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— Tu en as fait, un fameux boucan, hier ! grogne Astrid, en jetant d’un air morose ses croûtes de fromage à Fidèle.

Elle étouffe un bâillement, avale une gorgée de café, fait la grimace. L’amertume du breuvage lui arrache un frisson.

— Crénom, j’ai eu la main lourde…, se morigène-t-elle, en rajoutant de l’eau chaude dans sa tasse. C’est imbuvable, cette saloperie !

L’humeur n’est pas au beau fixe, il s’en faut même de beaucoup ! La vieille femme, de toute évidence, ne pardonne pas au chien la virulence de son rut.

— Tu me rappelles Jean, tiens ! Lui aussi, il ne pensait qu’à ça !

Elle boit. Dans le silence, on n’entend que le bruit de sa déglutition et la respiration saccadée de Fidèle, que le fromage a mis en appétit.

— Encore, pendant toutes les années où il a travaillé, c’était supportable. Il partait tôt, rentrait tard. Il n’avait que la nuit pour koukounié 16, ou le matin au réveil. Ça me laissait toute ma journée à moi. J’étais seule, bien sûr, trop seule, mais en paix. Je pouvais m’occuper, rêver à ma guise, sans qu’on me cherche, qu’on me palpe, qu’on me sollicite constamment. Mais quand il a pris sa retraite…

Elle a un geste signifiant : « La catastrophe ! », les deux bras levés théâtralement au-dessus de la tête.

— Ah ! là, là, quand il a pris sa retraite… Il avait beau avoir septante ans et être devenu chauve, bedonnant et presbyte, côté braguette, il fonctionnait comme un petit jeune. Toujours dur du bas-ventre, toujours chaud de la bouche, toujours égrillard. Et une petite sieste par-ci, et un gros câlin par-là, et que je te trousse sur la table de la cuisine, dans la salle de bains, même devant la télé quand le film l’ennuyait. Et que je te harcèle pendant le nettoyage, sous prétexte que, de passer la serpillière, ça fait bouger le cul et ça donne des idées. J’avais l’impression de ne plus rien faire d’autre, moi : sans arrêt déculottée, sans arrêt à l’horizontale. Mais je n’avais pas le choix, Jean ne me demandait pas mon avis. Je lui appartenais, tu comprends. Il m’utilisait selon son bon plaisir. Sinon, pourquoi m’aurait-il ramenée de si loin ? Alors je me laissais tripoter, la tête ailleurs, en y mettant du zèle pour que la corvée dure moins longtemps. Et pendant qu’il soufflait comme un phoque sur moi, je parcourais le Chemin Sous-Bois…

» Enfin… les deux premières années ! Après, je n’ai plus su où aller. Et rester là pendant qu’on copulait, à nous observer froidement, avec nos fesses molles et nos ahanements, j’en avais la nausée…

» Quand Jean s’était soulagé, on reprenait nos occupations, chacun de son côté. Il retournait biner, moi j’éteignais le gaz sous la marmite de soupe et je mettais le couvert. Ou j’achevais d’étendre le linge. Ou je passais l’aspirateur, je rangeais, j’époussetais. Jusqu’à la fois suivante.

» Huit ans, ça a duré… Huit ans ! J’ai cru que ça ne s’arrêterait jamais…

Huit ans, c’est vrai… Les meilleures années de ma vie. Comme si tous mes efforts – conquête d’Astrid, retour au pays, conflits familiaux, déménagements, travail acharné – n’avaient convergé que vers cela, ce but, cet accomplissement : une chaumière et un cœur. Terminés la séparation quotidienne, les départs aux aurores, les chantiers disséminés dans tout le pays. Une vie de travail m’avait valu cette récompense suprême : l’osmose totale avec la femme que j’aimais. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre l’un près de l’autre, en harmonie, dans le lieu que nous avions choisi, savourant chaque instant comme une friandise.

Et voilà qu’elle ose dénigrer tout ça ? !

Les incongruités de cette vieille folle m’irritent. Je retrousse les babines, je gronde. Elle me regarde avec étonnement, fronce les sourcils.

— Eh bien dis donc ! Te voilà de nouveau dans un bel état ! Pas la peine de montrer les crocs, tu n’es pas prisonnier, que je sache ! Va donc la retrouver, ta putain !

Elle m’ouvre la porte, la lippe mauvaise. Un courant d’air la saisit ; elle resserre son peignoir sur elle.

— Les chiens sont encore pires que les hommes, quand ça les chatouille ! l’entends-je grommeler.

16. Voir note 4.