11.
Kenny

Intimidée, Kendra se tenait derrière sa mère, dont elle agrippait les jambes tout en jetant des regards furtifs au visiteur.

Kenny posa un genou à terre.

– T’as drôlement grandi, princesse !

Il leva les yeux vers Lucy.

– Elle avançait encore à quatre pattes la dernière fois que je l’ai vue.

Lucy ne put s’empêcher de sourire.

– Oh, elle est intenable maintenant. On ne l’arrête plus.

– Viens, ma puce, dit Kenny, les bras tendus vers la fillette. Montre à papa comme tu marches bien.

– On ne peut pas vraiment dire qu’elle marche, précisa Lucy. En fait, elle fonce partout tête baissée !

Kenny se redressa en riant, prit sa fille dans ses bras et la souleva dans les airs, lui arrachant des cris de joie. Puis il la reposa et, la tenant par la main, lui fit faire le tour du petit jardin. Lucy, tendue, ne les quittait pas des yeux.

– Elle te ressemble de plus en plus, Lucy. Ces yeux-là, c’est sûr, ce sont les tiens.

Il confia la fillette à sa mère, et tous trois rentrèrent dans la maison.

– Tu as de la chance de nous avoir trouvées, je m’apprêtais à l’emmener au parc, l’informa Lucy.

– Je suis heureux de ne pas vous avoir manquées.

– Tu aurais pu téléphoner avant.

Lucy s’approcha du tapis de jeu qu’elle avait étalé dans la cuisine et y installa la petite.

– À la descente du ferry, mon patron m’a proposé de m’accompagner jusqu’ici en voiture, expliqua Kenny. Ce sont les vacances de printemps.

– Tu vas rester un moment, alors ?

– Bien sûr, répondit-il. J’avais trop besoin des deux femmes de ma vie.

Il attira Lucy contre lui et lui embrassa les cheveux.

– Tu veux toujours aller au parc ? demanda-t-il.

– Oui, Kendra adore quand je donne à manger aux écureuils. Ça la fait rire aux éclats. Il faut que tu voies ça.

– On y va, alors.

Assis à la table de la cuisine, Kenny regarda Lucy qui habillait la fillette et préparaient des casse-croûtes, pour eux et pour les écureuils. Cette fois, il était sûr de rester. Il trouverait du travail quelque part près de Vancouver et vivrait ici avec sa femme et sa fille. À chaque retour, il en était persuadé.

– OK.

Lucy, qui tenait la petite dans ses bras, jongla avec le sac de couches et son sac à main pour pouvoir l’asseoir dans la poussette que Kenny avait descendue au bas du perron.

Celui-ci se sentit soudain submergé par la tendresse.

– Si on se mariait ? proposa-t-il.

Lucy leva les yeux vers lui en secouant légèrement la tête.

– C’est vraiment ce que tu veux ?

– Oh oui. Vraiment.

Ensemble, ils se dirigèrent vers le parc. Lucy avait passé son bras sous celui de Kenny, qui se chargeait de la poussette.

– Tu es enfin décidé à te poser, alors ? demanda-t-elle.

– Pourquoi pas ? répliqua Kenny. C’est ce que tout le monde fait, non ? Je suis sûr que je peux trouver du boulot.

– Tu nous as bien aidées, en tout cas. Je suis contente d’avoir pu prendre un congé pour m’occuper de Kendra.

– Pas question que des inconnus élèvent notre fille, déclara Kenny en se demandant si elle aussi pensait à la Mission. Je bosserai, Lucy. On s’en sortira.

Elle se blottit contre lui.

– Kendra grandit, tu comprends ? Elle va commencer à poser des questions sur toi. Je refuse qu’elle souffre parce qu’on n’est pas foutus de se comporter en adultes. Je ne le permettrai pas.

Dans la poussette, la fillette balançait ses jambes et faisait rebondir les talons de ses chaussures sur la poussette. Sa voix chantante accompagnait leur conversation : « Pa-pa, pa-pa ».

– Tu vois ? Elle va bientôt apprendre ce qu’est un papa, et toi, tu seras où ? reprit Lucy. Soit tu es son père, Kenny, soit tu ne l’es pas. Tu ne peux pas continuer à débarquer quand ça te chante.

– Ça fait plus d’une semaine que je n’ai pas bu une goutte d’alcool. Tu sais que je t’aime.

– Oui, je le sais, Kenny. Mais je sais aussi que tu ne tiens pas en place. Et ce n’est plus possible. Tu assumes ton rôle de père ou pas. C’est aussi simple que ça.

– Je vais changer, tu verras.

Ils passèrent le reste de l’après-midi à paresser dans l’ombre mouchetée de lumière du marronnier d’Inde géant qui dominait le petit square de quartier. Kenny donna son goûter à Kendra pendant que Lucy faisait de la balançoire, au grand étonnement de leur fille. À un moment, alors qu’elle était haut dans les airs, elle sauta du siège. Elle se réceptionna parfaitement sur le gravier, puis se fendit d’une profonde révérence avant d’aller s’asseoir sur la couverture et d’embrasser Kenny sur la joue.

– La vie est tellement plus belle quand tu es là…, murmura-t-elle.

– On peut y arriver, Lucy. J’en suis sûr.

– En attendant, il vaudrait mieux rentrer. Tu as vu ces nuages ? Je crois qu’il va pleuvoir.

Ils se hâtèrent de quitter le square.

– Je vais prendre un bain, annonça Kenny lorsqu’ils furent à la maison. J’ai l’impression de sentir très fort le bûcheron.

Lucy alla coucher Kendra, qui s’était endormie, dans la chambre du fond.

– Vas-y, tu sais où sont les serviettes.

Kenny sourit en l’écoutant s’affairer dans la cuisine. Bientôt, des odeurs appétissantes lui parvinrent tandis que l’eau tiédissait dans la baignoire. Il y avait bien longtemps qu’il n’avait pas eu l’occasion de savourer un bon repas fait maison.

 

Le lendemain matin, Lucy lui servit du café pendant qu’il donnait à manger à Kendra, assise sur ses genoux, avec plus ou moins de succès : les cuillerées de céréales et de compote de pêches finissaient plus sur les joues rondes de la fillette que dans sa bouche.

– Il va falloir que tu me remplaces, déclara-t-il au bout d’un moment. Je dois me préparer.

Lucy récupéra la fillette.

– Où tu vas ?

Kenny sentit la tension dans sa voix.

– Chercher du boulot. On va avoir besoin d’argent si on veut élever correctement notre fille. Et qui sait, on pourrait peut-être même en mettre un autre en route ? Un petit frère, pourquoi pas ?

Le rouge aux joues, Lucy éclata de rire.

– Hé, ne t’emballe pas ! Trouve d’abord du travail. On avisera après.

Kenny devina que l’idée de voir deux enfants jouer dans le jardin lui plaisait malgré tout.

– D’accord. D’abord le boulot, ensuite le bébé.

Il la gratifia d’une tape sur les fesses, l’enlaça par-derrière et l’embrassa dans le cou.

– Je t’aime, dit-il dans un souffle.

Lucy se retourna.

– Je t’aime aussi.

Le soir, lorsque Kenny revint, il avait les vêtements poussiéreux et les mains sales.

Lucy l’accueillit à l’entrée de la cuisine.

– Ça s’est bien passé, on dirait, constata-t-elle en indiquant sa tenue.

– Oui, je me suis fait embaucher sur un chantier. Pour construire des baraques. Je bosse au noir pour le moment, mais le patron m’a dit que, si je continuais comme ça, il me prendrait définitivement dans l’équipe.

Il retira de sa poche une liasse de billets.

– Il paie en liquide. Ce n’est pas moi qui vais m’en plaindre !

Kenny fourra l’argent dans les mains de Lucy.

– Ne t’inquiète pas, je m’occuperai toujours de vous.

Elle sourit et se tourna vers la chambre du fond en entendant Kendra se mettre à pleurer.

– La maison est tellement plus gaie quand tu es là…

Le sourire de Kenny ne le quitta pas de la soirée. Durant les quelques semaines qui suivirent, il mena la vie de famille dont il avait toujours rêvé. Ça lui paraissait plus facile à présent. Auparavant, il éprouvait le besoin irrépressible de partir au bout de quelques jours. Ce n’était pas parce qu’il ne les aimait pas, c’était une force plus puissante que sa volonté qui le poussait à agir ainsi, quelque chose qu’il ne pouvait pas s’expliquer et encore moins expliquer à Lucy, une pression qui s’allégeait seulement quand il était en mouvement. Cette fois, pourtant, les choses se présentaient bien. Le contremaître l’intégra à l’équipe au bout d’une semaine seulement, en lui disant à quel point il était satisfait de pouvoir compter sur quelqu’un d’aussi sérieux et travailleur, qui était toujours à l’heure et n’arrivait jamais ivre.

Kendra semblait grandir de jour en jour et se précipitait chaque soir aussi vite que ses petites jambes le lui permettaient vers son « papa » qui rentrait du travail. Il la prenait alors dans ses bras, la soulevait haut et la couvrait de baisers. C’était leur été de l’amour.

Les jours où il était en congé, tous trois se rendaient à la plage ou dans le parc proche. Parfois, ils prenaient le bus jusqu’à North Vancouver et traversaient le pont suspendu. Kenny portait alors leur fille en se moquant de Lucy qui, agrippant des deux mains le garde-fou, avançait tout doucement sur la passerelle oscillante. Kenny était heureux, aussi fut-il pris de court lorsque, à l’automne, il sentit resurgir la vieille pulsion.

– Qu’est-ce que tu fais debout si tôt ? lui demanda Lucy un matin en entrant dans la cuisine, les yeux encore ensommeillés. Je croyais que tu resterais au lit plus longtemps, c’est ton dernier jour de congé.

– J’ai mal dormi, répondit-il.

Assis à table, il regardait par la fenêtre.

– Tu vas repartir, c’est ça ?

Elle s’assit en face de lui.

– Non, non… J’ai juste passé une mauvaise nuit. C’est encore ces foutus cauchemars.

Lucy posa une main sur la sienne.

– J’ai bien réfléchi, tu sais.

– Et ? demanda Kenny.

La fatigue se lisait sur le visage.

– On s’en sort plutôt bien, non ?

– Oui, je trouve aussi.

Il se pencha vers elle, réclamant un baiser.

– Alors, je dis oui. On va à l’hôtel de ville aujourd’hui et on remplit les papiers, d’accord ? Après, on pourra faire des projets.

Kenny se leva d’un bond et la prit par la main pour l’obliger à se mettre debout.

– D’accord ! Je commençais à croire que ce jour n’arriverait jamais…

Il l’embrassa avec fougue, si heureux qu’il n’entendait pratiquement plus le bourdonnement sourd de la pulsion dans sa tête.

Ils habillèrent Kendra puis, tout en riant et en se taquinant, allèrent prendre le bus pour se rendre à l’hôtel de ville, à l’arrêt de Broadway. Ce jour-là, Kenny ne fit même pas attention à la foule qui, d’ordinaire, l’oppressait tant qu’il lui fallait s’éloigner au plus vite pour éviter d’être coincé au milieu de tous ces inconnus.

 

Ils annoncèrent la nouvelle à Clara le lendemain. Elle se mordilla la lèvre un bref instant, avant de les enlacer et de les féliciter.

– Je vais avoir besoin d’une nouvelle robe, déclara Lucy en souriant. Parles-en à Liz. On va la faire ensemble.

Clara hocha la tête.

Puis, au moment où Lucy se détournait, elle foudroya Kenny du regard.

Ils prononcèrent leurs vœux au début de l’automne. avec Clara et Liz comme témoins, et Kendra dans sa poussette, qui arrachait les pétales de son bouquet, le même que celui des demoiselles d’honneur. Ils allèrent ensuite fêter l’événement au restaurant chinois. Comme elle devait travailler le lendemain matin, Liz se porta volontaire pour garder la fillette pendant que les autres allaient danser. Ils terminèrent la nuit dans le Queen Elizabeth Park, allongés sur l’herbe, à compter les étoiles filantes.

 

Le lundi matin suivant, Kenny se réveilla avant Kendra et Lucy ; le plus discrètement possible, il se glissa dans la cuisine et prépara le petit déjeuner. Il apporta à Lucy son café au lit pour l’inviter à venir le rejoindre à table, puis installa Kendra dans sa chaise haute.

– Eh bien, je crois qu’on devrait se marier plus souvent ! plaisanta Lucy en entrant dans la cuisine.

Kenny posa une assiette devant elle, puis s’assit à sa place. Ils se relayèrent pour donner à manger à Kendra tout en parlant de la soirée de la veille, de leur mariage, et du bonheur qu’ils avaient eu à danser. Personne n’aurait pu deviner, en voyant Kenny, que la pulsion familière était devenue si assourdissante qu’il entendait à peine les gazouillis de sa fille ou les éclats de rire de Lucy.

Il enfila ses bottes de travail, prit sa veste et se retourna pour regarder les femmes de sa vie. Après avoir serré Lucy contre lui, il sortit de la maison.

 

De retour dans les exploitations forestières sur l’île de Vancouver, il n’eut aucun mal à reprendre son existence solitaire. L’agitation douloureuse en lui se calma. Il souffrait lorsqu’il imaginait Lucy l’attendant jusque tard dans la nuit et se résignant à son départ. Alors il essayait de ne pas trop penser à elle ni à Kendra. Il ne comprenait toujours pas pourquoi il était incapable de tenir plus longtemps, pourquoi il avait tant besoin d’être seul. L’hiver fut long dans le camp de bûcherons. Il n’osait pas écrire à Lucy, mais il lui envoyait presque toute sa paie et veillait à laisser comme adresse d’expédition celle du bureau postal de la ville la plus proche de l’exploitation où il travaillait. Après être revenu plusieurs fois les mains vides, il cessa d’aller vérifier s’il avait du courrier. Mais un jour, la postière sortit du bureau pour l’interpeller.

– Ohé ! Oui, vous, là-bas. Ça fait un moment que j’essaie de retrouver votre trace. Il y a un recommandé pour vous.

Elle l’invita à entrer.

– J’ai besoin d’une signature.

Kenny signa le formulaire et elle lui remit une petite enveloppe blanche.

– Vous devriez passer plus souvent, fit-elle remarquer d’un air réprobateur.

La façon dont elle regardait à travers ses lunettes lui rappela sœur Mary. Il frissonna.

Kenny décacheta l’enveloppe et lut les pattes de mouche de Clara : « Lucy est à l’hôpital, elle a une bronchite et une angine. Elle a eu tellement de fièvre qu’elle a failli mourir. Elle ne voulait pas laisser Kendra toute seule. Reviens t’occuper d’elles. »

Kenny rentra précipitamment au campement, rassembla ses affaires et courut voir le contremaître.

– Je suis désolé, patron, mais je dois rentrer chez moi. J’ai besoin de ma paie aujourd’hui.

– OK, on va s’arranger. Tu comptes revenir quand ? Tout va bien ?

– J’ai, euh… un problème familial. Ma femme…

– Je ne savais même pas que tu étais marié !

Kenny termina sa journée, distrait et silencieux. Puis il alla chercher sa paie dans la caravane du contremaître.

– Je mets fin à ton contrat, mais tâche de revenir, hein ? Tu es mon meilleur élingueur, déclara son patron en lui remettant l’enveloppe. Tu veux que je te conduise au ferry ? Je dois aller par là de toute façon.

– Volontiers, merci.

Les deux hommes roulèrent une quinzaine de minutes sur la piste forestière boueuse qui traversait de vastes étendues de terres vierges et avait été tracée spécifiquement pour convoyer les immenses sapins Douglas qui alimentaient les usines de pâte à papier de Port Alice, Port Mellon et Ocean Falls. Elle serpentait entre un à-pic vertigineux d’un côté et une forêt dense de l’autre. Pour l’avoir parcourue à d’innombrables reprises, Kenny savait qu’elle était large, et pourtant il retint une nouvelle fois son souffle dans la descente qui les ramenait au niveau de la mer.

Il s’écoula encore une heure avant que le contremaître le dépose près de l’embarcadère. Dans l’intervalle, il raconta à son passager l’histoire de la naissance de ses six enfants et lui parla des difficultés de la vie conjugale, ainsi que de sa femme qui réclamait constamment une maison plus grande. Mais sa voix n’était qu’un fond sonore pour Kenny, dont l’esprit était focalisé sur Lucy, seule et malade avec leur fille.

– Bon, eh bien, prends soin de toi, dit le contremaître à l’arrivée. Et n’oubliez pas, je te redonne du boulot quand tu veux !

Kenny le remercia, attrapa son sac dans le coffre et se dirigea vers le guichet. Une fois à bord, il s’installa sur un siège près d’une fenêtre et ressortit la lettre de Clara. Il avait l’impression qu’elle lui crachait les mots à la figure. Quand le sifflet retentit sur le ferry, il se demanda ce qui clochait chez lui.

Il était tard lorsqu’il aperçut la maison familière de Frances Street, avec sa lumière extérieure qui brillait comme un fanal dans la nuit. Pourquoi lui avait-il paru si nécessaire de partir, la dernière fois ? Il ne parvenait pas à s’en souvenir. Trouvant la porte verrouillée, il toqua doucement, certain que Kendra devait dormir. Le rideau de la fenêtre à côté du battant s’écarta légèrement, et il entendit le verrou coulisser. La porte s’ouvrit, révélant Clara qui, les mains sur les hanches, le fusilla du regard.

– Tiens, tiens… te voilà, toi.

Son visage exprimait une telle colère que Kenny dut détourner les yeux.

– Elle est rentrée ? demanda-t-il.

Sans bouger du seuil, Clara répondit :

– Non. Elle est toujours à St Paul.

– Et Kendra ?

– Elle dort, bien sûr, et il n’est pas question que tu la réveilles.

– Merde, Clara, pousse-toi ! Évidemment que je ne vais pas la réveiller.

Il la contourna pour se rendre à la cuisine, ôta ses bottes et se dirigea vers la chambre de Kendra. Comme Clara faisait mine de le suivre, il lança :

– Non, tu restes là. C’est ma fille, je la verrai si je veux.

Elle alla s’asseoir à la table de la cuisine et alluma une cigarette.

– Connard, pesta-t-elle entre ses dents.

Kenny entra sur la pointe des pieds dans la chambre de la fillette et s’approcha du lit. Kendra dormait à poings fermés, potelée et toute brune. Ses cheveux noirs étaient plus longs que dans son souvenir. Il la contempla un moment avant de rejoindre Clara dans la cuisine.

– Merci, dit-il. Je sais que tu m’en veux. Mais merci d’avoir veillé sur elle.

– J’ai manqué quatre jours de travail à cause de toi.

Il tira de sa poche une poignée de billets.

– J’en veux pas, de ton putain de fric ! cracha-t-elle. Le fric, ça compense pas tout. Pas ça, en tout cas. Ni tes abandons à répétition. Pourquoi t’es aussi lâche ?

– Je vais me coucher, répliqua-t-il en se dirigeant vers la chambre de Lucy.

– Non, c’est moi qui dors là.

Sans insister, il retourna dans la chambre de Kendra, roula sa veste pour s’en faire un oreiller puis s’allongea par terre.

Le lendemain matin, il fut réveillé par la petite qui parlait toute seule. Sa joie quand elle le découvrit à côté d’elle lui fit chaud au cœur.

– Papa ! Papa !

Elle se cramponna aux barreaux de son lit en sautillant.

– Papa !

Il se redressa, endolori par sa nuit sur le sol.

– Coucou, ma puce, dit-il en la soulevant pour la serrer contre lui.

L’odeur du café provenant de la cuisine lui apprit que Clara était debout.

Il porta sa fille jusqu’à la cuisine, où il la plaça dans son parc.

– Tu peux aller bosser, Clara. Je m’occuperai d’elle.

– Non, j’ai pris ma semaine. Toi, va voir Lucy. Vous auriez intérêt à vous expliquer, tous les deux.

Kenny prépara le petit déjeuner de Kendra, l’assit dans la chaise haute et commença à lui donner à manger. Mais la fillette secoua la tête et se mit à marteler de coups de poing sa petite table.

Clara s’assit avec son café.

– Elle mange toute seule maintenant. Elle y tient.

Il tendit la cuillère à Kendra et la regarda, stupéfait, la porter à sa bouche sans mettre trop de céréales à côté.

– Bravo, tu es une grande fille ! s’exclama-t-il en passant une main dans ses cheveux duveteux.

– Combien d’étapes de sa vie tu vas encore rater, hein ? l’attaqua Clara. Si ça se trouve, la prochaine fois que tu la verras, elle sera adolescente !

Kenny se servit du café, l’avala en trois gorgées et saisit sa veste.

– Arrête un peu, Clara.

Il embrassa Kendra, essuya la bouillie sur son visage et se dirigea vers la porte.

– Je serai de retour à la fin des heures de visite.

Il s’arrêta à l’épicerie au coin de la rue la plus proche de St Paul pour acheter un petit bouquet multicolore. Les fleurs à la main, il se renseigna à l’accueil de l’hôpital, puis emprunta l’ascenseur jusqu’à l’étage où était Lucy. Elle dormait, paisible et toute menue, lorsqu’il entra dans sa chambre. Il trouva un vase sous le lavabo et posa le bouquet à côté d’elle. Une touche de couleur. Ça lui plairait. Elle ne tarda pas à ouvrir les yeux et, en le découvrant à son chevet, se tourna aussitôt de l’autre côté.

– Tu te sens mieux ? murmura-t-il.

Elle ne répondit pas.

– Je suis désolé, Lucy. Sincèrement.

Le silence qui suivit lui parut durer une éternité. Une infirmière se présenta pour vérifier les constantes de la patiente. Elle ne dit pas non plus un seul mot à Kenny, ne s’adressant qu’à Lucy, pour l’informer que sa température avait bien baissé. Puis une aide-soignante apporta un plateau-repas qu’elle plaça sur la table roulante. Quand elle s’en alla, Kenny se leva pour ôter le couvercle sur l’assiette.

– Allez, Lucy, il faut manger pour retrouver des forces.

Elle prit enfin la parole :

– Je n’ai pas faim.

Le son de sa voix, cassée, éraillée, fut un choc pour lui.

– Il y a de la crème glacée, Lucy. C’est bon pour ta gorge.

– Oh, parce que tu t’inquiètes pour moi ?

Elle se mit à tousser si fort qu’elle dut s’asseoir pour chercher son souffle. Ne sachant pas quoi faire d’autre, Kenny lui tendit un verre d’eau. Elle le vida et la crise se calma.

– Comment va Kendra ? demanda-t-elle.

– Elle est magnifique.

– Heureusement qu’on peut compter sur Clara.

Kenny baissa les yeux.

– Oui, pardon.

Lucy soupira.

– Tu es vraiment un…

– Vas-y, dis-le.

– Bah, qu’est-ce que ça change ?

Kenny lui saisit la main.

– Je ne sais pas pourquoi je suis comme ça, Lucy. Je t’aime plus que tout au monde mais je… je… je ne… Oh, bon sang, je ne vois même pas comment t’expliquer ce…

– Un jour, rappelle-toi ce que je te dis, c’est à ta fille que tu devras des explications.

Kenny posa sa tête sur le lit. Lucy plaça une main sur ses cheveux et referma les yeux.

 

Lucy fut autorisée à sortir une semaine plus tard, après qu’on l’eut bien avertie de ne plus jamais laisser son état se dégrader à ce point sans consulter un médecin. Kenny paya un taxi pour la ramener à la maison. Kendra poussa des cris de joie quand ils rentrèrent et, les bras tendus, s’élança vers sa mère. Clara rassembla ses affaires, jeta un coup d’œil à son amie et se prépara à partir.

– OK, je m’en vais, dit-elle. Juste une chose : cette petite, elle a besoin de vous deux. Alors, tâchez d’arranger ça.

Sur ces mots, elle referma la porte derrière elle.

Les jours se succédèrent, sans que ni l’un ni l’autre n’évoque ce qui était arrivé. Lucy reprenait des forces à vue d’œil, en partie grâce à Kenny qui s’occupait de Kendra pour qu’elle puisse se reposer. Au bout d’une semaine, la toux sèche de Lucy n’était plus qu’un mauvais souvenir et elle avait recouvré toute son énergie. Un matin, alors que tous trois prenaient leur petit déjeuner, elle ouvrit le journal, qu’elle feuilleta comme si elle se découvrait un intérêt soudain pour la politique municipale.

– Tu devrais retourner au travail, Kenny.

L’air de rien, elle passa à la page suivante.

– Quoi ?

Délaissant le quotidien, elle regarda son mari droit dans les yeux.

– Peut-être que si tu pars avant d’avoir envie de partir, tu rentreras plus vite, déclara-t-elle. Je ne comprends pas pourquoi tu ne veux pas rester avec nous, mais je le sens parfois. C’est comme si une force en toi te poussait à nous quitter. Je ne peux rien y faire, j’imagine.

– Je ne sais pas quoi dire.

Ce soir-là, pour la première fois depuis le retour de Kenny, ils dormirent ensemble, dans les bras l’un de l’autre. Le lendemain, ils emmenèrent leur fille au parc et jouèrent avec elle toute la journée. Le soir, Kenny fit livrer des plats chinois pour le dîner. Ils éclatèrent de rire en lisant les prédictions dans leurs biscuits.

Le lendemain matin, Kenny se leva avant que Kendra se réveille et prépara son sac. Il entra à pas de loup dans sa chambre, l’embrassa sur le front et referma doucement la porte avant de sortir dans la brume du petit matin.