12.
Clara

Ils s’arrêtèrent à Hope pour déjeuner après une longue route à travers les Prairies canadiennes, les Rocheuses et la forêt pluviale. Comme John Lennon s’impatientait, les deux femmes l’emmenèrent dans un parc au bord de la rivière pendant que George allait chercher des hamburgers. Elles se dégourdirent les jambes avant de s’installer sous un cèdre majestueux tandis que le chien furetait autour d’elles.

George ne tarda pas à les rejoindre et, affamées, les deux femmes se jetèrent sur le sac qu’il avait rapporté. Clara avala une grande gorgée de root beer, son premier soda depuis qu’elle avait quitté la maison de Mariah – où il n’y avait rien de ce genre –, et les bulles lui chatouillèrent le nez. Si elle en avait beaucoup bu auparavant, le goût sucré lui parut soudain aussi bizarre qu’écœurant. Elle le tendit à Vera.

– Tu n’en veux pas ? s’étonna cette dernière.

– Non, ça me donne mal au cœur.

Vera éclata de rire.

– On dirait que tu es devenue une vraie Indienne des bois !

– Oh oui, je donnerais cher pour avoir un peu de la bannique de Mariah et de sa soupe de lapin ! confirma Clara.

Elle porta instinctivement la main au petit sac d’herbes médicinales que Mariah lui avait passé autour du cou la première fois qu’elle l’avait accompagnée dans la hutte.

– Elle me manque déjà, ajouta-t-elle. Tout semble aller trop vite ici.

George l’enlaça par la taille.

– Je comprends. Il suffit qu’on aille la voir un week-end, Vera et moi, pour avoir ensuite l’impression d’évoluer au ralenti dans un monde qui va à cent à l’heure. Alors, après un hiver entier, ça doit vraiment te faire drôle.

Clara appuya la tête sur son épaule.

– On a vécu de sacrées aventures ensemble, pas vrai ?

Une atmosphère de paix enveloppa les trois amis, qui regardèrent John Lennon revenir vers Clara en trottinant, ses longues pattes imprimant à son corps un léger déhanchement. Il se laissa tomber aux pieds de sa maîtresse et lui lécha la main.

– Mais oui, mon grand, dit-elle en le caressant. Tu as raison, nous deux aussi, on en a vécu de belles.

Le chien poussa un soupir.

George s’adossa au tronc. Vera, allongée près de lui, posa la tête sur ses cuisses en contemplant les branches noueuses du vieux cèdre.

– Je me demande quel âge a cet arbre, murmura-t-elle. Vous imaginez tout ce qu’il a vu ? Si ça se trouve, il était là avant les Blancs.

– Au fait, George, tu vas toujours au Friendship Centre quand tu es en ville ? demanda Clara. Il y a du nouveau là-bas ?

– Pas vraiment, c’est toujours pareil. Ils essaient d’aider les gens. Des tas d’anciens élèves des pensionnats arrivent en ville.

– Je ne sais pas trop ce que je ferai quand je serai rentrée, avoua Clara. Il n’est pas question que je remette les pieds au Manitou, et je ne veux pas d’ennuis avec la loi. Le marché noir, c’est fini pour moi. Qui sait, il y peut-être un mandat d’arrêt à mon nom depuis cette course-poursuite à la frontière…

Vera fut la première à se redresser.

– Je crois qu’il est temps de repartir.

George récupéra les emballages vides et alla les jeter dans la poubelle.

– Ne t’en fais pas, Clara. Tu trouveras quelque chose. Tu t’en sors toujours.

Elle haussa les épaules et installa John Lennon dans sa caisse à l’arrière du pick-up.

– Oh, je ne suis pas inquiète. J’ai encore quelques atouts dans ma manche…

Un sourire aux lèvres, George se réinstalla au volant. Vera et Clara grimpèrent à côté de lui.

– Une chance que tu sois maigrichonne ! lança Clara à sa voisine.

Leurs rires résonnèrent dans la cabine tandis qu’ils reprenaient l’autoroute. Vera se mit à chanter avec la radio et Clara s’endormit contre elle.

Une lumière dorée baignait la ville quand ils atteignirent sa périphérie. Vera remua sur son siège.

– Clara ? On arrive.

Celle-ci émergea du sommeil et s’étira. La ville lui parut à la fois familière et étrange, comme si elle la voyait avec des yeux différents. George prit la sortie de Hastings Street, et le Carnegie Centre se dressa devant eux, silhouette majestueuse dominant le chaos des rues. Puis ils longèrent le Manitou, qui se préparait en prévision d’une nouvelle nuit. Clara grimaça de dégoût. George s’arrêta quelques minutes plus tard devant la maison de Frances Street. Il aida Clara à décharger ses affaires et emporta la caisse de John Lennon au fond du jardin.

Clara et Vera se firent leurs adieux sur le trottoir.

– Vous voulez entrer ? proposa Clara.

– Non, on vous laisse à vos retrouvailles. Je parie que la petite cavale partout, maintenant.

– Merci encore. Je vous vois bientôt au Friendship Centre ?

– Oui, George doit y donner une conférence ce week-end, dit Vera. Tu nous rejoins là-bas ?

Clara agita la main jusqu’à ce que les feux arrière du pick-up disparaissent. Alors seulement, elle se tourna vers la maison où brillait, à travers les rideaux tirés, une lumière chaude et accueillante. John Lennon lui fourra sa truffe dans la main tandis qu’ils gravissaient les marches du perron. Clara toqua doucement à la porte pour ne pas réveiller Kendra au cas où elle dormirait déjà. À peine avait-elle ouvert que Lucy, radieuse, lui sautait au cou.

– Enfin ! Je t’ai attendue toute la journée, Clara. Je ne savais pas quand tu arriverais.

Au moment où Lucy relâchait son amie, la fillette déboucha du couloir à quatre pattes, puis s’accrocha à la jambe maternelle pour se mettre debout et observer la nouvelle venue.

– Waouh, qu’est-ce qu’elle a grandi ! s’émerveilla Clara.

Elle fit coucher le chien dans un coin, souleva Kendra et la serra contre son cœur.

– Six mois, dans la vie d’un bébé, c’est une éternité, souligna Lucy. Elle touche à tout aujourd’hui. En ce moment, son truc, ce sont les poêles et les casseroles.

Clara éclata de rire en apercevant la couverture étalée au milieu de la cuisine, sur laquelle s’entassaient casseroles, poêles, cuillères en bois et boîtes en plastique.

– C’est ce que je vois.

Elle fit un rapide tour des autres pièces.

– La maison est bien arrangée, dis donc. C’est super, Lucy !

– Kenny est resté un moment. Il a acheté les fauteuils et une nouvelle table de cuisine. Enfin, « nouvelle » pour nous…

Clara se raidit.

– Ce con.

– Doucement, Clara. Il s’est bien occupé de nous. Il est en adoration devant Kendra.

– Oh, bien sûr. Jusqu’au moment où il préfère foutre le camp.

– Laisse tomber, d’accord ? Allez, viens. Un thé, ça te tente ? Tu as faim ?

– D’accord pour un thé.

Les deux femmes s’assirent à la table de la cuisine pour bavarder. Kendra ne tarda pas à s’agiter et, après l’avoir baignée et câlinée, Lucy la mit au lit.

– Je n’arrive pas à réaliser qu’elle a autant grandi, dit Clara. Et je l’ai entendue t’appeler « maman »… C’est trop mignon.

– Des fois, j’ai l’impression de la voir changer à vue d’œil, confirma Lucy. Ça va tellement vite !

Clara sourit en finissant son thé.

– Les services sociaux envoient toujours ma part du loyer ?

– Oui, personne n’a posé de questions. Alors, qu’est-ce que tu comptes faire ? Tu vas reprendre ton trafic avec les pêcheurs ?

– Non, ça, c’est terminé. Je vais aller me renseigner au Friendship Centre, pour voir s’ils ont du boulot pour moi.

– J’ai entendu dire que Harlan était toujours au Manitou. Je parie qu’il serait prêt à te réembaucher.

Lucy étouffa un petit rire derrière sa main.

– Alors là, il peut toujours attendre ! s’esclaffa Clara.

Les deux femmes discutèrent jusque tard dans la nuit, échangeant souvenirs et projets. Lucy se leva la première pour aller se coucher, en disant à Clara de ne pas s’étonner si la petite la rejoignait dans la nuit, car elle était maintenant capable de sortir toute seule de son lit. Clara bâilla et sourit en imaginant la scène.

Le lendemain matin, elles se réveillèrent tôt, en même temps que Kendra. Elles préparèrent son sac, la poussette et un pique-nique, puis se rendirent au parc. Elles y passèrent une bonne partie de la journée, à bavarder tout en surveillant la fillette qui jouait les exploratrices.

Quand elle ouvrit les yeux le samedi, Clara n’avait qu’une idée en tête : rejoindre George au Friendship Centre. Elle prit le bus et descendit plusieurs arrêts avant, juste pour avoir le plaisir de déambuler dans l’atmosphère animée de la 4e Avenue au milieu des hippies et des vendeurs de rue. L’odeur musquée de la marijuana lui parvenait par bouffées de temps à autre. Lorsqu’elle s’engagea dans Vine Street, la vue du centre indien lui fit chaud au cœur avec ses portes largement ouvertes, prêt à accueillir tous ceux qui avaient besoin d’un espace où discuter, recevoir des conseils, avaler un bon bol de soupe ou organiser une action politique. S’il y avait bien un endroit où elle se sentait chez elle, c’était là.

Elle aperçut George assis sur la pelouse devant, feuilletant une liasse de papiers et de brochures. Elle traversa la rue pour qu’il ne la voie pas approcher et bondit brusquement devant lui.

– Bouh !

Il sursauta et éclata de rire.

– Clara ! Espèce de folle !

– Tu es prêt ?

– Presque. Je te retrouve à l’intérieur.

– D’accord.

Clara entra dans le bâtiment qui embaumait la sauge et le foin odorant. Elle déambula un moment à l’intérieur, se servit un café puis parcourut les articles et autres prospectus punaisés sur le tableau d’affichage. Chacun parlait de ce qui se passait en ville pour les Indiens. Une affiche en particulier retint son attention. Le titre se détachait en caractères gras : « AVEZ-VOUS DES ENNUIS AVEC LA JUSTICE ? » Elle décrocha le papier et l’emporta à une table pour le lire. Le texte présentait le travail de la Native Courtworkers’ Society. Il expliquait que des auxiliaires parajudiciaires autochtones pouvaient accompagner les prévenus au tribunal, plaider leur cause et les défendre afin qu’ils ne soient pas envoyés en prison juste parce qu’ils étaient indiens. Clara emprunta un stylo et nota le numéro de téléphone qui figurait au bas de l’affiche, avant de replacer celle-ci sur le tableau. Au même moment, elle vit George entrer et un groupe d’hommes se rassembler autour du gros tambour. Elle s’adossa à sa chaise et ferma les yeux pour mieux écouter leurs voix, qui la ramenaient dans la hutte de Mariah.

Dès le lundi matin, elle téléphona à l’association, qui lui donna rendez-vous le mercredi avec une dénommée Rose, auxiliaire parajudiciaire. Elles se rencontrèrent devant le tribunal et parlèrent de la formation à suivre pour pouvoir exercer ce métier. Clara constitua un dossier de candidature dans la foulée et, trois semaines plus tard, elle commençait le stage de six mois qui lui permettrait d’obtenir un certificat d’aptitude professionnelle. Une partie du programme consistait à observer les auxiliaires chevronnés, chargés de défendre les Indiens qui n’avaient pas d’avocat. Elle accompagna Rose pendant huit jours. À midi, elles allaient toutes les deux déjeuner à Chinatown et, devant une bonne soupe bien épicée, Clara la bombardait de questions.

– Mais je ne comprends pas. Pourquoi êtes-vous si patiente avec tous ces imbéciles ? Ce juge, aujourd’hui… Quel connard ! Il n’avait que du mépris pour ce pauvre gars.

– Clara, il faut bien vous mettre dans la tête que notre travail ne consiste pas à changer le monde. Laissez ça aux politiques. Notre mission, c’est d’éviter la prison aux Indiens.

– Mais comment pouvez-vous accepter ça ? On doit leur lécher le cul pour qu’ils prennent la bonne décision qu’ils auraient dû prendre dès le départ ?

– Ce pauvre gars, comme vous dites, va pouvoir rentrer embrasser ses enfants le soir à condition de venir me voir pendant six mois ! Demandez-lui s’il préférerait se retrouver derrière les barreaux à Oakalla. Et s’il m’en veut d’avoir parlé poliment au juge !

Emportée par la colère, Rose, le visage empourpré et le souffle court, s’était levée.

– Hé, rasseyez-vous !

Clara la tira doucement par le bras.

– D’accord, j’ai compris.

– Écoutez, Clara, c’est vraiment important de bien comprendre ça. Réussir à créer ce service d’aide juridique a demandé un travail considérable et des heures de négociations. La dernière chose dont nous avons besoin, c’est d’une plainte des tribunaux comme quoi nos auxiliaires ne sont qu’une bande de grandes gueules et d’emmerdeurs !

Au cours des mois suivants, Clara tint sa langue, écouta et regarda. Elle songea à ce qu’il en coûtait de perdre sa liberté, se rappela son sentiment d’impuissance à la Mission et, plus tard, lorsqu’elle avait été confrontée à Harlan et aux flics de la ville. Elle rencontra différents membres de la Cour, des juges et des avocats qu’elle écoutait avec attention afin d’accumuler le plus de connaissances possible. Et elle finit par comprendre. Rose avait raison. S’il n’était pas facile de prononcer les mots que tous ces gens voulaient entendre, il s’agissait avant tout d’aider ceux qui étaient complètement démunis devant la justice, qui se retrouvaient le plus souvent au tribunal pour avoir seulement essayé de survivre dans un monde auquel ils n’avaient pas été préparés et où ils avaient été abandonnés.

De son côté, Lucy avait repris sa formation d’infirmière, à temps partiel, et durant ses moments de loisir, en général quand le bébé dormait, elle aidait Clara à étudier. Cette dernière avait parfois du mal avec certains termes. Au pensionnat, leur éducation s’était limitée à repriser les chaussettes, faire le ménage et la lessive. Mais à elles deux, elles s’en sortaient, sans compter que Clara n’hésitait pas à demander de l’aide à Rose.

La veille de son examen, elle se mit à arpenter la cuisine, incapable d’envisager ne serait-ce que de se coucher. Kendra dormait, et Lucy, qui buvait un thé, fit signe à son amie de la rejoindre.

– Viens, Clara, tu as besoin de te détendre.

– Facile à dire !

Clara tira une chaise, s’y assit et, pour tromper sa nervosité, se mit à tripoter le vieux jeu de cartes qui traînait sur la table depuis leur dernière partie de gin rummy.

– Tu connais ton sujet, la rassura Lucy. Tu t’en sortiras très bien.

– Alors ça, tu ne peux pas en être sûre.

– Au contraire, j’en suis certaine.

Clara ne ferma pas l’œil de la nuit et fut la première à se présenter en salle d’examen. Elle demeura seule une bonne quinzaine de minutes avant de voir entrer les autres. La femme chargée de les surveiller arriva exactement dix minutes avant le début de l’épreuve, donna des instructions strictes et distribua les copies, face cachée, sur les tables devant les étudiants. Le cœur battant à tout rompre, Clara regarda la trotteuse égrener les secondes sur la grosse horloge murale noir et blanc.

– Vous pouvez commencer, dit la surveillante.

Clara retourna le papier et sentit aussitôt la panique la gagner quand elle lut la première question sans avoir la moindre idée de la réponse. Son malaise s’accentua alors qu’elle parcourait les autres. Ce fut seulement en découvrant la cinquième, au milieu de la page, qu’elle put de nouveau respirer. Pour celle-là, elle savait. Elle rédigea frénétiquement sa réponse, puis chercha les autres points qu’elle maîtrisait. Pour finir, elle laissa trois questions sans réponse, mais réussit tout de même l’examen.

Trois mois s’écoulèrent avant qu’on lui propose un poste. Dans l’intervalle, elle accepta des petits boulots à droite et à gauche afin de contribuer aux dépenses de la maison et s’occupa de Kendra quand Lucy était de garde. Les deux amies devinrent inséparables. Quant à la fillette, elle manifestait haut et fort sa contrariété lorsque l’une ou l’autre la confiait à une baby-sitter les jours où elles travaillaient toutes les deux.

 

Clara desserra doucement les petits doigts de Kendra agrippés à son col, puis la câlina brièvement en lui promettant qu’elle s’amuserait bien et qu’elle ne verrait pas le temps passer jusqu’à son retour. La fillette sanglotait comme si c’était la fin du monde. La femme qui la gardait ce jour-là, une habituée du Friendship Centre, lui assura que la fillette se calmerait et jouerait tranquillement dès qu’elle serait partie. Clara s’empressa alors de filer, referma le portail du jardin et courut prendre le bus pour son premier jour de travail.

Plus tard ce soir-là, une fois la vaisselle faite et Kendra couchée, Clara parla à Lucy de son premier dossier. Le prévenu était un gamin qui avait été appréhendé alors qu’il volait des pommes dans une épicerie de quartier. Clara s’adossa à sa chaise.

– Il vient juste de quitter une école résidentielle, quelque part dans le Nord. Ils l’ont gardé jusqu’à ses dix-huit ans et l’ont mis dans un car pour Vancouver.

Lucy secoua la tête.

– Ils sont pas croyables, ces gens-là. Qu’est-ce qu’il aurait dû faire, ce gamin ? Se laisser mourir de faim ?

– C’est bien ce que j’ai dit. Le juge n’a pas trop apprécié, mais j’ai essayé de lui expliquer qu’il était complètement démuni et n’avait nulle part où aller.

– On l’a jeté à la rue. Comme nous.

John Lennon, qui dormait dans son panier, vint quémander des caresses auprès de Clara. Elle le gratta derrière les oreilles tandis qu’il se frottait contre elle.

– Au moins, il ne dormira pas en prison ce soir. Il doit passer au centre demain. On va tâcher de lui trouver du travail. Et d’ici là, il pourra manger au centre.

Lucy bâilla, se leva et déposa un baiser sur le front de son amie.

– Continue à te battre, ma belle.

John Lennon retourna dans son panier et Lucy alla se coucher elle aussi. Restée seule dans la cuisine, Clara récupéra un bloc de papier à lettres sur l’étagère puis, un stylo à la main, se rassit à table.

Chère Mariah