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Depuis quand suis-je sur cette route, à suivre la piste de la femelle ? Je n’en ai pas la moindre idée. Le temps est différent pour les hommes et les chiens. Pour les vivants et pour les morts. À plus forte raison pour moi, qui ne me sens ni l’un ni l’autre – et les deux à la fois.

Quelle heure peut-il bien être ? Je l’ignore tout autant. Dans ces fagnes crépusculaires, à quelques nuances près, si peu de chose différencie les ombres diurnes des ombres nocturnes…

Je marche d’un petit pas pressé, l’œil aux aguets, m’orientant au flair. Longeant – sur ma gauche, par un automatisme dérisoire hérité d’avant – les fossés où stagne une eau noirâtre, les talus caillouteux, le bas-côté ourlé d’asphalte.

Parfois, une voiture me croise ou me dépasse. Il arrive qu’elle ralentisse, qu’un homme ou une femme – les femmes, surtout – se penche à la portière. Et les commentaires de fuser : « Oh, un chien perdu ! Pauvre bête ! Les connards qui abandonnent leurs animaux, on devrait les foutre en taule ! » Puis la voiture repart, ayant évacué son trop-plein de bonne conscience par la vitre baissée, comme une flatulence.

Moi, je poursuis mon chemin, indifférent à ces vaines compassions. Trompé par un effluve, il m’arrive de bifurquer, d’emprunter, le cœur battant, un sentier de traverse. De courir, nez au vent, vers la fallacieuse senteur. Puis, réalisant mon erreur, de revenir sur mes pas et, dégrisé, de reprendre la route qui file en droite ligne vers l’horizon plombé.

Astrid…

Tandis que j’avance, poussé par le désir, ce nom me hante comme une musique.

Astrid…

Je marche, l’oreille et la queue basses. La pluie détrempe mon poil clairsemé par la gale. Dans les ornières, mes pattes creusent un double chapelet d’empreintes que l’ondée se hâte de remplir, me gratifiant d’une piste miroitante. Les forêts de sapin succèdent aux forêts de sapin, noires profondeurs au sol stérile, couvert d’aiguilles, où stagnent, même en plein midi, de cotonneux filaments de brume.

L’odeur de la chienne me tire vers l’avant.

Astrid…

De loin en loin, je traverse des hameaux : quelques maisons de briques, très basses, frileusement recroquevillées sous leurs toits d’ardoises. Elles se ressemblent toutes, proprettes et circonspectes, conçues pour la pénombre, les vents coulis, les ondées interminables, les chuchotis malveillants. Leurs fenêtres, qu’obturent des cataractes de dentelle, me suivent d’un regard aveugle plein de sous-entendus.

J’habitais une maison semblable, avec Astrid.

Astrid…

Astrid, est-ce toi que je cherche, ou la chienne ? Je ne sais plus très bien. En moi – dans mon moi double –, les deux convoitises se confondent. Je marche d’un petit pas pressé, ma langue pendouillant mollement de ma gueule qu’empanache un halo de vapeur tiède…

Où m’entraîne mon instinct ? Vers le coït libérateur ou vers la niche ? Vers la femelle ou la maîtresse ?

Sans crier gare, mon sang se met à bouillir. Ma libido bicéphale vient subitement de se fixer sur un objet, et cet objet est un souvenir. Celui d’une bouche.

Dans la peau noire, elle s’ouvrait, d’un rose obscène, révélant des gencives pâles et deux rangées de quenottes nacrées de salive.

Évoquer ces quenottes-là, leur tranchant, leur morsure, m’emplit le ventre de vertiges.

Mais en ce temps-là, Astrid ne mordait pas ; pas encore. À douze ans, on n’est pas cruel. Elle rejetait la tête en arrière, ouvrait en grand ses lèvres insolentes, riait aux larmes, puis s’enfuyait. Je courais derrière, en sueur, les tempes comprimées, ahuri de soleil. Foulant fiévreusement la terre rouge. Son rire tintait dans la fournaise.

Quelquefois, je la rattrapais.