataille. Qu’as-tu vu ?
Un signe de tête d’Osman informa l’homme qu’il pouvait répondre.
— La flotte vénitienne. Elle était vaste. Des mâts comme une forêt, qui nous encerclaient. Tant de navires, monseigneur, je n’en ai jamais vu autant. J’ai cru que nous ne nous échapperions jamais.
Tycho voyait des corps et des mâts brisés, des vaisseaux retournés et du bois flotté qui montaient et descendaient, séquelles éparpillées d’une bataille navale. Les esclaves ne pouvaient pas les voir. Mais, lorsque l’homme frissonna, Tycho sut qu’il avait conscience de ce qui se trouvait là-bas.
— Que s’est-il passé ?
L’homme avait beau avoir été occidental autrefois, un habitant du Nord, à en juger par ses cheveux et le roux de sa barbe, il répondit comme si le sort de la flotte mamelouk et le sien étaient inextricablement liés.
Et c’était le cas, bien sûr.
— Nous étions encerclés. Leurs archers massacraient nos marins. Ils possédaient du feu sorcier. Il s’est répandu à travers nos ponts, brûlant tout ce qu’il touchait. (L’homme avait le regard lugubre en se souvenant de ce qui ne s’était jamais produit.) Seule la compétence de Son Altesse nous a sauvés. Au milieu d’une terrible tempête, il a combattu les Vénitiens jusqu’à l’arrêt de la bataille. Toute leur flotte a été détruite, à un terrible prix.
Le prince ouvrait des yeux ronds comme des soucoupes, le regard passant rapidement de Tycho à l’esclave, incapable de croire ce qu’il entendait.
— Demandez à n’importe lequel d’entre eux, déclara Tycho.
— Que dira-t-il ? demanda le prince Osman en faisant un brusque signe de tête vers le bâtiment amiral d’Atilo.
— Que vous mentez. Qu’espérez-vous qu’il dise ?
— Et si moi je dis qu’il ment ?
Le prince Osman hocha la tête. Il commençait à comprendre comment cela fonctionnait. Tycho sourit.
— Votre prix, c’est que je vous raconte d’où je vous connais ?
— Et une faveur accordée sans hésitation. Qui n’implique pas une mort dans votre famille, précisa Tycho en se souvenant du prix qu’A’rial lui avait soutiré lorsque c’était son tour. Je ne peux pas vous en dire plus, parce que je ne sais pas. (Le prince leva brusquement les yeux.) Commencez par me raconter comment vous me connaissez…