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JE SUIS MORT, JE LE SAIS À PRÉSENT. Mes derniers instants me reviennent en mémoire.

Il était tard, aux alentours de minuit. Dans mes draps imprégnés d’urine, je somnolais. Astrid avait dressé un lit de camp, près de moi. Depuis mon attaque, nous ne dormions plus ensemble. Elle devait craindre de me déranger, elle si vivante et moi trois quart cadavre. À moins que ma proximité ne l’incommode. Mes relents, ma sueur. Mon incontinence. Peut-être même, avec cette crédulité propre aux gens de sa race, redoutait-elle que la mort ne se transmette comme une maladie contagieuse.

Quel dévouement, pourtant ! Quelle abnégation ! Jamais, en presque un demi-siècle de vie commune, Astrid ne s’était autant préoccupée de moi. Veillant, inlassable, à mes côtés, soignant mes plaies, vidant mes bassins, m’emmaillotant comme un bébé. Me nourrissant quasi à la mamelle…

Par la fenêtre dont le volet cassé laissait suinter la nuit, j’apercevais les ombres du jardin. Une portion de terre herbue tant de fois tondue par mes soins. Des arbres fruitiers, malingres mais féconds, plantés avec amour et si souvent élagués, échenillés, greffés, dont les fruits faisaient ma fierté.

Allais-je devoir quitter tout cela ?

Et l’abandonner elle, elle… Elle, dormant à poings fermés, son visage d’ébène hermétiquement clos… Elle, auréolée de ses crêpelures grises, ceinte de batiks tropicaux, allant et venant dans cette maison – la nôtre ! – en dodelinant du sein au rythme de sa marche ? Elle, l’oiseau de paradis en exil dans ces sombres Ardennes, la déracinée n’ayant plus que moi pour patrie ? Elle, elle…

L’abandonner… Cette idée me suppliciait.

Arracher un être à son continent, l’emporter chez soi comme un trophée – comme une bouture –, l’acclimater, lui consacrer chaque instant de sa vie. Puis du jour au lendemain, disparaître, le livrant aux intempéries…

J’aurais dû… oui, j’aurais dû la laisser là-bas, dans son village. Elle m’aurait oublié. Ou se serait souvenue de moi, du vague à l’âme, tout en pondant des ribambelles de gosses bien noirs. Veuve, elle aurait eu une descendance pour la soutenir, des cousins, des amis. Un entourage à son image, à sa couleur. Et je l’avais privée de ça, de cette vieillesse sereine, par égoïsme.

Par passion dévorante, plutôt. Quarante-sept ans d’amour fou, sans la moindre défaillance.

Certes, mais au prix de combien d’années de future solitude ?

Les heures s’égrenaient lentement. La mort montait en moi. J’écoutais respirer Astrid. À l’ultime seconde, je le jure, je n’ai pensé qu’à elle.

J’aurais voulu crier mon désespoir, ma souffrance, mes remords, mais la maladie m’avait rendu muet. Depuis plusieurs semaines, je n’étais plus qu’un corps inerte, privé de mouvement et de parole. Avec juste un regard pour communiquer…

La mort montait en moi, inexorable flux de glace. Ma respiration devenait de plus en plus laborieuse, de plus en plus sifflante. Je suffoquais. Quand j’ai craché mon dernier souffle, une plainte s’est élevée au loin, comme un écho à mon cri silencieux.

La chienne des voisins avait senti la mort. Elle hurlait à ma place. En m’éteignant, je l’en ai remerciée.