Il s’était écoulé un mois depuis les funérailles et une semaine depuis que Lucy et Kendra avaient soigneusement disséminé les cendres de Kenny dans les massifs du parc de leur quartier, où tous trois avaient passé tant de journées heureuses. Lucy était assise à la table de la cuisine, devant une tasse de thé. Une grosse enveloppe était posée à côté, qui comportait seulement une adresse d’expédition. Pas de nom. Kendra entra dans la pièce en bâillant.
– Bonjour…
– C’est pas trop tôt ! Il est presque midi.
La jeune femme brancha la bouilloire puis embrassa sa mère.
– Tu pourrais arrêter un peu d’être aussi chiante ?
– Et toi, ne parle pas comme ça.
– C’est quoi ? demanda Kendra en indiquant l’enveloppe.
– Je n’en sais trop rien. J’ai peur de l’ouvrir.
– Tu veux que je le fasse ?
– Oui. Et surtout, ne dis rien si c’est une mauvaise nouvelle. J’en ai eu plus que mon lot ces derniers temps.
Kendra la serra brièvement dans ses bras. Elle s’assit en face d’elle, saisit l’enveloppe puis la fendit avec un couteau à beurre. Elle en retira une épaisse liasse de documents qu’elle plaça sur la table. Une expression incrédule se peignit sur ses traits quand elle parcourut la lettre d’accompagnement. Elle la reposa comme s’il s’agissait d’une fragile relique.
– C’est en rapport avec Kenny.
Lucy se redressa sur son siège.
– Hein ? Ça vient de qui ? Ils ignorent qu’il est mort ?
– C’est de sa banque. Apparemment, il avait contracté une assurance vie et il t’avait nommée bénéficiaire en cas de décès.
Le premier moment de stupeur passé, Lucy sentit affluer les larmes et porta une main à son front. Kendra vint s’asseoir à côté d’elle et l’enlaça.
– S’il te plaît, maman, ne pleure pas…
– Oh, Kendra, je comprends pourquoi tu lui en as tant voulu, mais il avait le cœur sur la main. Même enfant, il se souciait toujours des autres. Tu savais qu’il avait envoyé de l’argent à sa mère pendant des années, jusqu’à ce qu’elle meure ?
– Non, je l’ignorais.
– J’aurais tellement aimé que tu te rendes compte à quel point il était gentil et généreux…
– Moi aussi, maman. C’est juste que je ne supportais pas la façon dont il te traitait.
– Non, Kendra, non. Je n’ai rien à voir là-dedans. Il a toujours été bon envers moi. Toujours. C’était la seule personne au monde qui me comprenait vraiment. Il m’aimait. Mais l’amour, ce n’est pas simple comme une recette de cuisine qu’il suffit de suivre à la lettre pour réussir un plat. À ton avis, qui a payé tous les travaux de cette maison ? Ce radin de propriétaire ?
– Je ne savais pas, dit Kendra en ôtant le bras qu’elle avait passé autour des épaules de sa mère.
– Et tes bagues, quand tous les gosses de l’école se moquaient de toi à cause de tes dents ? Qui a assumé les frais ?
– Je n’ai jamais eu de père, maman. Chaque fois qu’il repartait, je voyais bien que tu avais de la peine. Et j’en avais tout autant. Je me disais : est-ce que je ne compte pas assez à ses yeux pour qu’il reste ?
– Il t’aimait plus que tout, Kendra ! Et il m’aimait moi aussi. C’est lui qu’il ne parvenait pas à aimer. Voilà ce qu’ils lui ont fait. Ce qu’ils n’ont pas réussi à briser en lui, ils l’ont abîmé. Ils l’ont battu, encore et encore. Il ne me l’a jamais dit, mais je sais que le frère a abusé de lui. Ce monstre s’en est pris à tellement de petits garçons…
– Je n’en avais aucune idée, maman ! La première fois que j’en ai entendu parler, c’est par Clara, juste avant qu’il meure.
– Et il n’a jamais baissé les bras, ajouta Lucy.
Elle lui raconta les tentatives de Kenny pour s’échapper du pensionnant, et toutes ces fois où, après avoir été rattrapé par le frère ou la police montée, il avait été humilié et frappé.
– Il aurait pu se noyer en prenant ce canot pour rejoindre les zones de pêche.
– Je suis désolée.
– Je sais qu’il n’était pas comme tu l’aurais souhaité mais, crois-moi, il n’y a aucune limite à ce qu’il aurait pu accomplir si ces salopards n’avaient pas foutu sa vie en l’air !
– Maman ! s’exclama Kendra.
Lucy fronça les sourcils.
– Ce n’est pas parce que je choisis d’éviter les gros mots que je ne les connais pas ! Et si j’avais du chagrin quand il partait, c’était avant tout pour lui. Je savais combien il souffrait de devoir s’en aller. Il a essayé de rester, Kendra. De toutes ses forces. C’est le combat le plus difficile qu’il a jamais mené.
La jeune femme se redressa légèrement et tendit la main vers l’épaisse liasse de documents.
– Bon, hum… On regarde ?
Lucy hocha la tête, les mains posées sur ses cuisses.
Après avoir examiné les différents papiers, Kendra les reposa sur la table.
– Tu vas toucher trois cent mille dollars.
Sous le choc, Lucy écarquilla les yeux.
– Quoi ?
– Tu m’as bien entendue.
Lucy se leva.
– Appelle Clara. Il faut que j’aille m’allonger.
Elle se dirigea vers sa chambre en s’appuyant d’une main contre le mur comme si elle avait peur de tomber. Elle écarta les rideaux, puis s’étendit sur le lit, contemplant par la fenêtre le jardin désormais parfaitement entretenu. Les yeux fixés sur les fleurs jaunes des forsythias, elle se souvint du jour où Kenny et elle les avaient plantés, alors qu’ils fêtaient les cinq ans de Kendra. Des chatons gris argent couvraient les branches du saule pourpre qu’elle avait déterré dans le parc avec l’aide de Clara quand il était encore tout petit. Le cerisier était en fleur, et elle songea à toutes ces fois où Kenny et elle s’étaient installés sur une couverture sous sa frondaison pour profiter des chaudes journées de printemps, parfois avec Kendra, mais le plus souvent sans elle à mesure qu’elle grandissait et que la colère l’envahissait.
Elle se tourna pour ouvrir le tiroir de sa table de chevet, d’où elle retira un petit classeur. En l’ouvrant, elle fit tomber une poignée de photos sur le lit : leur mariage à l’hôtel de ville ; Kenny devant l’appartement de Chinatown ; Kenny tenant Kendra dans ses bras quand elle avait quelques mois… Elle prit celle devant l’appartement, en se remémorant la première fois qu’il lui était apparu après toutes ces années, le col de son vieux blouson en jean relevé pour se protéger du froid, les mains dans les poches. Et la première fois qu’ils avaient fait l’amour – lui, tendre et maladroit, elle, nerveuse et gênée. Elle se souvint aussi de la dernière fois qu’ils avaient dormi ensemble dans ce même lit, d’un sommeil innocent, blottis dans les bras l’un de l’autre. Incapable de retenir ses larmes, elle plaqua la photo contre elle et enfouit son visage dans l’oreiller pour que sa fille ne l’entende pas pleurer.
L’après-midi touchait à sa fin quand la voix de Kendra la tira du sommeil.
– Maman ? Clara est là.
Lucy fourra rapidement les photos dans le classeur, qu’elle remit à sa place.
– J’arrive !
Elle se passa de l’eau sur le visage dans la salle de bains avant de se rendre dans la cuisine.
Clara, assise à table, se leva à son arrivée.
– Tu as les yeux tout rouges, observa-t-elle. Toi, tu as encore pleuré… Tu sais ce que Mariah m’a appris à propos de nos disparus ? La seule chose qui leur fait de la peine, c’est de nous voir souffrir de leur absence. Aujourd’hui, Kenny est enfin libre dans le monde de l’herbe verte. Il ne veut pas te voir malheureuse.
– Je sais, mais… c’est parfois si douloureux ! Il méritait tellement mieux…
– Comme nous tous, Lucy. Alors, aujourd’hui, il ne nous reste plus qu’à essayer de nous construire une vie meilleure.
Lucy hocha la tête.
– Tu as sûrement raison. Alors, que penses-tu de cette lettre ? Tout ça est vrai ?
– Oui, absolument, confirma Clara. Je n’en reviens pas. Il t’a mise à l’abri du besoin.
– Que faut-il faire, à ton avis ?
– Eh bien, j’imagine que tu vas devoir te rendre dans les locaux de cette compagnie d’assurances pour signer des papiers. Ensuite, ils te donneront l’argent.
– Tu pourrais les appeler pour moi ?
– Bien sûr.
Clara alla décrocher le téléphone, prit rendez-vous pour le jeudi suivant et raccrocha.
– Ils te demandent juste d’apporter tes papiers d’identité. Une fois qu’ils auront ta signature, ils te remettront un chèque.
Lucy sourit pour la première fois depuis que Clara était arrivée.
– Mes papiers d’identité… Tu te souviens des faux papiers que tu nous avais obtenus après la naissance de Kendra ?
Les deux amies furent prises d’un fou rire, et Kendra les regarda comme si elles étaient devenues folles.
Quand elle eut repris son souffle, Lucy se tourna vers Clara.
– Vas-y, raconte-lui.
Clara, qui n’attendait que ça, raconta toute l’histoire à Kendra, la menace de l’assistante sociale au moment de sa naissance, les faux papiers que Clara avait fait faire, l’état pitoyable de la maison et leurs efforts pour la transformer en un foyer digne de ce nom.
Quand elle eut fini, la jeune femme les dévisagea comme si elle les voyait pour la première fois.
– Waouh ! Vous étiez vraiment dingues, toutes les deux !
– Tout juste, confirma Clara. Complètement dingues de toi. Et encore, tu ne sais pas tout… Bon, je crois qu’on devrait aller fêter la bonne nouvelle, non ? Si on allait manger chinois ?
– J’avoue que je n’ai aucune envie de faire la cuisine, répondit Lucy. Tu viens avec nous, Kendra ?
Après s’être préparées, elles se rendirent toutes les trois au Peking Kitchen, un nouveau restaurant qui avait ouvert peu de temps auparavant à quelques rues de la maison.
– Dommage que l’Only ait fermé ? dit Clara à Lucy sur le trajet. C’était le meilleur restau chinois de la ville.
Lucy approuva d’un signe de tête.
– Tout change, j’ai l’impression.
Elles optèrent pour leur box habituel dans la salle et commandèrent leurs plats préférés, accompagnés de thé vert. Kendra était la seule à utiliser des baguettes, et les deux femmes la complimentèrent sur sa dextérité. Lucy demanda également du bœuf au gingembre à emporter – le péché mignon de Kenny. Elle lui en ferait l’offrande quand elle rentrerait.
En fin de repas, alors que la conversation s’étiolait peu à peu, Kendra consulta sa montre.
– Désolée, maman, mais je dois étudier avec mon groupe, ce soir.
Elle était en deuxième année à la fac, où elle suivait un cursus scientifique avec l’ambition de devenir médecin.
Lucy lui décocha un grand sourire.
– Oui, vas-y. Je serai à la maison quand tu rentreras.
Clara et elle la regardèrent sortir.
– C’est vraiment devenu quelqu’un, déclara Clara d’une voix vibrante de fierté.
– Oh oui, ça, c’est sûr.
Lucy s’adossa à la banquette pour boire son thé.
– Alors, comment comptes-tu utiliser tout cet argent ? C’est vrai que Kenny et moi, on ne s’entendait pas trop, mais je ne l’aurais jamais cru capable d’un truc pareil. Il m’épate, sur ce coup-là.
– Je t’ai toujours dit qu’il était merveilleux.
– OK, mais ce n’était pas franchement évident de s’en rendre compte, entre ses absences répétées, l’alcool et le reste.
– Je sais. Mais il est merveilleux. Enfin, il l’était. Bon sang, je ne peux pas m’y faire… Il l’était.
– Et ?
– Eh bien, je vais en mettre une partie de côté pour que Kendra ne manque de rien pendant ses études, dit Lucy. Et j’envisage aussi d’acheter une maison. Une plus récente. Comme ça, Kendra aura quelque chose quand je partirai.
– Ça me paraît une excellente idée. Tu dois en avoir par-dessus la tête de vivre dans cette vieille baraque.
– Oh non, pas du tout. C’était notre foyer, à Kenny et à moi. Je sens sa présence. Et la tienne aussi, d’ailleurs. C’était ton port d’attache, lorsque tu vivais toutes tes aventures. Tu te rappelles ?
Clara éclata de rire.
– Exact. N’empêche, tu mérites d’habiter un logement plus moderne.
Elles réglèrent l’addition et sortirent dans l’air du soir. Des nuages s’amoncelaient au-dessus de leurs têtes, aussi pressèrent-elles le pas. Elles se séparèrent au carrefour près de chez Lucy, et Clara se dirigea vers l’arrêt de bus pour retourner à Hastings Street.
La compagnie d’assurances versa l’argent, exactement comme l’avait prédit Clara, et les trois femmes commencèrent à regarder les annonces immobilières. Elles finirent par solliciter l’aide d’un agent, un jeune homme motivé, nouveau dans le métier. Lucy lui signifia clairement qu’elle voulait rester dans le coin, même quand il lui fit remarquer qu’il y avait des biens susceptibles de lui plaire dans les quartiers ouest de la ville. Dans un environnement plus sûr.
– Non, répliqua-t-elle d’un ton ferme. Je connais ce quartier comme ma poche. Je m’y sens chez moi.
Peu après, l’agent lui soumit une liste de maisons modestes situées dans un rayon d’un kilomètre autour de Frances Street. Au bout d’une semaine et demie, Lucy fit une offre pour un joli bungalow d’après-guerre avec trois chambres, un jardin clôturé et une cuisine agencée comme la sienne, mais plus grande et tout équipée. Elle alla signer les papiers avec Clara, puis toutes deux rentrèrent et attendirent la réponse des vendeurs.
Lorsque Kendra les rejoignit ce soir-là, les deux femmes étaient fébriles, persuadées que leur proposition, trop basse, ne serait pas acceptée même si l’agent s’était montré confiant. À huit heures et demie, elles n’avaient toujours pas de nouvelles.
Lucy soupira en drapant son pull autour de ses épaules.
– Voilà, c’est fichu, je suppose… Dommage, elle me plaisait, cette maison. J’y aurais bien vu mes petits-enfants. Elle était tout près de l’école primaire, en plus.
Clara adressa un clin d’œil à Kendra.
– Il va falloir penser à t’y mettre, grand-mère fait déjà des projets…
Kendra éclata de rire.
– Oh non ! Je ne m’imagine pas du tout être mère.
Elles furent interrompues par la sonnerie du téléphone. Lucy décrocha alors que Clara croisait les doigts et que Kendra s’agitait sur sa chaise.
– Oui, d’accord. D’accord. Bien sûr. Oui, parfait. À demain, donc.
– Alors ? lança Kendra, qui ne tenait plus en place.
Lucy leva un pouce triomphant.
– Elle est à nous !
– Génial !
Clara leva sa tasse de thé pour porter un toast.
– À Kenny.
Lucy et Kendra trinquèrent avec elle.
– À Kenny.
Les mots s’étranglèrent dans la gorge de Lucy, qui essuya furtivement une larme.
La transaction se déroula sans la moindre anicroche. Une fois la vente conclue, mère et fille commencèrent à faire les cartons. Lucy insista pour emballer d’abord les affaires de Kendra, qui s’installerait la première. Sans regarder à la dépense, elles achetèrent un nouveau canapé, une table de salle à manger et de jolies lampes décoratives dont Kendra ne parvenait pas à détacher ses yeux. Après leur virée shopping, Lucy raconta à Clara que le vendeur avait d’abord voulu la diriger vers le rayon des promotions au sous-sol, avant de changer complètement d’attitude lorsqu’elle lui avait montré les articles qu’elle avait sélectionnés.
Le jour du déménagement, Clara vint donner un coup de main à son amie.
Lucy, assise dans la cuisine, pianotait sur la table.
– Tout va tellement vite…
– Et alors ? C’est bien, non ?
Mais Lucy semblait abattue.
– Sûrement, oui, murmura-t-elle. J’ai passé tellement de temps ici… J’ai l’impression d’avoir toujours vécu dans cette maison.
– Je sais, mais c’est un nouveau départ pour toi. Tu voudrais continuer à habiter un endroit où tout te rappelle Kenny en permanence ?
– En fait, oui. Je ne veux pas perdre mes souvenirs.
– Ça n’arrivera pas, Lucy. Impossible. Ils font partie de toi.
– Ils s’effacent, pourtant. Je ne me rappelle même plus à quoi ressemblait ma mère, tu te rends compte ? Aujourd’hui, le mot « maman », c’est moi. Quand je pense à elle, ce mot n’est qu’un son, un terme vide de sens.
Clara hocha la tête.
– Je comprends. Je ne me souviens pas vraiment de la mienne non plus.
Les déménageurs revinrent après avoir déchargé les cartons de Kendra et livré les meubles neufs à la nouvelle adresse. Le plus costaud des deux demanda à Lucy s’il fallait emporter toutes les autres affaires ou si elle comptait laisser des choses sur place.
– Oui, tout part, déclara Clara.
– Non, dit Lucy posément. Rien ne part. Je ne quitte pas cette maison.
Clara ouvrit la bouche pour protester, mais le regard déterminé de son amie lui révéla que celle-ci ne changerait pas d’avis.
– Je suis chez moi ici, continua Lucy. Je veux rester avec lui.