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Dabord, ouvrir les yeux.

Mes paupières sont lourdes, lourdes. Du plomb. Mais, tant que je n’aurai pas levé ce volet m’isolant du monde extérieur, je resterai en proie à moi-même. Englouti dans mon bourbier intérieur, dans les sables mouvants d’une semi-inconscience qui m’aspire vers le néant, et dont j’ai le plus grand mal à m’extraire.

Ouvrir les yeux… Quelle entreprise titanesque ! Si je bougeais, plutôt ?

Un monstrueux engourdissement paralyse mon corps. Je bande mes muscles sans le moindre résultat. Autant chercher à animer une statue de marbre. Épuisé par l’effort, je replonge dans mes limbes intimes.

Temps indéterminé. Des tentacules d’ombre se déploient en moi, au ralenti. Durant des heures et des heures, je lutte pour échapper à leur flasque emprise.

Des heures et des heures, ou une fraction de seconde ? Ou un siècle. Comment savoir ?

Je vais… Oui, c’est ça, je vais remuer un doigt. Moins, même : une phalange. Une phalange, ce ne sera pas trop difficile.

Je me concentre, je rassemble mes forces. Je fais appel à toutes les puissances qui stagnent loin, si loin, au fond de mon gouffre mental. Je prends mon élan, comme un fauve s’apprêtant à bondir. Puis han ! d’un seul coup, je projette un flux d’énergie vers ma main gauche.

Ma main gauche, mon doigt, ma phalange… Je les sens, physiquement. Leur présence organique me sature l’esprit. Je ne suis plus qu’une main, un doigt, une phalange. Mais cette main, ce doigt, cette phalange restent inertes. Les ordres du cerveau ne leur parviennent pas.

Que m’est-il arrivé ? Pourquoi cette errance aux frontières du non-être ? Suis-je malade ? Blessé ? Dans le coma ? Sous anesthésie ? Mourant peut-être ?

Vais-je me réveiller – à condition que je me réveille ! – dans une chambre d’hôpital ? Sur une table d’opération ? Dans… dans le tiroir réfrigéré d’une morgue ?

L’odieuse perspective fait naître un spasme glacé dans le creux de mes reins. MOI, sous le scalpel d’un médecin légiste… Conservé dans le formol… Brrr !

Et d’abord, qui suis-je ?

Impossible de m’en souvenir…

Si je pouvais regarder ce qui m’entoure, sans doute la mémoire me reviendrait-elle. Cette amnésie n’est sûrement qu’une absence passagère, le résultat d’un choc.

Quel choc ? Je ne me rappelle aucun choc. Rien de violent ne m’habite. Juste ce poulpe obscur qui étire à l’infini ses membres convulsés, ses ventouses gluantes, et crache un brouillard d’encre.

Ouvrir les yeux, c’est la seule solution. Avec la vue, tout me reviendra. La clarté du jour dissipera les ténèbres qui m’emplissent, un ordre lumineux remplacera le chaos.

Ouvrir les yeux…

Des images surgissent tandis que je peine, et flottent au-dessus du magma. Je vois des hommes, attelés à des cordes. Ils tirent. Leurs muscles tétanisés tremblent, à la limite du claquage. Le soleil leur ronge la peau, sueur et sang lustrent leurs épaules. Une rumeur de souffrance, profonde, assourdissante, monte de leurs corps tendus, martyrisés par l’effort. La charge oscille enfin.

Il me semble que… mes paupières ont frémi.

Les énormes blocs de granit s’ébranlent. Quelque part, un fouet siffle, suivi d’un râle. Une forme s’écroule, aussitôt piétinée. Interrompre le gigantesque élan collectif est à présent impossible, fût-ce au profit d’une vie. La machine humaine n’a plus rien d’humain.

Est-ce moi, ce travailleur écrabouillé, cette flaque pourpre bue par le sable du désert ? Ou ma mémoire, incontrôlée, recrache-t-elle des récits enregistrés il y a bien longtemps, des séquences de films que mes efforts présents font ressurgir, pas association d’idées ?

Millimètre après millimètre, les blocs de granit glissent sur le sol. À l’horizon, la pyramide s’érige.

Mes paupières se soulèvent enfin.

Un rai de lumière déchire mon cerveau.