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Astrid se lève tôt. Cinquante ans de vie commune avec un chef de chantier l’ont accoutumée aux petits matins blêmes, où l’on grelotte en préparant le Thermos et les tartines de lard. Même les dernières années, quand j’étais à la retraite, elle s’éveillait avant le soleil.

Les paupières mi-closes, je suis des yeux ses allées et venues. Instant de bonheur suprême. Il s’en faudrait de peu que je ne me croie revenu avant, tant les rites quotidiens sont demeurés immuables. Chaque accessoire est à sa place : les chaussons où elle glisse ses pieds, le peignoir en Nylon matelassé qu’elle enfile, le rideau qu’elle écarte pour regarder dehors. Le miroir de la coiffeuse où elle s’examine en soupirant.

Jadis, ses matins étaient frais et lisses. À quinze, vingt, vingt-cinq ans, dormir ne laisse pas de séquelles. Les bouffissures, l’avachissement, ça vient plus tard. Au fil des années, chaque réveil s’avère un peu plus amer que le précédent. On remonte de l’immersion du sommeil courbaturé, flétri, affublé d’un masque grotesque. De plus en plus fourbu, jusqu’à l’ultime plongée.

Sans illusions, Astrid masse la peau froissée au-dessus des pommettes, pétrit l’arc chiffonné des lèvres. Palpe les rides d’expression. Puis hausse les épaules et s’éloigne lourdement, ayant, une fois encore, touché l’âge du doigt.

Je la suis pas à pas, harcelant ses jarrets de la truffe. Le message est clair, même pour quelqu’un qui « déteste les chiens ».

— Toi, tu veux sortir ! devine Astrid.

Exact : j’ai la vessie pleine à craquer.

Elle m’ouvre. L’atmosphère poisseuse me saisit de plein fouet. Dans une explosion de vitalité, je me rue dehors. Mes poumons éclatent, mes muscles fourmillent. Je cours à perdre haleine, droit devant moi, traversant la pelouse, franchissant la haie d’un bond, galopant vers l’orée de la forêt. Et là, je m’arrête enfin, pour pisser parmi les fougères, la truffe au vent.

Astrid m’observe du pas de la porte, les sourcils froncés. Elle doit se demander si je vais revenir. Avant de rentrer, elle me fait un petit signe, mi-autoritaire, mi-implorant. Je la rassure d’un jappement joyeux, puis je repars. J’ai mon territoire à reconquérir.

Cent mètres plus loin, un aboiement m’accueille. J’y réponds à pleine voix, ma queue battant mes flancs. Derrière le grillage qui clôt son domaine, Meisje rôde.

Le grillage est haut, infranchissable pour elle comme pour moi. À travers les mailles d’acier, nous nous flairons mutuellement, parcourant du même pas rapide toute la longueur de la clôture, puis revenant, les museaux soudés. Ce n’est pas encore le moment des chaleurs. L’odeur de la chienne est supportable. Bonne mais supportable. On ne perd pas le nord en la sentant. On a juste l’abdomen en feu, l’espace d’une reniflette.

Dans le petit matin, la fourrure de Meisje, cette fourrure de louve, a des reflets cendrés. Ses muscles puissants jouent dessous. C’est une bête splendide.

Un sifflement interrompt le cérémonial. Hugo est jaloux. Il n’admet pas qu’on approche sa chienne. Sans une hésitation, celle-ci fait demi-tour. Mais son âpre senteur de musc continue de flotter. Alors je lève la patte et j’inonde le grillage, consciencieusement, tout du long.

Hugo vit seul, maintenant, dans le chalet du bois. Quel âge peut-il avoir ? Pas loin de la quarantaine, mais, avec ces gens-là, c’est difficile à dire. Le temps ne les marque pas de la même manière que nous. Leur visage plat, lunaire, ne semble pas comptabiliser les ans. Ils s’épaississent, se courbent, souffrent d’arthrose, de rhumatisme, mais gardent un faciès de fœtus conservé dans le formol.

Quand les Demoort ont emménagé, Hugo avait six ans. Il suivait sa mère partout, cramponné à l’ourlet de sa robe. Il ne parlait pas : les Flamands sont taiseux par nature, et les mongoliens génétiquement. Alors, un mongolien flamand… Il poussait juste des sons informes, d’une bouche béante toujours lustrée de bave et en apparence édentée. C’était assez laid.

Je n’ai jamais compris l’attendrissement d’Astrid.

Par la suite, je crois qu’il a appris des rudiments de langage. En tout cas, il dit « Meisje », et la chienne reconnaît son nom.

La mère était plutôt jolie, le père quelconque. Tous deux farouches et peu communicatifs. Nous n’avons jamais eu de rapports de bon voisinage. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir essayé, en ce qui concerne Astrid, du moins ! Elle fondait beaucoup d’espoirs sur eux, au début.

Godelieve et Willem Demoort. Un couple de Flamands en pays wallon. Des rejetés, eux aussi. Des étrangers. Ça aurait dû nous rapprocher. Mais leur rideau de sapin les isolait du monde, et de nous. Astrid a fini par l’admettre. Ça n’a pas été sans mal.

Aujourd’hui, il ne reste que Hugo. Autant dire personne.

Meisje ne sortira plus ce matin, j’en ai la conviction. En dernier recours, je frotte mes pattes par terre, dans les aiguilles de sapin. Le message sera clair, pour elle, si elle flaire ma trace. La sueur de mes coussinets est saturée de testostérone.

Ce rituel accompli, je rentre au logis, guilleret.

Astrid déjeune, à la table de la cuisine. M’ouvrir n’interrompt pas le jeu de ses mâchoires sur la tartine d’Édam. Elle semble contente de me récupérer. Je lui manquais déjà. Jamais je n’aurais cru qu’elle puisse s’attacher à un animal, surtout si vite. Faut-il qu’elle soit en manque d’affection, pauvre choute…

En mourant, je n’ai pensé qu’à ça. Ça a gâché mes derniers instants. Elle n’avait que moi.

Elle n’avait que moi comme je n’avais qu’elle. Ainsi l’avais-je voulu en l’amenant ici. Nous étions des Robinson échoués dans notre île de brique rouge, et que toute séparation mutilait. Ma disparition l’a rendue à jamais infirme.

À la réflexion, voilà sans doute pourquoi je suis revenu.

« Par-delà la mort. » Un vertige me prend. Je viens peut-être d’entrevoir la vérité. Du plus profond de moi, je bénis le gri-gri.

Elle s’empresse, m’emplit une gamelle. C’est sa manière à elle de montrer son amour. Astrid n’est pas démonstrative. Contrairement à moi, elle n’a jamais su dire « je t’aime ». Mais ses soupes parlent pour elle.

Les poireaux-carottes-pommes de terre fondent sous la dent. Je m’en repais avec avidité. Elle me regarde manger, les bras croisés sur la bavette du tablier. On dirait qu’elle assiste à la messe.

Que fait-elle de ses journées ? Ce qu’elle en a toujours fait, certainement. À la seule différence qu’elle ne guette plus, à la tombée du jour, le bruit de ma voiture. Mais pour le reste, elle doit briquer, touiller, vaquer petitement comme toutes les femmes au foyer. Et suivre les feuilletons télé à heure fixe.

Son emploi du temps n’a pas trop changé, en somme. Mais ses soirs… Mais ses nuits !

Ses nuits, voilà la différence. Avant, c’étaient NOS nuits ! Cinquante ans de moiteurs partagées, à s’écouter respirer l’un l’autre dans le silence. À s’éveiller ensemble, pour l’exil quotidien.

Et puis la retraite est venue (à septante ans, car j’étais vigoureux et le travail ne manquait pas), et ça aussi, ça a changé les choses. Finis, les départs dans le petit jour glacial, les retours au crépuscule. Nous pouvions enfin nous consacrer totalement l’un à l’autre. Huit ans de cohabitation quasi permanente, surtout les dernières semaines, après mon attaque.

Me perdre après ces semaines-là, de soins continuels, de petites attentions, d’admirable et constant dévouement, quel vide !

Mais les regrets n’ont jamais ressuscité personne. Elle a dû pleurer toutes les larmes de son corps, maudire la destinée, prier peut-être, puis se résigner. Il a bien fallu, vaille que vaille, qu’elle réapprenne à vivre, qu’elle retrouve son rythme d’avant. Des occupations de femme. La vaisselle, le repassage, la cuisine, les poussières. Les feuilletons à heure fixe. Et même un peu de jardinage, puisque je n’étais plus là pour biner les plates-bandes.

Elle finira sans doute ainsi : le torchon à la main, de la terre sous les ongles.

Mais, ce jour-là, je serai près d’elle pour lui lécher les doigts. « Par-delà la mort », l’homme-tonnerre l’a promis.