10.
Mariah

Clara ouvrit les yeux dans le noir total, comme il n’en existe qu’à la campagne, loin des villes et de leur lumière diffuse. Elle n’avait aucune idée de l’endroit où elle se trouvait et son esprit s’activa pour chercher une explication. Le vent se déchaînait dehors, et ce fut seulement en reconnaissant la voix plaintive de John Lennon entre deux bourrasques que la mémoire lui revint : ils étaient chez la vieille femme.

Peu à peu, ses yeux s’accoutumèrent à l’obscurité, et elle distingua les contours des murs en rondins. Elle se redressa trop brusquement, et une vive douleur fusa dans son épaule, qui lui rappela son accident. Le bras plaqué contre sa poitrine pour soulager la tension sur ses muscles blessés, elle glissa ses pieds nus dans ses bottes puis se leva. Elle traversa la maison le plus doucement possible mais, au moment d’ouvrir la porte d’entrée, elle sentit une présence derrière elle.

– Où allez-vous ? demanda la vieille femme.

– Je vais chercher John Lennon.

– Les chiens restent dehors.

– Pas lui.

– Oh si. Lui aussi.

– Alors je dormirai dehors avec lui.

– Très bien, dit la vieille femme en lui lançant une courtepointe. Allez-y.

Clara sortit et se dirigea vers l’abri de fortune où John Lennon était attaché. Il remua frénétiquement la queue dès qu’il l’aperçut.

– Il va neiger, vous savez.

Clara ne se retourna pas, mais il lui sembla déceler autre chose que de l’irritation dans la voix de la vieille femme.

– D’accord, d’accord. Il peut s’installer dans la véranda, vous n’aurez qu’à allumer du feu dans le poêle. Si vous n’étiez pas blessée et s’il faisait moins froid, croyez-moi, je vous aurais laissée coucher dehors.

Sans cesser de marmonner, elle rentra dans la maison. Clara s’agenouilla devant son chien.

– Tout va bien, mon grand. Je suis là.

Elle le gratta derrière les oreilles tandis qu’il frétillait autour d’elle, tellement heureux qu’il se tordait dans tous les sens, formant presque un cercle complet avec son corps. Quand elle l’eut détaché, ils se dirigèrent tous les deux vers la véranda.

Le vent avait chassé les nuages, dévoilant un fourmillement d’étoiles, et Clara songea à un autre ciel nocturne, où la pleine lune, triste et lointaine, l’avait baignée de sa clarté glacée tandis qu’elle gisait dans sa voiture, blessée, certaine qu’elle ne survivrait pas. John Lennon s’était alors interposé entre elle et la mort, la protégeant du froid. C’était maintenant à elle de le mettre à l’abri. Ce soir-là, devant la maison de la vieille femme, la lune presque pleine était dorée et si brillante qu’elle projetait des ombres sur le paysage. Pourtant, Clara trouvait toujours intimidant un paysage plongé dans l’obscurité, même si elle y marchait avec assurance pendant la journée. Des nuages d’orage dissimulaient de nouveau les étoiles quand elle referma derrière elle la porte de la véranda.

Elle alla chercher des morceaux d’écorce et des brindilles dans la caisse à bois pour allumer le feu. John Lennon vint se frotter contre elle pendant qu’elle ajoutait des branches pour embraser les grosses bûches de peuplier. Puis elle laissa la porte du foyer ouverte et demeura un moment assise à côté de son chien, le bras parcouru d’élancements douloureux. Des craquements s’élevaient dans la maison, derrière lesquels il lui semblait percevoir un tintement, comme si le vent riait.

– Bon, j’ai fait ce que j’ai pu pour toi, mon grand. Maintenant, va te coucher.

Docilement, John Lennon se roula en boule devant le poêle. Clara alla s’installer dans le vieux fauteuil rembourré où la vieille femme avait pris place la veille pour boire son thé. Enveloppée dans l’épaisse courtepointe, elle ne tarda pas à se rendormir, apaisée par la douce chaleur du brasier et par les ronflements de John Lennon.

 

Le soleil illuminait peu à peu la véranda, et Clara sentait John Lennon la regarder avec insistance. Quand elle ouvrit finalement les yeux, il baissa les oreilles, la queue fouettant le plancher.

– Oui, oui, viens…

Elle drapa la courtepointe autour de ses épaules avant d’aller lui ouvrir. Il fila aussitôt vers les arbres, puis tourna en rond trois fois avant de lever la patte, sans quitter sa maîtresse des yeux un seul instant. Il s’était toujours montré protecteur mais, depuis l’accident de Willow Flats, il était encore plus vigilant. Clara espérait bien qu’il finirait par se détendre.

Un rapide coup d’œil à l’intérieur bien ordonné de la maison lui révéla que la vieille femme n’était pas là, et elle s’étonna de ne pas l’avoir entendue sortir. Elle entra et se débarbouilla en se demandant si elle pourrait laver ses vêtements. Tout ce qu’elle possédait était dans la Falcon, qui avait certainement été saisie par la police. Elle retourna dans la véranda, jeta un coup d’œil à John Lennon qui furetait toujours dans la clairière, puis enfila ses bottes en s’efforçant d’ignorer la douleur dans son épaule.

– Au pied, John Lennon !

Il bondit vers elle, langue pendante, oreilles dressées.

– On va aller explorer un peu les alentours.

Il s’élança devant elle, faisant jaillir sous ses grosses pattes la fine couche de neige tombée durant la nuit.

Clara longea les arbres à la lisière de la clairière en essayant de s’orienter. De la soirée de la veille, elle gardait seulement le souvenir du trajet mouvementé à l’arrière du pick-up, sous la bâche qui les dissimulait, John Lennon et elle, et l’image de la vieille femme dans la véranda, qui l’invitait d’un geste à entrer. Ensuite, c’était le trou noir, et elle s’était réveillée en entendant le chien hurler. Elle en conclut qu’elle avait dû perdre connaissance à un moment.

Parvenue à l’angle de la maison, elle aperçut un sentier qui s’enfonçait dans un bosquet de peupliers noirs dépouillés, dont les branches tordues, dénudées, se découpaient contre le ciel. Des feuilles brunâtres en décomposition, partiellement recouvertes de neige, rendaient le sol glissant, et elle prit soin de regarder où elle mettait les pieds. Quand elle releva les yeux, ce fut pour découvrir une autre clairière devant elle. Une structure arrondie en occupait le centre, faite de branches de saule dont les extrémités avaient été entrelacées pour former un toit. L’entrée, en forme d’arche, était très basse et lui arrivait à peine au niveau de la taille. À l’intérieur, elle distingua une cavité pour faire du feu, propre, sans aucun reste de cendres. Sur le côté de la clairière s’élevait un tas de bûches soigneusement empilées, protégé par une bâche, devant lequel était creusé un autre foyer qui, celui-là, servait à l’évidence souvent. Clara jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit John Lennon assis tranquillement au milieu du chemin à l’orée de la clairière, les yeux fixés sur elle.

– Viens, mon grand.

Elle tapa doucement sur sa cuisse, mais le chien ne bougea pas d’un centimètre.

– Qu’est-ce qui te prend ?

Saisie d’un long frisson, elle revint lentement sur ses pas. John Lennon reprit aussitôt la direction de la maison. Alors que Clara jetait un ultime coup d’œil à la structure, il lui sembla percevoir de nouveau le tintement qu’elle avait entendu dans la nuit, accompagné cette fois par des chants. Ce fut à cet instant seulement qu’elle les vit : des dizaines de petits flacons en verre coloré, manifestement très anciens, accrochés par deux ou trois dans les peupliers. Apportant des touches de couleurs vives parmi les branches noires, ils oscillaient sous le vent léger, comme pour donner une voix au vent. Clara se demanda depuis combien de temps ils étaient là, témoins du passage des saisons, et sentit peu à peu son appréhension refluer. Le doux cliquetis de ces bouteilles la ramenait à cette époque lointaine, bien avant l’école indienne, où elle faisait de longues promenades avec sa mère parmi les bouleaux, fascinée par le chant des anges dans les cimes.

Lorsqu’elle s’approcha de la maison, les traces de pas dans la neige menant à la porte lui révélèrent que la vieille femme était rentrée. Elle se pencha vers John Lennon.

– Tout va bien, d’accord ? Alors tu restes dans la véranda pour le moment.

Elle ranima le feu dans le poêle, puis lui indiqua l’endroit où il s’était couché la veille. Comme à son habitude, il tourna trois fois sur lui-même avant de se laisser tomber par terre et de se rouler en boule.

La vieille femme était occupée à remettre des bûches de peuplier dans la cuisinière à bois. Elle se redressa et repoussa quelques mèches égarées sur son front.

– Ah, vous êtes revenue…

Elle saisit une grosse poêle en fonte suspendue à un crochet fixé au mur et la posa sur l’un des brûleurs.

– Vous aussi, répliqua Clara, qui s’empourpra, craignant d’avoir été impertinente.

Un jour, il faudra que j’apprenne à tenir ma langue.

– Pour être franche, je ne me rappelle plus trop si on m’a dit votre nom, ajouta-t-elle.

– Mariah.

– Moi, c’est Clara.

– Oui, je sais.

Mariah était une petite femme noueuse, dont les cheveux presque entièrement blancs étaient tressés en une natte qui lui descendait jusqu’aux hanches. Elle portait une longue jupe rouge en coton, parsemée de minuscules fleurs jaunes, qui effleurait le dessus de ses mocassins. Elle retroussa les manches de son pull bleu à col roulé, révélant des avant-bras musclés et des mains manifestement habituées aux rudes tâches manuelles. Elle avait des yeux bruns perçants, si foncés qu’ils paraissaient presque noirs, bordés de rides suggérant l’âge autant que la gaieté.

– Écoutez, reprit Clara, je suis désolée pour hier soir, avec le chien. Je ne voudrais pas que vous me preniez pour une ingrate. Je n’avais pas l’intention de vous manquer de respect.

L’expression sévère de la vieille femme s’adoucit.

– Venez, j’ai préparé de la bannique. Il y a aussi de la confiture que j’ai faite avec les dernières myrtilles de la saison. Vous allez la goûter.

Elle posa une assiette de pain chaud ainsi qu’un pot de confiture sur la petite table en bois.

Clara s’assit, soulagée par ce changement d’attitude. Ce fut seulement en prenant une première bouchée de la bannique croustillante, recouverte de beurre fondu et de confiture de myrtilles un peu acide, qu’elle se rendit à quel point elle avait faim. Mariah éclata de rire en la voyant se servir une seconde tranche avant même d’avoir terminé la première.

– Je vais faire un ragoût pour le dîner, dit-elle. Il faut vous nourrir correctement.

Elle plaça devant Clara une tasse en fer-blanc remplie de thé noir.

– Vous n’aurez qu’à m’aider à éplucher les patates, ajouta-t-elle en allant chercher un grand saladier de pommes de terre et un économe.

Clara termina sa tartine et attaqua la seconde, qu’elle trouva encore meilleure que la première.

– Ce ne sont pas des paroles en l’air, Mariah, déclara-t-elle. Je vous suis infiniment reconnaissante de m’avoir accueillie. Je serais en prison si on ne m’avait pas amenée ici.

– Eh bien, vous ne seriez pas la première, répliqua la vieille femme en mettant à dorer le morceau de gibier destiné à son ragoût.

Clara la regarda évoluer dans sa petite cuisine en songeant à sa mère, qui n’avait pas son pareil pour réussir à cuisiner quelque chose à partir de trois fois rien.

– Est-ce que quelqu’un chasse pour vous ? demanda-t-elle, curieuse de savoir si Mariah avait abattu elle-même le cerf.

– Oh, en fait, j’ai souvent des visiteurs. Certains m’apportent de la viande quand la chasse a été bonne. Et je pose aussi des pièges pour attraper des lapins.

– Vous n’avez pas peur, toute seule ici ?

Mariah lui lança une boîte d’allumettes.

– Les jours raccourcissent. Vous voulez bien allumer ces lampes ? Non, vous savez, cet endroit, c’est chez moi. Je n’ai rien à craindre.

Clara n’avait jamais allumé de lampe à pétrole, mais il ne lui fallut pas longtemps pour en comprendre le fonctionnement, et bientôt de chaudes lueurs jaunes éclairèrent la pièce.

– Vous avez toujours habité là ?

– Ma grand-mère m’a élevée dans cette maison, répondit Mariah. Elle m’a cachée, pour que l’on ne m’envoie pas dans une école résidentielle.

Clara se souvint de sa propre mère lui expliquant pourquoi elle devait y aller. Son humeur s’assombrit.

– Moi, je n’ai pas eu le choix.

– Mmm… J’étais toute petite quand ma mère est morte, emportée par la maladie de la toux. Après, mon père m’a amenée ici, chez ma grand-mère. Je l’ai revu quelques fois par la suite, mais il m’a laissée avec elle. C’était une guérisseuse.

À ces mots, Clara eut l’impression d’entendre sœur Mary parler dans sa tête : « sorcière ».

– Ils ne sont plus très nombreux aujourd’hui à connaître l’existence de cet endroit, poursuivit Mariah. Ce sont eux qui le préservent. C’est un lieu de guérison, Clara.

Celle-ci avait commencé à éplucher les patates en l’écoutant.

– Bon, quand le ragoût sera sur le feu, j’examinerai cette épaule, déclara la vieille femme. À la voir comme ça, elle ne me dit rien qui vaille.

– À moi non plus, si j’en juge par ce que je ressens.

Il y avait quelque chose d’apaisant chez Mariah. Elle était sèche au point de paraître sévère, mais tout comme Clara avait décelé autre chose que de la contrariété derrière ses paroles la veille au soir, elle percevait à présent une grande bienveillance sous son apparence austère.

Mariah récupéra le saladier de pommes de terre épluchées et les ajouta au ragoût déjà en train mijoter.

– À mon avis, votre chouchou dehors devrait aimer ça, dit-elle en montrant les déchets de viande et l’os du jarret.

– Merci. Il est sûrement affamé.

Clara apporta les morceaux à John Lennon, qui les engloutit en un rien de temps avant de se coucher pour ronger l’os riche de moelle. Il serait occupé un bon moment.

Lorsqu’elle rentra, Mariah avait débarrassé la table de tout ce qui avait servi à préparer le repas et posé à la place une sacoche en peau. Elle dénoua les liens en cuir qui la maintenaient fermée en faisant signe à Clara d’approcher.

– Enlevez votre pull.

Clara s’exécuta, un peu embarrassée de se montrer en sous-vêtements, et s’assit à la table. Mariah apporta un bol d’eau chaude, puis entreprit de défaire délicatement le bandage qui lui recouvrait l’épaule. Mais celui-ci collait à la blessure, et une odeur putride leur assaillit les narines.

– C’est infecté, constata Mariah. Je vous préviens, ça va piquer, mais si on ne fait rien maintenant, vous pourriez perdre votre bras.

– Peut-être que je devrais aller à l’hôpital, non ?

Clara se sentit gagnée par la panique. Mais comment faire pour joindre quelqu’un ? Mariah n’avait pas l’électricité et encore moins le téléphone.

– Ne vous inquiétez pas. Restez tranquille.

La vieille femme mouilla le bandage avec de l’eau chaude jusqu’à ce qu’il se détache, révélant la plaie suppurante.

– OK, on va la laisser sécher à l’air libre. Pendant ce temps, je vais préparer un cataplasme.

Mariah ouvrit sa sacoche, dévoilant des dizaines de sachets de plantes, de graines, d’infusions et de champignons d’arbres, ainsi que de longues tresses d’herbes. Une senteur végétale infiniment agréable se répandit dans l’air. La voix menaçante de sœur Mary s’était tue dans la tête de Clara, qui se détendit.

– Comment suis-je arrivée ici, Mariah ? Ça n’a rien d’un hasard, n’est-ce pas ? Dites-le-moi, s’il vous plaît.

– Vera.

Mariah prit le temps de sélectionner les ingrédients dont elle avait besoin, puis fit bouillir une casserole d’eau sur la cuisinière. Après avoir étalé sur la table une bande de mousseline, elle disposa dessus ses différentes plantes, en rassembla les coins puis les noua pour former un petit sachet qu’elle plongea dans l’eau bouillante. Au bout de quelques minutes, elle le retira et l’enveloppa dans un torchon. Elle trempa ensuite un morceau de coton dans le liquide ambré qui restait au fond de la casserole et s’en servit pour nettoyer la plaie avant de placer le cataplasme dessus et de refaire le bandage.

– Elle a téléphoné à la femme qui vous a conduite ici en lui disant que vous arriviez, reprit Mariah. Elle lui a demandé de vous amener chez moi. Aucun de nous n’avait imaginé que ça tournerait aussi mal, et que vous auriez à fuir la police.

Un frisson parcourut Clara, qui chercha instinctivement John Lennon du regard. Il dut le sentir car, au même moment, il passa la tête dans l’entrebâillement de la porte séparant la maison de la véranda. Il regagna aussitôt son coin devant le poêle quand Mariah se tourna vers lui.

– Vera a un cœur d’or, déclara Clara, ignorant les efforts du chien pour s’immiscer dans la conversation.

– Oh oui ! Je la considère comme ma fille, vous savez. Elle s’inquiète pour vous. D’après elle, vous avez besoin de soins, et pas seulement pour cette épaule. Allez, buvez votre thé. Je vais ranimer le feu dans la véranda, comme ça vous pourrez vous y installer avec votre chien. Je me rends bien compte que vous êtes la meilleure des médecines l’un pour l’autre.

En allant rejoindre John Lennon, Clara sentit les larmes lui monter aux yeux. Il y avait si longtemps qu’on ne s’était pas occupé d’elle… Elle s’efforça de se ressaisir, se demandant ce que sa mère penserait de la situation.

Mariah apparut quelques instants plus tard, les bras chargés de bâches soigneusement pliées.

– C’est Vera qui me les a fait parvenir. Tant mieux, j’en avais besoin de nouvelles. Je serai de retour dans un petit moment. Allez, reposez-vous.

John Lennon remua la queue lorsque la vieille femme passa devant lui avant de s’éloigner. Assise dans le fauteuil, son thé à la main, Clara laissa la douce chaleur du poêle réconforter son corps et son âme.

 

La nuit était tombée depuis longtemps quand Mariah revint. Clara, qui s’était assoupie, fut réveillée par le bruit de la queue de John Lennon qui fouettait le plancher.

– Venez, dit la vieille femme. J’ai à vous parler.

Dans la maison, elles s’assirent à la table.

– J’ai vu que vous étiez allée jusqu’à la hutte de sudation, Clara.

– J’ai entendu George et Vera parler de ces huttes, mais j’ai grandi au pensionnat, je ne connais rien à tout ça.

– Mmm…

Mariah plaça les mains sur ses genoux.

– Eh bien, elle vous est ouverte si vous en avez envie, déclara-t-elle.

– À quoi ça me servirait ?

– Comme je vous l’ai dit, vous êtes dans un lieu de guérison.

– Je suis sûre que mon épaule va vite se remettre.

– Mais le reste ? Vous arrive-t-il de penser à nos ancêtres et à ce qui nous relie à eux ? Est-ce que vous priez, Clara ?

Celle-ci se raidit, sentant déjà bouillonner en elle une rage familière.

– Qu’est-ce que vous entendez au juste par « prier » ? Vous me demandez si je me parle à moi-même en imaginant qu’une espèce de bonhomme là-haut dans le ciel va tout arranger ?

Elle se leva d’un bond.

– Je vais voir John Lennon.

Mariah lui posa une main sur le bras.

– Non, restez, Clara. Écoutez-moi. Vous avez des choses à apprendre ici.

Clara se rassit, mais sans la regarder.

– Clara, la séparation entre nous et tous ceux qui nous ont précédés – cette longue lignée d’ancêtres – n’est qu’une question de perception. Nos enseignements, la sudation et les autres cérémonies, tout cela nous montre comment ouvrir notre esprit de façon à pouvoir accueillir les conseils des anciens. Vous êtes tellement pleine de colère. Elle vous dévore de l’intérieur, mon enfant. Ce n’est pas notre voie.

L’esprit de Clara la ramena à l’école indienne et au silence des anges quand Lily avait rendu son dernier souffle. Où étaient les anciens, à ce moment-là ?

– Je pense que vous en savez plus long que vous ne voulez l’admettre, ajouta Mariah. Je serai à la hutte au lever du soleil.

– John Lennon n’a pas voulu s’en approcher, rétorqua Clara, comme pour la défier. Je fais confiance à son instinct.

Mariah jeta un coup en direction de la porte entrouverte et réprima un sourire en voyant dépasser la truffe de John Lennon.

– Il est intelligent, il sait que les chiens ne sont pas censés rôder aux abords de la hutte. Mais vous, vous y êtes la bienvenue.

 

L’hiver s’installa, interminable et impitoyable, faisant disparaître toute trace de chaleur dans l’air. En quelques semaines à peine, Mariah et Clara avaient trouvé un rythme qui leur convenait à toutes les deux. Mariah se chargeait de la cuisine et acceptait avec reconnaissance que Clara remplisse la caisse de bois de chauffage. Parfois, quand le temps était dégagé, la vieille femme l’emmenait faire le tour de ses pièges. Elle lui enseigna l’art de poser les collets de façon à tuer les lapins en leur causant le moins de souffrance possible. Lorsqu’elles en avaient attrapé un, Mariah plongeait la main dans le sac attaché à sa taille, y prenait une pincée de tabac qu’elle répandait sur le sol en murmurant de douces paroles en cri, puis l’achevait d’un coup sur la tête – un geste précis, efficace et non dénué de tendresse. Elle apprit aussi à Clara comment dépouiller l’animal de sa peau après avoir pratiqué des entailles aux extrémités. C’était comme enlever un pull. Il arrivait à Clara d’être prise de vertige quand, en regardant Mariah écorcher l’animal, elle repensait à l’école indienne et à la façon dont sœur Mary aurait réagi devant une telle « sauvagerie ». En même temps, quel plaisir elle éprouvait à imaginer cette femme malfaisante constatant l’échec de sa mission chrétienne en la voyant ainsi, entre les mains d’une païenne…

Petit à petit, elle s’habitua à la présence du petit groupe de personnes qui accompagnaient Mariah dans la hutte. Il y avait un noyau d’habitués, auquel s’ajoutaient parfois des visiteurs occasionnels. La vieille femme ne lui avait jamais renouvelé son invitation, mais Clara savait qu’elle aussi serait bien accueillie si elle souhaitait s’y rendre. À la nuit tombée, quand les chants s’élevaient dans l’air – signe que la porte de la hutte était fermée –, elle se coulait dehors, chaudement emmitouflée, se rapprochait de la clairière et, juste avant de l’atteindre, se blottissait derrière un vieux peuplier pour mieux les écouter. Ils lui rappelaient ceux qu’elle avait entendus au Friendship Centre, même si ce n’était pas les mêmes. Parfois, ils lui semblaient investis d’une puissance qui, sans qu’elle comprenne pourquoi, déclenchait en elle une véritable panique. Mariah était une bonne personne, elle n’avait aucun doute là-dessus, mais ça ne suffisait pas à calmer sa terreur. Et, inévitablement, le souvenir de sœur Mary et de ses menaces de damnation éternelle la chassait hors de sa cachette et la poussait à regagner en toute hâte la maison.

Un soir, essoufflée après sa course sur la colline enneigée, elle s’arrêta devant la véranda pour faire tomber les flocons de ses vêtements et de ses bottes. John Lennon, les pattes avant appuyées sur le rebord de la fenêtre, l’observait, les oreilles dressées. Elle le rejoignit, se débarrassa de ses vêtements chauds et les fourra dans un coin à côté de la caisse à bois. Après avoir gratté le chien derrière les oreilles, elle rentra se passer le visage à l’eau pour tenter d’effacer le rose dû au froid sur ses joues avant le retour des autres.

Elle disposait sur la table les plats du festin comme Mariah le lui avait montré quand le premier groupe arriva. La vieille Indienne la gratifia d’un regard appuyé, assorti d’un sourire entendu. Fichue bonne femme ! songea Clara. On ne peut rien lui cacher.

– Vous voulez bien préparer l’offrande et l’apporter à la hutte, Clara ?

Celle-ci sentit son visage se crisper.

– Je suis obligée ?

Toutes les personnes présentes se figèrent un instant, atterrées mais silencieuses.

Aggie, l’une des plus jeunes participantes, s’approcha d’elle, saisit une petite assiette et la lui tendit.

– C’est un honneur d’offrir de la nourriture aux ancêtres. Venez, je vais vous aider.

Clara prit un peu de tout ce qu’il y avait sur la table, comme elle l’avait vu faire auparavant. Il s’agissait de mets simples : une bannique, de la soupe, une tarte, des fruits, de la viande séchée, du thé, du gibier, des baies, du maïs et des sucreries. Aggie ajouta une sucrerie à l’assiette préparée par Clara.

– Les ancêtres adorent le sucre, expliqua-t-elle.

L’assiette à la main, Clara la suivit sur le chemin qui menait à la hutte. Aggie s’arrêta près du feu à l’entrée.

– Et maintenant, je fais quoi ? lança Clara sans chercher à dissimuler son irritation.

Comment était-elle censée le savoir ?

Aggie lui donna une pincée de tabac en indiquant le feu.

– Il faut dire une prière de remerciement et offrir le tabac et la nourriture aux flammes. Tout ce que nous brûlons dans le feu sacré est reçu de l’autre côté par ceux qui sont partis avant nous.

Furieuse, Clara lui fourra l’assiette dans les mains.

– Remerciez-les donc vous-même !

Elle fit demi-tour et repartit vers la maison.

Mariah ne lui accorda même pas un regard lorsqu’elle rentra seule. Aggie arriva quelques minutes plus tard.

– Mariah ? Est-ce que je peux dire la prière pour le festin de ce soir ? demanda-t-elle en s’approchant de la table pour y prendre la tresse de foin odorant.

– Bien sûr.

Sans un mot, Clara alla s’asseoir dans le gros fauteuil de la véranda, près du poêle. En écoutant Aggie remercier pratiquement tout ce qui existait sous le soleil, elle fut tentée de rejeter ses paroles en bloc, comme autant d’idioties, mais quand elle l’entendit exprimer sa gratitude pour la vie et les forces qui donnaient la vie, elle sentit affluer ses larmes. Elle s’efforça cependant de les ravaler en pensant à sœur Mary et à son martinet.

Le lendemain matin, Clara fit seule la tournée des pièges. La neige durcie, scintillant sous le soleil, semblait parsemée de diamants. John Lennon l’avait abandonnée pour aller folâtrer dans les parages et, pour une fois, Clara se réjouit de trouver les collets vides. Elle s’arrêta au bout d’un moment, incapable de supporter plus longtemps le crissement de la neige sous ses pieds, qui troublait le profond silence de cette matinée. Puis elle leva les yeux vers les branches du peuplier, presque noires sur fond de ciel bleu azur. Le tintement des flacons emplissait l’air d’un son si mélancolique qu’elle se sentit de nouveau toute petite. Alors qu’elle cherchait du regard les rares feuilles encore accrochées aux peupliers et bouleaux alentour, elle perçut un chant différent, que son esprit d’enfant savait être celui des anges, des ancêtres, qui veillaient sur elle. Mais désormais elle les détestait. Malgré les prières qu’elle leur avait adressées, encore et encore, Lily était morte, et elle leur en voulait autant d’avoir ignoré ses suppliques qu’à sœur Mary d’avoir obligé son amie à travailler alors qu’elle était si malade. Comment les anges ou les ancêtres pouvaient-ils permettre que des enfants innocents soient brisés et tués ?

– La vie est un mystère, Clara.

Elle fut si surprise qu’elle bondit vers les broussailles bordant le chemin.

– Mariah ! s’écria-t-elle.

Elle avait l’impression que la vieille femme avait lu dans son esprit.

– Vous m’avez fait une de ces peurs !

Au même instant, John Lennon déboula devant elles et pila aux pieds de sa maîtresse.

Mariah éclata de rire.

– Vous ne m’aviez pas entendue arriver ?

– Non, j’étais perdue dans mes pensées, avoua Clara, embarrassée.

– Je sens votre souffrance.

– Mon épaule me fait beaucoup moins mal, grâce à vous.

– Vous savez très bien ce que je veux dire.

– Laissez-moi tranquille, Mariah. Je survis comme je peux.

Clara reprit à grands pas la direction de la maison tandis que la voix de Mariah s’élevait de nouveau derrière elle.

– Survivre, ce n’est pas vivre, mon enfant.

– Je ne suis pas une enfant.

Clara eut aussitôt honte de sa réaction puérile. Suivie par John Lennon, elle se dirigea vers le tas de bois. Elle fit quatre voyages pour remplir de bûches les caisses dans la véranda et près de la cuisinière. En général, ce genre de tâche lui permettait de ne plus penser à Lily mais, ce jour-là, les images persistèrent. Elle revoyait le corps menu de la fillette secoué par de violentes quintes de toux, ses lèvres bleuies sur lesquelles se formaient des bulles roses… J’aurais dû mieux te défendre, Lily. J’aurais dû lui résister et refuser que tu sortes dans le froid. Oh, Lily…

– Qui est Lily ?

À cet instant seulement, Clara se rendit compte qu’elle avait parlé à voix haute tout en empilant les bûches.

– Mon amie. C’était mon amie.

Après avoir gardé pour elle pendant tant d’années le souvenir de Lily et de son agonie solitaire, Clara sentit quelque chose céder en elle. Elle ne l’avait évoquée que brièvement devant George, et elle était convaincue d’être autant responsable de sa mort que sœur Mary.

– Où étaient-ils, Mariah ? Où étaient vos ancêtres quand on l’a tuée ?

– Qui l’a tuée, Clara ?

– La sœur. La sœur l’a tuée.

Clara lui parla alors du pensionnat, de ce jour où Lily avait fait une hémorragie devant elle. Et de sœur Mary qui l’avait laissée mourir, seule et sans défense. Elle lui parla aussi de ses anges, de ces esprits qui chantaient pour elle dans les plus hautes branches des bouleaux quand elle était petite et qui, s’ils l’avaient alors touchée de leur grâce, l’avaient complètement abandonnée plus tard dans les salles nues de l’école indienne. Elle pleura longtemps – pour Lily, pour elle et pour les anges perdus –, tandis que Mariah demeurait assise en silence à ses côtés.

– Nous étions des enfants, Lily et moi, et aucune de nous n’a survécu, même si moi, je marche encore à la surface de la terre.

Ce soir-là, Mariah lui servit une soupe claire et la borda comme si elle était une petite fille. Au bout de quelques minutes seulement, Clara, épuisée, sombra dans un profond sommeil. Elle songea qu’elle devait rêver lorsqu’elle vit la vieille femme amener John Lennon près de son lit.

À son réveil, le lendemain matin, elle découvrit la théière posée sur la cuisinière, mais aucun signe de Mariah. Elle s’assit au bord du matelas, puis enfouit ses pieds dans le pelage de John Lennon, couché par terre à côté d’elle. Il remua la queue.

Elle avait fini son thé depuis longtemps lorsque Mariah revint.

– J’ai préparé la hutte. Vous m’accompagnez ?

Elles s’engagèrent ensemble sur le chemin illuminé par un soleil timide. Les flammes du brasier dans la clairière s’élevaient haut. Clara regarda Mariah pénétrer dans l’abri, s’asseoir et tendre le bras pour l’inviter à la rejoindre. Elle s’accroupit, prit la main de la vieille femme et franchit le seuil à son tour.

Il n’existe pas de mots pour expliquer par quel mystère la femme qui sortit de la hutte n’était pas celle qui y était entrée. Tout ce que Clara savait, c’est qu’elle avait été ramenée loin en arrière – à l’époque où les anges chantaient dans le bosquet de bouleaux. Avant sœur Mary, avant l’école indienne, avant les coups censés faire d’elle une petite Blanche à la peau brune. À partir de ce jour, elle eut la certitude que tous ceux qui l’avaient précédée marchaient à ses côtés. Que vivre, ce n’était pas juste survivre, c’était exister en tant que personne. Une personne indienne, dont l’identité profonde avait été inscrite en elle dès l’instant où elle avait pris vie dans le ventre de sa mère.

 

Après plusieurs faux départs, tempêtes de neige et gelées tardives, le printemps arriva enfin, au grand soulagement de Clara. Les jeunes pousses vert tendre apparues parmi les débris de l’automne précédent, le jour qui durait plus longtemps et le cri des oies revenant du sud contribuaient à créer une atmosphère magique dans la clairière de Mariah. L’inquiétude constante liée au froid – y aura-t-il assez de bois ? L’eau allait-elle geler ? La neige pesait-elle trop lourd sur le toit de la maison ? – s’évaporait sous le soleil printanier. Cet hiver dans les Cypress Hills avec Mariah avait été particulièrement long.

– Ils ne devraient plus tarder, dit la vieille femme.

Elle était assise dans le gros fauteuil de la véranda, à côté du poêle allumé, comme le premier soir où Clara l’avait rencontrée.

– Oui.

Appuyée contre l’encadrement de la porte, Clara regardait dehors. John Lennon était couché à ses pieds, calme mais vigilant. L’hiver l’avait apaisé lui aussi : il n’était plus aussi agité lorsque sa maîtresse disparaissait de sa vue quelques minutes. Les mains expertes de Mariah et sa connaissance approfondie de la médecine traditionnelle avaient eu raison de la blessure infectée de Clara, qui avait bien cicatrisé. Elle n’éprouvait plus qu’une sensation de raideur dans l’épaule et quelques élancements occasionnels.

– Tu as bien pensé à prendre les infusions que je t’ai préparées ? demanda la vieille femme.

– Oui, et les autres herbes médicinales aussi.

– Rappelle-toi, il y a une de ces tisanes que tu dois avaler tous les jours, et pas seulement quand ton épaule te fait mal, insista Mariah, qui paraissait si petite ce jour-là.

– Viens avec moi.

La vieille femme laissa échapper un rire.

– Ne dis pas de bêtises. Je n’ai pas ma place en ville. Surtout dans une ville située à l’autre bout du pays ! Mon foyer est ici, près de la hutte.

– Oui, je sais. Mais quand je serai installée, tu viendras passer l’hiver chez moi. Sinon, je vais me ronger les sangs chaque fois que je penserai à toi, affrontant toute seule les tempêtes.

– Ah oui ? Et qui soignera le prochain oisillon à l’aile cassée qui viendra s’échouer ici, hein ? C’est ma vie, celle dont on m’a fait don.

Mariah tira le tabouret près de son fauteuil.

– Viens t’asseoir à côté de moi, ma fille.

Mariah laissa courir ses doigts sur l’ourlet de la jupe que portait sa compagne.

– Tu as fait du bon travail, dit-elle. Elle te va bien.

Durant ce long hiver, elle avait enseigné à Clara les rudiments de la couture. En piochant dans ses réserves de tissus recyclés et neufs, Clara s’était confectionné une magnifique jupe à rubans.

Mariah saisit sa plume d’aigle, craqua une allumette et enflamma la sauge dans le coquillage dont elle se servait comme d’un bol de fumigation. Les douces paroles cries de sa prière s’élevèrent dans le silence matinal en même temps que la fumée sacrée. Si Clara ne les comprenait pas, elle savait que Mariah les adressait aux anciens, pour leur demander de veiller sur elle pendant son voyage, et de l’aider à garder le cœur et les yeux grands ouverts.

Après l’avoir baignée dans la fumée sucrée de la sauge, Mariah posa le coquillage sur la table à côté d’elle et lui prit la main, qu’elle pressa doucement.

Le bruit de moteur qui fit irruption dans le calme de la clairière leur parut presque déplacé. John Lennon se leva d’un bond, déjà aux aguets. Les deux femmes descendirent de la véranda au moment où le pick-up ralentissait à l’approche de la maison. George conduisait et Vera leur faisait de grands signes par la vitre ouverte côté passager. Le véhicule s’était à peine arrêté qu’elle sauta de son siège pour aller enlacer les deux femmes. George se gara puis les rejoignit en se moquant gentiment d’elle. John Lennon courait de l’un à l’autre, sans plus savoir où donner de la tête.

– La route était praticable ? demanda Mariah. Il n’y avait pas trop de boue ?

– Avec le 4 × 4, ça allait, répondit George. On vous a apporté des provisions, Mariah. Je vais vous les rentrer.

– Il était temps ! Je n’ai pratiquement plus de farine. Et sans farine, pas de bannique.

– Alors ça, ce n’est même pas envisageable.

George se pencha vers elle pour lui déposer un baiser sur le front.

Vera la prit par le bras.

– Vous nous offrez une bonne tisane pendant que George s’occupe de tout décharger ?

Les trois amies s’assirent autour de la table pour boire l’infusion apaisante concoctée par Mariah. Vera prit la main de Clara en souriant.

– Tu fais plaisir à voir, ma sœur.

Clara la poussa du coude.

– Tu te rappelles cette serveuse ? Celle avec la choucroute géante ? J’ai l’impression que ça remonte à une éternité…

Elles éclatèrent de rire tandis que Mariah les regardait d’un air perplexe mais amusé.

– Ces deux jours ont été sacrément rudes…, dit Vera en secouant la tête. La seule chose dont on était sûrs, c’était qu’il y avait des flics à la frontière quand tu as traversé. On ne savait pas si tu avais été arrêtée ou s’il t’était arrivé quelque chose.

George, qui avait fini et s’était installé avec les trois femmes, avala une grande gorgée de tisane.

– On s’est dit que tu nous aurais appelés s’ils t’avaient emmenée en prison, et puis, comme on n’avait pas de nouvelles, on a commencé à s’affoler, à t’imaginer blessée ou pire…

– Jusqu’au moment où, enfin, quelqu’un nous téléphonés, ajouta Vera. La femme qui t’a conduite ici.

– C’était votre idée dès le départ, hein ? lança Clara. De m’envoyer chez Mariah. Pourquoi ne pas m’en avoir parlé franchement ?

– Parce que tu aurais suivi notre conseil, peut-être ? répliqua Vera.

Clara lui fit les gros yeux.

– Possible. Qui sait ?

Mariah s’éclaircit la gorge.

– Bien sûr, bien sûr, ironisa-t-elle. Toi, la rebelle toujours prête à te battre contre tout jusqu’à la mort !

George s’esclaffa, imité par Vera, tandis que Clara essayait de se retenir. Elle craqua quand John Lennon, dans la véranda, s’en mêla lui aussi en poussant un long hurlement guttural. Tous rirent jusqu’à en avoir mal au ventre.

 

Vera leur donna les dernières nouvelles des amis et de la famille pendant que George s’activait. Après avoir rentré les provisions, il apporta trois brassées de bois de chauffage pour remplir les caisses de la véranda et de la cuisine.

– OK, mesdames, je crois qu’il est temps pour nous de reprendre la route. On a un long trajet à faire aujourd’hui.

– Merci encore, George, dit Mariah en s’essuyant les mains sur son tablier.

Tous se regroupèrent autour du pick-up. George souleva John Lennon, qui ne semblait pas vouloir se séparer de sa maîtresse, pour l’installer sur le plateau. Sur un signe de tête de Clara, il se coucha tranquillement dans sa caisse. George se mit au volant, tandis que Vera, debout près de la portière ouverte côté passager, patientait.

Clara serra Mariah dans ses bras en chuchotant des remerciements.

La vieille dame la regarda droit dans les yeux.

– N’oublie pas, c’est un lieu de guérison. Je suis ta famille maintenant et tu seras toujours ici chez toi. Quand la vie devient trop dure, rappelle-toi ma médecine et, surtout, souviens-toi que tes anges ne t’abandonneront jamais.

Clara n’avait plus de larmes à verser. Elle les avait laissées dans la hutte et avait ouvert son cœur au monde. Elle prit place sur la banquette arrière, submergée à la fois par un immense espoir et une profonde tristesse tandis qu’ils s’éloignaient et que le tintement des flacons diminuait derrière eux.