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Le museau posé sur mes pattes, je boude. Jamais je n’ai été humilié de la sorte. Une monstrueuse frustration me comprime les testicules. Et pire encore : me voici face au conflit de mes deux moi. Car, si ma nature de chien se soumet, tête basse – les chiens sont habitués à ce genre de brimade : de tout temps, les maîtres ont jugulé leurs appétits les plus légitimes ; la peste soit de ces bourreaux ! –, il n’en est pas de même pour mon âme d’homme.

Mon âme d’homme est en pleines turbulences. Des pulsions revanchardes me taraudent. Des désirs de viol.

La voix d’Astrid n’est qu’un murmure diffus qui berce mon exaspération. Un bourdonnement d’insecte, agaçant et quasi dépourvu de sens.

— Toukoutouk est venu me voir, avant mon départ. « La poudre d’okoubou, ça peut toujours te servir, là-bas, m’a-t-il dit. En Europe, les gens sont méchants. » Moi, je ne voulais pas le croire, évidemment. J’étais si jeune, si candide…

— Hoooooouuuuuu ! Hooooouuuuuuu !

Tiens, Meisje nous remet ça… Il y avait longtemps ! Son maître a dû la laisser sortir, sa plainte vient du bois. Qu’y cherche-t-elle ? Un loup ?

— Femelle du diable… maugrée Astrid. Elle aussi, tiens, j’aurais dû l’empoisonner !

Le cri de Meisje m’attaque au ventre, mais je ne bronche pas. Mon âme d’homme a pris, provisoirement, le pas sur ma nature de chien. Entre les attraits d’Astrid et des chaleurs de chienne, mon choix – bien que cornélien – est fait. C’est Astrid que je veux.

Comme musique et parole, leurs deux voix se confondent à mon oreille.

— J’ai gardé le petit sachet en souvenir, convaincue de ne jamais l’utiliser. Les années ont passé, l’okoubou était dans mes affaires. Je n’y prêtais pas attention… Mais, après le suicide de Willem, quand la vie est devenue par trop insupportable, j’ai commencé à y penser de plus en plus souvent. Forcément, je n’avais plus rien à quoi me raccrocher…

— Hoooouuuuu… Hoooouuuuu…

— Au début, l’idée m’effleurait à peine, une fois de temps en temps, sans que je m’y arrête. Puis elle s’est mise à m’obséder. Vers la fin, je n’avais plus qu’elle en tête. Mais il m’a quand même fallu six ans pour me décider…

— Hoooouuuu… Hoooouuuu…

Le cri de Meisje se rapproche. Il m’électrise, j’ai des spasmes dans l’abdomen. Le fumet de la bête en chasse me parvient à travers les murs, et tous mes nerfs de chien grésillent.

— C’est dans la soupe que je mettais la poudre. La julienne avec des haricots blancs, sa préférée. Il ne s’en rendait pas compte : l’okoubou n’a pratiquement pas de goût.

— Hoooouuuuu… Hoooouuuuu…

Par instants, le cri de Meisje couvre le monologue d’Astrid. L’accompagnement déborde sur les mots, comme dans les mauvais enregistrements. L’un sollicite mes oreilles, l’autre ma tripe. Mon être entier est à l’écoute.

— Même le médecin n’y a vu que du feu. À petites doses, la poudre d’okoubou détruit lentement les Blancs, sans laisser de traces. Elle provoque d’abord une crise cardiaque. Souvent, Toukoutouk me l’a assuré, on s’arrête là, sans chercher à aller plus loin. Le meurtre reste en suspens. Pas de crime, pas de risque. Et finalement, la vengeance n’est-elle pas plus belle ? Végéter comme un légume, n’est-ce pas plus affreux que la mort ?

Mais… De quoi parle-t-elle ? À quelle mort fait-elle allusion ? Oubliant les vociférations de la femelle, je reporte toute mon attention sur les étranges propos d’Astrid.

— J’aurais pu me contenter de ça, poursuit-elle avec une sorte de délectation. Paralysé, il ne me dérangeait plus beaucoup. Mais le pli était pris. Je crois qu’il y a du vice à tuer. J’observais avec une sorte d’extase la progression du mal. Je détectais chaque nouveau symptôme, chaque signe d’aggravation, si minime soit-il. Et cela me procurait une allégresse immense.

Pour mieux l’entendre, je m’assieds. Immobile, je fixe son profil d’ébène dans le halo rose de la lampe. Astrid semble dans un état second. Ce crime, c’est sans doute la première fois qu’elle l’avoue. Ces paroles, elle ne les a jamais prononcées, j’en jurerais. Même pour elle-même.

Et c’est moi qu’elle a choisi pour confesseur. Moi, MOI !

— Pauvre Jean… Je l’ai fait durer presque trois semaines… Mais que de soins je lui ai prodigués, durant ce laps de temps ! Toujours présente, toujours tendre, empressée, attentive… Vrai, Fidèle, je l’ai dorloté comme un bébé !

Le hurlement de Meisje est tout proche, à présent. Il m’assaille. C’est avec ma chair que je l’entends. Avec mon sang, avec mes boyaux. Il n’y a plus rien d’humain en moi. Astrid vient de me tuer pour la seconde fois.

Je m’ébroue et, mû par un réflexe que je ne contrôle plus, je file vers la fenêtre.

Le regard d’Astrid s’affole.

— Reste ici ! commande-t-elle.

Mais je ne l’entends plus. Impatiemment, je me dresse sur mes pattes arrière et, des griffes, j’agrandis le petit coin de nuit.

Dans le petit coin de nuit, Meisje est assise, louve hurlante. La tête renversée en arrière, la gorge offerte, le museau pointé vers le ciel. Sa robe, miroitant sous le clair de lune, paraît liquide. Une cascade de mercure.

Tout mon corps se ramasse pour bondir la rejoindre.