14.
Kenny

Kenny se réveilla en nage dans la chambre surchauffée par le vieux radiateur qui grondait et gargouillait. On aurait pu se croire en Saskatchewan en février, tant la température était étouffante. L’odeur sucrée, écœurante, du whisky qu’il avait bu la veille au soir suintait par tous les pores de sa peau. Son oreiller puait tellement qu’il dut se lever, malgré la douleur qui lui vrillait les tempes et lui donnait le tournis. Il tituba jusqu’à la fenêtre en se tenant la tête à deux mains, comme si elle risquait d’exploser à tout moment, et fut surpris d’y arriver en un seul morceau. Il ouvrit la fenêtre en grand et le soulagement fut immédiat, quoique insuffisant : au moins, l’air de cette fin d’hiver à Vancouver, humide et empestant le bitume des bas quartiers, était frais. Il se retourna vers son lit, pour s’apercevoir qu’il était occupé par une forme en mouvement. Une forme féminine, plus précisément.

– Kenny ?

– Euh… oui ?

– Reviens te coucher, dit la femme en émergeant des couvertures.

Il ne savait pas du tout qui c’était. Elle était plutôt jolie, avec ses épaules minces découvertes par le drap dont elle s’était enveloppée, mais il n’avait aucune idée de son identité.

– Non, non, désolé, j’ai un rendez-vous pour du boulot.

Elle sourit d’un air faussement timide.

– OK. Je peux me doucher d’abord ? Tu me rejoins ?

– Vas-y, il faut que je passe un coup de fil.

Kenny enfila son jean tandis qu’elle lui souriait par-dessus son épaule en se dirigeant vers la salle de bains. Puis, penché au-dessus de l’évier dans le coin-cuisine de sa chambre miteuse, il se passa de l’eau froide sur le visage et sous les aisselles, ce qui eut pour effet de dissiper un peu les vapeurs de whisky dans sa tête douloureuse. Comment allait-il bien pouvoir se débarrasser de l’inconnue ? Il ramassa sa chemise par terre mais renonça à l’enfiler. Elle sentait trop mauvais elle aussi. Il farfouilla dans le sac poubelle avachi dans un coin, où il avait entassé ses vêtements, et en retira une chemise western propre et pas trop froissée. Il acheva de s’habiller dans un silence seulement troublé par les bruits du radiateur et le clic-clic-clic des boutons-pression.

Quelques instants plus tard, entourée d’un nuage de vapeur et nue comme au premier jour, la femme sortit de la salle de bains. Il ne savait toujours pas comment elle s’appelait, mais elle fondit sur lui tel un vautour sur une charogne au bord de la route. Il se dégagea avant de reculer vers la porte.

– Ah, excuse-moi, hum…

– Louise, dit-elle d’un ton soudain glacial.

– Je dois y aller, Louise. Je peux pas me permettre de laisser passer une chance de bosser.

– OK, comme tu veux. Va te faire foutre, Kenny !

Il saisit son blouson.

– Je suis désolé, Louise. Sincèrement. Ferme bien la porte derrière toi, OK ?

Il n’y avait aucun objet de valeur chez lui, mais une porte ouverte dans ce quartier risquait d’attirer des occupants indésirables.

Les trois étages pour descendre lui semblèrent interminables. Le décor était lugubre : des marches et des murs peints en noir, une méchante rambarde métallique pour tout ornement. Le ciel blanc lui parut presque aveuglant lorsqu’il déboucha dans la rue. Il se dirigea vers le Two Jays Café pour s’offrir un petit déjeuner spécial gueule de bois : soupe et café. La clochette au-dessus de la porte tinta quand il entra et il alla prendre place au bout de la longue rangée de tabourets en vinyle orange. Penny, la serveuse du dimanche matin, flanqua le menu cartonné sur le comptoir devant lui et versa du café dans sa tasse sans trop en renverser.

– Comme d’habitude ? demanda-t-elle.

– Oui, mais pas tout de suite. Je vais attendre un peu que le café fasse effet.

– La nuit a été courte ?

– Vous avez le journal d’aujourd’hui ?

– Bien sûr.

Elle fit glisser vers lui un Vancouver Sun, auquel il manquait plusieurs cahiers, ainsi qu’un exemplaire du Province déformé à force d’avoir été feuilleté.

Kenny avala la première tasse comme s’il s’agissait d’un médicament. Il but la seconde plus lentement. Ses mains, qui tenaient le journal, tremblaient déjà moins. Il parcourut les articles sans vraiment les lire, se bornant à les regarder comme des illustrations. Quand il arriva à la page 4, le titre lui fit l’effet d’un coup de pied dans les parties : D’ANCIENS ÉLÈVES DES PENSIONNATS INDIENS INTENTENT DES POURSUITES CONTRE LE GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. Il sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque, et la décharge d’adrénaline qui le traversa accentua encore son mal de tête.

Il se leva brusquement, posa quelques pièces de monnaie sur le comptoir, déchira la page du journal et la fourra dans sa poche.

– Ça vous embête ?

– Non, allez-y, répondit la serveuse. Pas de soupe ?

– Pas aujourd’hui, merci.

Kenny marcha d’un pas rapide jusqu’au coin de la rue et s’assit à l’arrêt de bus, respirant avec difficulté tandis que des images du frère lui brouillaient l’esprit. Il ressortit l’article, sans réussir à aller au-delà du gros titre. Des gouttes de pluie commençaient à mouiller le papier, menaçant de le désagréger, aussi le replia-t-il soigneusement avant de le glisser dans sa poche de poitrine. Il ne pouvait penser qu’à Lucy. Comme autrefois au pensionnat. Elle seule saurait le réconforter.

Au bout d’un moment, il se leva et se remit à marcher, indifférent au déluge qui s’annonçait. Après quelques centaines de mètres, il s’abrita dans une cabine téléphonique. Les pièces de monnaie cliquetèrent dans l’appareil et il composa le numéro de Lucy.

– T’es à la maison ?

Elle éclata de rire à l’autre bout de la ligne.

– Je te réponds, là, non ? Alors, quelles nouvelles, bel inconnu ?

– Kendra est là ? Est-ce que je peux passer ?

– Oui, elle est là. Mais viens quand même. Il faut qu’elle se calme.

– Je ne peux pas lui reprocher son attitude.

– Non, mais elle ne peut pas te reprocher la tienne non plus. C’est comme ça, c’est tout.

– Je serai là dans une heure. Je suis à pied.

– Il tombe des cordes, Kenny. Prends le bus, bon sang !

Lorsque la pluie s’arrêta enfin, il était trempé. Il songea qu’il devait avoir piètre allure quand, arrivé chez Lucy, il gravit les marches du perron et toqua à la porte. En reconnaissant la silhouette de Kendra derrière la vitre gondolée de la fenêtre à côté du battant, son cœur se serra. Ce fut elle qui ouvrit. Fermement campée sur le seuil, les bras croisés, elle lança :

– Qu’est-ce que tu veux ?

Cette gamine ne rend jamais les armes, songea-t-il.

– Ta mère est là ?

Au même moment, la voix de Lucy s’éleva dans le couloir.

– C’est Kenny ?

Elle apparut derrière Kendra.

– Laisse-le entrer.

Il pénétra dans la maison, ôta son blouson et le suspendit à une patère libre près de la porte.

– Pourquoi tu lui fous pas la paix ? lui chuchota Kendra.

– Kendra ! protesta Lucy. Ne parle pas comme ça à ton père.

– C’est pas mon père. C’est juste un clodo qui t’a mise en cloque avant de se barrer.

Kenny se retourna, prêt à repartir, mais Lucy lui pressa l’épaule.

– Ignore-la, dit-elle. Viens te sécher, tu es tout mouillé.

– Au fait, maman, combien de fois t’as rangé les placards cette semaine ? lança Kendra. Et compté les carreaux de la salle de bains ? Combien de fois t’as verrouillé et déverrouillé la porte ce matin avant d’aller faire les courses ?

Les bras de nouveau croisés, elle avait les traits crispés par la colère.

– Et c’est encore pire quand il s’en va, reprit-elle. Et il s’en va à chaque fois, maman. Mais il suffit qu’il siffle pour que tu accoures. Et quand il n’est plus là, tu recommences à réorganiser tes placards la nuit.

– Kendra, tais-toi, s’il te plaît.

Lucy se plaça entre le père et la fille.

– Non, maman, c’est toi qui devrais te taire, riposta Kendra. Qu’est-ce qu’il a fait pour toi, à part te donner de faux espoirs puis prendre la tangente ? C’est dégueulasse.

Kenny sentit un voile de sueur se former sur son front et crut qu’il allait vomir. Il jeta un coup d’œil à Kendra.

– Elle n’a pas tort, dit-il en saisissant son blouson.

– Non, reste, répliqua Lucy. Ce n’est pas comme ça entre nous et tu le sais.

Il raccrocha son blouson. En vérité, il n’avait pas la force de retraverser la ville.

– Tu n’es pas attendue quelque part, Kendra ? demanda Lucy en lui tendant un imperméable et un parapluie. Allez, bonne journée. On mangera à dix-huit heures pile, alors tâche d’être à l’heure.

– Je ne sais pas pourquoi tu acceptes ça, maman.

– Exact : tu ne sais pas, rétorqua Lucy. À ce soir, Kendra.

– Tu es superbe, en tout cas, risqua Kenny.

Sa fille le regarda comme s’il l’avait giflée.

– Suis-moi, Kenny, tu grelottes.

Lucy le conduisit jusqu’à la salle de bains.

– Prends un bain chaud, je vais préparer le déjeuner. Tu ne sens pas la rose.

Elle lui tendit une serviette et lui pressa la main.

– Ne t’inquiète pas pour Kendra. Elle se croit obligée de me protéger.

Kenny baissa l’abattant sur la cuvette des toilettes et s’y assit un moment. Il entendit Lucy marcher dans la cuisine, ouvrir puis fermer la porte du frigo, et tout lui parut soudain moins sombre. Il se déshabilla, abandonna ses vêtements en tas près du lavabo et se pencha pour remplir la vieille baignoire à pieds de griffon. Elle lui rappelait celle de la Mission, mais ça ne le perturbait pas trop. Plus profonde et plus longue que les modèles modernes, elle permettait de s’installer confortablement, de laisser l’eau chaude apaiser les douleurs qu’il avait de plus en plus de mal à ignorer depuis quelque temps. Il s’immergea et ferma les yeux.

Lorsque Lucy entra tout doucement dans la pièce, il garda les paupières closes et l’écouta ramasser ses habits par terre. Il rouvrit les yeux en entendant le bruit de la porte qui se refermait derrière elle et vit des vêtements propres posés sur l’abattant des toilettes, ceux que Lucy avait lavés depuis sa dernière visite. Il s’enfonça encore davantage dans son bain et somnola un peu.

Une demi-heure plus tard, il avait l’impression d’être un homme neuf. Lucy s’affairait aux fourneaux quand il la rejoignit dans la cuisine. Il s’approcha d’elle par-derrière, l’enlaça et lui embrassa doucement le haut du crâne. Elle se retourna et lui sourit.

– Tu es resté longtemps absent cette fois, hein, Kenny ?

– Je ne suis pas revenu souvent en ville. J’ai bossé dans des exploitations forestières sur l’île, pour m’en sortir.

– On m’a dit que je pourrais prendre ma retraite cette année, tu te rends compte ? Je n’arrive pas à croire que j’exerce depuis presque vingt-cinq ans. Mais qu’est-ce que je vais faire ? Rester assise ici toute la journée ? Non, je pense que je vais continuer à travailler, peut-être à temps partiel, au moins jusqu’à ce que Kendra obtienne son diplôme.

– Tu crois qu’elle me pardonnera un jour ?

– Elle n’a que vingt-trois ans. Elle s’imagine encore tout savoir.

Kenny lui embrassa de nouveau les cheveux, humant avec plaisir leur parfum frais, notant les fils blancs qui les parsemaient tels de fins rubans.

– Tu as raison.

Il lui rendit son sourire.

– Je me rappelle l’époque où je croyais tout savoir moi aussi. Mais je serais tellement heureux si elle m’autorisait à mieux la connaître…

– Donne-lui du temps. Tu ne restes jamais longtemps avec nous. Quand elle commence à s’habituer à toi, tu disparais. Elle dit qu’elle t’en veut à cause de ton attitude envers moi mais, à mon avis, il n’y a pas que ça. Les filles ont besoin d’un père, tu sais…

Lucy fit glisser le toast au fromage fondu sur une assiette qu’elle lui tendit.

– Allez, viens te mettre à table.

Au milieu du repas, Kenny alla récupérer l’article dans sa poche de chemise et le lui montra.

– C’est pour ça que tu es venu aujourd’hui ? demanda Lucy.

– J’étais au Two Jays quand j’ai vu le titre dans le journal, et j’ai été pris de tremblements incontrôlables. J’ai eu l’impression de me retrouver là-bas.

Elle repoussa le bout de papier.

– Mais pourquoi se sont-ils lancés là-dedans ? Ça ne changera rien. Ce qui est fait est fait.

– Pour obtenir justice, peut-être ?

– Je ne sais pas, déclara Lucy. Pour moi, ça ne fait que remuer des souvenirs pénibles.

– Est-ce que Clara travaille toujours au Friendship Centre ? Je parie que, là-bas, ils sont au courant. On pourrait aller leur poser la question ? Juste pour comprendre ce qui se passe.

Lucy s’adossa à sa chaise, les mains posées sur ses cuisses.

– Ils nous appellent les survivants.

– Oui.

– Pourtant, je n’ai pas l’impression d’avoir survécu. Et toi ?

– Je ne sais vraiment pas. Je suis tellement fatigué, Lucy… Je peux m’allonger un moment ?

– Bien sûr, va te reposer sur mon lit, je t’apporterai un édredon.

Kenny s’engagea dans le couloir, épuisé par sa cuite de la veille et l’afflux de mauvais souvenirs. Quand il s’étendit sur le lit, l’odeur des draps propres agit sur lui comme un remède apaisant. Peu à peu, il sentit sa tension refluer et tout son corps se relâcher, et il sombra dans une demi-somnolence en écoutant Lucy qui débarrassait la table. Lorsqu’elle eut terminé, elle entra pour le recouvrir d’un édredon puis se coucha près de lui. Il la prit dans ses bras et ils s’endormirent.

 

Il faisait nuit quand la douleur sous ses côtes le réveilla. Elle empirait depuis quelque temps, et son médecin lui avait fait la leçon en lui disant que son foie ne tiendrait plus longtemps à ce rythme. Il était seul dans le lit. Fidèle à ses habitudes, Lucy ne l’avait pas réveillé lorsqu’elle s’était levée. Il s’assit au bord du matelas en attendant que la douleur s’atténue.

– Café ?

Lucy ôta ses lunettes quand il entra dans la cuisine.

– Avec plaisir.

Une douce chaleur régnait dans la pièce, où flottait l’odeur alléchante d’un plat qui mijotait.

– Je vais faire un saut à l’épicerie, dit-elle. Je n’ai pas assez de crème pour la sauce.

– Tu veux que j’y aille ?

– Non, bois ton café. J’ai besoin de prendre l’air.

Elle enfila sa veste, hésitante, résistant au désir de verrouiller et déverrouiller la porte plusieurs fois pour compter les déclics avant d’ouvrir, comme elle l’aurait fait si Kenny n’avait pas été pas là. Il était au courant de cette manie, bien sûr. Mais, comme il n’y pouvait rien, il s’abstenait de toute remarque. Elle le gratifia d’un bref sourire avant de sortir.

Kenny récupéra l’article de journal et, cette fois, le lut en entier. Il se demanda dans quels pensionnats ces anciens élèves étaient allés et s’il en connaissait certains. Peut-être les avait-il croisés dans les campements de bûcherons ou dans les bouges des quartiers est qu’il fréquentait. Arrivé à la fin du texte, il s’adossa à sa chaise. Il aurait donné cher pour pouvoir boire un verre.

Il vit alors la silhouette de Kendra se découper derrière la vieille fenêtre à petits carreaux de la porte d’entrée, avant qu’elle ouvre la porte. Il repoussa son café et se leva, prêt à retourner dans la chambre de Lucy. La façon dont la mine de sa fille s’allongea en le découvrant dans la cuisine lui serra le cœur.

– T’es encore là ?

– Il y a du café, si tu veux, répondit Kenny.

Rien d’autre ne lui était venu à l’esprit.

– Où est maman ?

– Elle va bientôt rentrer.

À sa grande surprise, Kendra se servit une tasse et s’assit.

– Il pleut toujours ? demanda-t-il en tripotant l’anse de sa propre tasse.

– Oui. Je suis passée au Friendship Centre, tout à l’heure. Je suis bénévole là-bas, je donne un coup de main à Clara. Elle m’a dit que j’étais trop dure avec toi. Et elle m’a aussi raconté plein d’autres trucs.

– Ah bon ?

Kenny s’était souvent demandé à quel moment elle commencerait à lui poser des questions.

– Tu sais, personne n’en parle, reprit Kendra. Même pas maman. Des pensionnats, je veux dire.

– Ça ne servirait à rien.

– Clara m’a dit que tu t’étais enfui. Ils… ils t’en ont fait baver, c’est ça ?

Kenny se rendait bien compte qu’elle avait du mal à trouver ses mots après tant d’années d’animosité à son égard.

– C’est de l’histoire ancienne, Kendra.

– Écoute, je t’ai détesté pendant longtemps, c’est vrai. Tout ce qui n’allait pas dans ma vie, c’était forcément à cause de toi. Mais j’ignorais tout ça, je n’avais pas la moindre idée de ce qui t’était arrivé. Bon, je ne suis pas sûre que ça changera grand-chose. Je ne supporte toujours pas que tu débarques ici à l’improviste et que tu te tires quand ça te chante. Et maman, alors ? Qu’est-ce que tu fais de ses sentiments ? Mais, et ça vaut que ça vaut, je suis désolée que tu aies subi tout ça.

Kenny leva les yeux pour découvrir Lucy sur le seuil, qui les écoutait.

– Je comprends, Kendra. Tu as le droit d’être en colère contre moi.

La jeune fille tira un tract de son sac.

– Clara m’a demandé de vous donner ça, à maman et à toi.

– Je suis rentrée ! lança Lucy, comme si elle venait d’arriver.

Elle posa ses courses sur le plan de travail.

Kendra repoussa sa chaise.

– Je vais finir de préparer le dîner, maman.

– Merci, ma chérie.

Lucy alla accrocher sa veste près de la porte puis revint s’asseoir en face de Kenny et chaussa ses lunettes.

– Qu’est-ce que c’est ?

Elle lut le tract puis le tendit à Kenny. La première ligne se détachait en grands caractères gras : « APPEL À TOUS LES SURVIVANTS. » Une réunion des anciens élèves des pensionnats indiens allait être organisée au Friendship Centre. Un avocat serait présent, pour discuter d’éventuelles actions en justice. Kenny regarda Lucy, qui fit non de la tête.

– Je crois qu’on devrait y aller, dit-il.

– Je n’en suis pas sûre. Pourquoi raviver les vieilles blessures ?

 

Assis l’un à côté de l’autre au Friendship Centre, Kenny et Lucy, main dans la main, écoutèrent l’homme en costume expliquer comment se déroulait la procédure en cours. Il parla également des manœuvres retorses du gouvernement, qui prétendait avoir voulu aider les autochtones et affirmait que leur vie aurait été un enfer même sans les sévices subis dans les pensionnats. Kenny chercha le regard de Lucy.

– Rien de surprenant, hein ?

L’avocat était cependant certain que les survivants finiraient par avoir gain de cause. Il invita ensuite tous ceux qui voulaient intenter une action en justice à venir lui parler en privé après la réunion. Kenny leva la main.

Lucy lui jeta un coup d’œil perplexe.

– C’est vraiment ce que tu veux ?

L’assistante de l’homme de loi s’approcha de Kenny et inscrivit son nom sur son bloc-notes.

– Je vous appellerai lorsque ce sera votre tour, précisa-t-elle.

– D’accord, déclara Kenny.

Et d’ajouter, à l’adresse de Lucy :

– C’est peut-être l’occasion de dire tout ce que j’ai à dire, de me libérer une bonne fois pour toutes…

Il la regarda tendrement, lui reprit la main et la serra fort.

– Si je parviens à surmonter le passé, peut-être qu’on pourra avoir un avenir.

Elle lui pressa la main à son tour.

– Je ne sais pas, Kenny. Je ne sais vraiment pas.

Kenny balaya la pièce du regard en se demandant si, parmi tous ces gens, il y avait certains de ses anciens amis d’enfance. Il repensa à sa rencontre avec Wilfred dans ce verger de la Wenatchee Valley. Connaissait-il quelqu’un d’autre dans l’assistance ? Il n’aurait su le dire. Alors qu’il s’approchait de la table des rafraîchissements pour se servir un café, un grand gaillard qui devait avoir son âge s’approcha de lui.

– Excusez-moi, j’ai entendu tout à l’heure votre amie vous appeler Kenny. C’est bien ça ?

– Oui, je m’appelle Kenny. Et vous ?

– C’est moi… Howie.

– Howie ?

Kenny le dévisagea, incapable de faire le lien entre cet homme qui le dominait d’une bonne tête et le petit garçon d’autrefois, toujours affamé et effrayé.

Un instant plus tard, Howie refermait ses bras autour de lui, et Kenny le sentit secoué de sanglots retenus.

– Sans toi, Kenny, je serais mort là-bas. Tu m’as appris à trouver à manger dans la forêt. Tu étais notre héros, mon vieux. Et on m’a dit que toi aussi, tu t’étais échappé !

– Oui, j’ai fini par y arriver.

Comme Lucy bavardait avec Clara, les deux hommes se dirigèrent vers un coin tranquille, rapprochèrent des chaises et s’y assirent. Howie s’essuya les yeux.

– Désolé, vieux, dit-il, l’air embarrassé.

– T’as aucune raison de t’excuser, déclara Kenny. On a connu l’enfer ensemble. J’ai cru que t’étais mort le jour où le frère t’a porté jusqu’au bateau.

Rien que d’y penser, Kenny avait l’estomac noué.

– J’étais tellement heureux quand tu es revenu !

– Je ne te remercierai jamais assez de m’avoir aidé, ce soir-là, à rejoindre le bateau de mon oncle, dit Howie. Je crois que je n’aurais pas survécu si j’étais resté.

– Pareil pour moi. Sauf que, parfois j’ai l’impression que, en réalité, je n’ai pas survécu, que je suis juste un mort qui marche toujours.

– En fait, je suis sorti de taule il n’y a pas longtemps. Clara m’a aidé à me remettre sur les rails. C’est elle qui m’a dit que tu serais peut-être là aujourd’hui.

– Navré d’apprendre que t’étais en taule. Qu’est-ce qui s’est passé ?

– J’ai flanqué la raclée de sa vie à frère John. Je suis tombé sur lui dans un parking quand j’ai dû retourner à la Mission avec ma mère pour régler une histoire de papiers. Et là, j’ai pété les plombs. Sans l’intervention de maman, je l’aurais achevé.

Kenny lui assena une grande claque sur l’épaule.

– Bravo ! Il le méritait, ce putain de malade !

– Oh oui… Mais j’ai bien failli purger l’intégralité de ma peine, parce que je refusais d’exprimer des regrets devant la commission des libérations conditionnelles. Je n’y comptais plus quand ils m’ont libéré. C’était un peu bizarre.

– Ouais, qu’ils aillent se faire foutre avec leurs regrets, putain !

De la tête, Kenny indiqua Lucy.

– Tu te souviens de Lucy ?

– Attends… Ah oui, ça me revient… Vous vous faisiez passer des messages, tous les deux.

Howie sourit.

– C’est elle, là-bas, indiqua Kenny. On est mariés aujourd’hui.

Howie fit un signe à Lucy, souriant au souvenir des regards furtifs que ces deux-là s’échangeaient à l’époque.

Lucy s’approcha.

– Lucy, tu te souviens de Howie ?

– Clara m’a dit que tu étais là, répondit-elle à l’adresse de leur ancien camarade. Heureuse de te revoir, ajouta-t-elle en lui serrant la main.

– Et moi, je suis content de vous savoir ensemble, déclara Howie avec un grand sourire.

– Kenny ? lança une voix dans la salle. Y a-t-il un Kenny ici qui souhaiterait s’entretenir avec l’avocat ?

Kenny posa la main sur l’épaule de Howie.

– Bon sang, qu’est-ce que c’est bon de te retrouver, vieux ! Si on allait se prendre un petit déjeuner au Two Jays demain matin ? C’est au croisement de Carrall Street et de Hastings Street. Comme ça, on pourra rattraper le temps perdu. Neuf heures, c’est OK pour toi ?

– Parfait. Excellente idée.

Kenny le laissa bavarder avec Lucy.

– Je t’attends ici, lui glissa-t-elle alors qu’il se dirigeait vers le bureau où s’était installé l’avocat.

Quand il en ressortit, une demi-heure plus tard, ce fut pour se précipiter aux toilettes. Il eut à peine le temps d’entrer dans une cabine avant de vomir. Pourquoi lui avait-on posé toutes ces questions ? Dire qu’il avait été abusé n’avait pas suffi à l’homme de loi, qui voulait des détails, toujours plus de détails… Penché au-dessus de la cuvette, l’estomac noué, le cœur battant à grands coups sourds, Kenny avait l’impression de sentir l’odeur du frère venant se coller à lui par-derrière, le sexe durci, et lui attrapant les cheveux. Il savait bien que la douleur dans son flanc venait de son foie, mais il ne pouvait penser qu’à celle de ses côtes cassées autrefois, qui l’obligeait à respirer tout doucement.

La voix de Lucy s’éleva de l’autre côté de la porte des toilettes.

– Kenny ? Tout va bien ?

Il sortit de la cabine, fit couler de l’eau dans le lavabo et se rinça le visage.

– Oui, j’arrive.

Incapable d’empêcher ses mains de trembler, il les fourra dans les poches de son jean pour qu’elle ne remarque rien.

– Viens, on s’en va, dit-il en la rejoignant.

– Comment ça s’est passé ?

– C’était vraiment l’horreur de replonger dans tous ces souvenirs.

– Je m’en doutais.

Ils marchèrent dans East Hastings Street jusqu’à l’arrêt de bus.

– Je vais rentrer chez moi, Lucy. J’ai besoin d’être seul ce soir. Mais je vais attendre le bus avec toi, d’accord ?

– Tu es sûr que tu préfères rester seul ?

– Oui. De toute façon, j’ai rendez-vous avec Howie au Two Jays demain matin, alors autant que je passe la nuit dans le quartier.

Ils s’assirent sur le banc, main dans la main, sans échanger un mot. Kenny se demanda soudain si elle avait conscience de tout ce qu’elle lui avait apporté au fil des ans.

– Lucy…

– Oui ?

– Ah, le voilà, dit Kenny en voyant le bus approcher.

Les portes s’ouvrirent.

Il la serra contre lui le plus fort possible, puis la relâcha.

– Ça ira ?

Elle le regardait, inquiète.

– Oui, bien sûr.

Kenny la vit monter dans le bus, puis s’installer sur un siège. Quand elle sortit de son champ de vision, il poussa la porte du bar.

 

Dès mon réveil, le lendemain, je me rends compte que quelque chose a changé. La lumière. Elle ne ressemble à rien de ce que j’ai pu voir avant. Je me rappelle avoir bu jusqu’au trou noir hier soir. Ce matin, pourtant, sans que je puisse me l’expliquer, j’ai l’impression d’avoir de nouveau vingt ans. Mon estomac ne se contracte pas et la douleur dans mon foie qui se manifeste chaque matin depuis des mois a disparu. J’ai hâte d’entamer ma journée et de retrouver Howie pour le petit déjeuner. Mais avant que je puisse me lever, quelqu’un ouvre ma porte.

– Hé ! C’est quoi ce bordel ? Foutez le camp de chez moi !

Ma voix rend un son étrange et je commence à me sentir légèrement étourdi. J’ai l’impression de ne pas pouvoir bouger et, en même temps, de voir la pièce sous tous les angles à la fois. Deux hommes entrent dans ma chambre avec une civière, mais ce qui me choque le plus, c’est de découvrir soudain ma mère assise à côté de moi. La peur me saisit, tandis qu’un grand froid m’envahit. Ma mère est morte depuis des années.

– Chut, Kenny, tout va bien mon garçon. Tu vas bientôt rejoindre tes ancêtres.

– Quoi ?

– Regarde dans mes yeux, ne regarde pas ces hommes.

Je tends la main vers elle, mais une sorte de fine membrane m’empêche de la toucher.

– Pas tout de suite, mon garçon. Tu dois conserver ton ancienne forme encore quatre jours. Ensuite, une fois libre, nous serons réunis, toi, moi et tous ceux qui nous ont précédés. Regarde autour de toi.

Comme si ses paroles m’avaient dessillé les yeux, j’aperçois alors un village à proximité. Des hommes pêchent à l’aide de harpons et de filets en fibres de cèdre. Des femmes s’activent devant leurs feux. Les Grandes Maisons sont ornées de peintures de couleur vive, les emblèmes de notre famille, et cette image m’emplit d’un sentiment de quiétude comme je n’en ai jamais connu. Puis je me retourne et commence à paniquer en voyant les hommes près de la civière refermer sur moi une housse mortuaire.

– Regarde seulement le village, mon fils, m’encourage ma mère. Regarde ton foyer, où règne l’abondance. Regarde les sourires, éprouve la paix de ce lieu. Ne regarde pas en arrière. Garde les yeux devant toi. Quand ces quatre jours seront écoulés, tu seras dans ta maison longue avec ta famille et tous les êtres qui te sont chers. Mais tu dois d’abord emprunter la route du passé pour pouvoir pleinement entrer dans le monde de l’herbe verte.

À peine a-t-elle prononcé ces mots que je m’élève dans les airs pour survoler à une vitesse vertigineuse le pensionnat, les vergers de Washington où j’ai survécu en cueillant des pommes, les zones de pêche côtière, les exploitations forestières, les postes de plonge, les fosses de graissage, les hôtels borgnes. Je me vois tenir Kendra, minuscule dans mes bras. Je vois Lucy, radieuse, heureuse au-delà des mots. Je tombe amoureux de ce bébé potelé aux cheveux d’un noir d’encre et aux yeux bleu foncé. Lucy et moi bavardons dans sa cuisine en nous tenant par la main. Enfin, je me retrouve debout dans le coin d’une pièce. Le mouvement cesse. Ils m’ont amené ici, ces hommes qui sont venus me chercher dans ma chambre. Il y a un corps recouvert d’un drap blanc, allongé sur une civière, et je sais que c’est moi. Mais la peur m’a déserté, car je sais aussi que ce n’est plus moi.

La porte de la morgue s’ouvre, livrant passage à un homme en uniforme, accompagné de Lucy. Il soulève le drap.

– Oui, c’est lui. C’est bien Kenny.

Lucy s’étrangle.

– Est-ce que… je peux rester un moment seule avec lui, s’il vous plaît ?

– Désolé, madame, le médecin légiste doit examiner le corps, vous ne pouvez ni le toucher ni rester seule avec lui.

– Pourriez-vous reculer, au moins ? Faites preuve d’un peu de respect à mon égard, je vous en prie.

Le désespoir dans sa voix me bouleverse.

Les larmes voilent ses yeux, des sanglots silencieux la font hoqueter.

– Oh, Kenny… Tu m’as encore abandonnée.

« Lucy ! »

Je suis maintenant à côté d’elle et j’essaie de lui caresser les cheveux.

« Lucy, ne pleure pas… »

Elle se rapproche de la civière autant que l’homme en uniforme le lui permet, puis se penche vers moi.

– Personne ne peut plus te faire de mal maintenant, mon amour. Tu n’auras plus de cauchemars, plus de chagrins. Tu es libre. Va, danse, mon amour. Je ne t’oublierai jamais.

Elle se détourne pour partir.

« Lucy, je vais bien ! »

Elle s’arrête et me jette un coup d’œil. Je suis certain qu’elle m’a entendu.

Dès que la porte se referme derrière elle, je reprends ma course folle à travers le temps. Je suis maintenant assis sur la plage de galets près du fumoir de ma mère, et elle est là, avec moi.

– Tu te rappelles, mon fils ?

Durant quelques instants, le prêtre à la longue soutane noire et le policier en pantalon à rayure jaune et chaussures cirées à la salive rôdent près de nous. Puis ils disparaissent.

– Oui, mère, je me rappelle.

Je suis maintenant à bord du bateau, au milieu de l’océan. Puis à la porte de chez elle, quand elle ne m’a pas reconnu après trop de journées passées à boire. Mère.

– Sais-tu que je n’ai pas eu le choix, mon garçon ?

– Oui, mère. Je sais.

– N’empêche, je t’ai abandonné. Je n’ai pas pu lâcher la bouteille pour t’aider quand tu te battais comme un lion pour rentrer. Sans toi, j’avais le cœur en miettes. Mais j’aurais dû me montrer plus forte.

– Je ne t’en ai jamais voulu, mère. Nous avons tous souffert. Toi, moi, tous ces autres enfants et leurs parents…

– Pourras-tu jamais me pardonner, mon fils ?

– Oui, mère, même si tu n’as rien à te faire pardonner.

– Laisse tout cela derrière toi, mon fils. Tourne-toi vers le village.

Je regarde de nouveau le village, qui me paraît plus proche. Je distingue clairement les visages à présent, les enfants qui jouent et rient… La vie, comme elle devrait être. Puis je suis dans le dortoir de la Mission la nuit, brisé, en larmes tant ma mère me manque. Or, cette fois, elle vient. Elle s’assoit sur mon lit, pose ma tête sur sa cuisse et me caresse les cheveux. Oh, maman

– Tes amis t’appellent, mon fils. C’est le quatrième jour.

Quand je tourne la tête, je les vois tous rassemblés dans cet endroit qui domine un immense lac. Des musiciens jouent du tambour et entonnent un chant de voyage. Je sais que mon corps est dans le cercueil, mais ça n’a aucune importance. Lucy. Ma douce Lucy s’est occupée de tout. Mes quelques amis sont là, il y a du café et à manger pour tout le monde. Mon cercueil est drapé d’une magnifique couverture Pendleton. Lucy emballe la tenue et les mocassins qui seront enterrés avec moi. Elle n’a pas voulu de fleurs, juste des branches de saule blanc et de cèdre. Ma Lucy m’a toujours compris. Elle est seule, les mains posées sur le cercueil, et je l’entends de nouveau :

– Mon ami, mon amour, j’ignore pourquoi tu dois partir encore une fois, mais je suppose que je ne dois pas chercher de réponse. Sache que tu occuperas à jamais une place dans mon cœur. Va, danse, tu es libre maintenant. Et je te rejoindrai bientôt.

Je m’approche d’elle, recueille ses larmes au bout de mes doigts et les presse sur mon cœur.

Puis je me retourne et me retrouve devant le foyer dans la maison longue.