16.
Howie

Howie se tenait devant la tombe de sa mère, seul dans le cimetière de Red Pheasant. Ses proches, qu’il avait connus seulement alors qu’il était enfant, étaient partis une fois la stèle posée. Cela faisait cinq ans jour pour jour que sa mère avait succombé à une crise cardiaque. Elle travaillait dans son modeste potager quand elle avait rendu son dernier souffle, étendue parmi les jeunes pousses de petits pois, sous le bleu lumineux du ciel de la prairie. Son amie l’avait trouvée ainsi, sur le dos, les yeux fermés. Durant un instant, elle avait même cru qu’elle faisait une sieste par terre. Howie, en prison à l’époque, n’avait pas pu assister aux funérailles. Cette pensée lui fit monter les larmes aux yeux ce jour-là, devant la sépulture.

Lorsqu’elle avait voulu lui rendre de nouveau visite à Vancouver, il l’avait suppliée de ne pas venir. Elle prenait de l’âge et méritait de profiter de la tranquillité de sa maison et de son jardin.

– Tout ira bien, maman. Je vais bien finir par sortir. Dès que j’aurai repris ma vie en main, je rentrerai chez nous.

– Comme tu voudras, mon fils. Je serai tellement heureuse de t’avoir à la maison… Nous inviterons tous les membres de la famille à manger, pour qu’ils puissent refaire connaissance avec toi.

Il regrettait à présent de l’avoir dissuadée de venir. Peut-être aurait-il été à ses côtés au moment de son dernier voyage. Peut-être ne serait-elle pas partie seule.

À l’époque, il avait néanmoins cru déceler du soulagement dans sa voix et, à la pensée qu’elle vieillissait, il s’était senti accablé de tristesse. Elle avait toujours été dure à la tâche, et elle lui racontait ses activités quotidiennes dans des lettres où elle s’appliquait à décrire une vie devenue beaucoup plus lente. Il avait attendu avec impatience le jour où il pourrait enfin la rejoindre et s’occuper d’elle. Il avait rêvé pendant des années de construire une maison à côté de la sienne, sur leurs terres familiales dans la réserve, et d’avoir son ranch, où il élèverait des Appaloosa. Il les adorait depuis le premier instant où, lors de son enfance en Californie, il avait découvert cette race de chevaux curieux et agiles. Parfois, il avait eu la chance de tomber sur une revue équestre dans la bibliothèque de la prison, et il s’y était plongé pendant des heures en se remémorant ces journées passées autrefois dans les montagnes avec seulement un cheval, une carabine, un couteau et un sac de couchage. Cet espoir-là, celui d’un avenir aussi radieux que le passé, lui avait permis de survivre même s’il semblait alors hors de portée.

Il s’agenouilla près de la tombe pour planter des bulbes de lis tigrés devant la stèle. Il se rappelait encore l’époque où, quand il était tout jeune, sa mère lui racontait les légendes de Lis Tigré et de Weesageechak, et les histoires vraies de ses parents. Il savait qu’elle aimerait voir les corolles orange vif s’ouvrir, année après année. Tout comme elle, ces fleurs se distinguaient par leur beauté robuste. Il se leva, frotta ses gants pour les débarrasser de la terre noire, ramassa ses outils puis, après un ultime regard à la tombe, retourna vers son pick-up.

Il se sentait vide lorsqu’il regagna la petite maison maternelle. La remise derrière, grise, abîmée par les intempéries s’affaissait et semblait sur le point de s’écrouler. La haie de caraganiers, qui faisait sa taille lorsqu’il était petit garçon, le dépassait désormais largement et cachait la maison de la route. Le jour de son arrivée, il avait d’ailleurs dû demander son chemin pour la retrouver tant les alentours avaient changé depuis son enfance. Les trois peupliers noirs qui montaient la garde autour du jardin avaient également bien poussé et, sur leurs troncs, les rugosités de l’écorce étaient autant d’histoires écrites par les éléments.

La porte-moustiquaire grinça quand il entra. Comme la vaisselle de son déjeuner avait séché, il la rangea dans le buffet avant d’aller s’installer dans le fauteuil de sa mère. Un carton était posé à ses pieds et il reprit l’examen de son contenu là où il l’avait arrêté la veille, passant en revue une vie de souvenirs divers : lettres, cartes d’anniversaire, recettes, articles de journaux… La grande variété des choses qu’elle avait choisi de garder le fit sourire.

Il trouva, parmi tout ce fatras, un coffret en bois. Quand il l’ouvrit, un flot de souvenirs l’assaillit. À l’intérieur, il y avait des photos de cet été merveilleux passé chez sa tante Mae avant que le prêtre et le policier viennent le chercher. Il se revit à tout juste six ans, dans le salon surchargé de décorations, tenant son gâteau d’anniversaire sur lequel les bougies étaient allumées. Sa mère, à côté de lui, arborait un large sourire. Sous les clichés, Howie découvrit sa petite voiture rouge. Elle disparaissait dans sa main aujourd’hui et il se dit, amusé, qu’elle ne paraissait pas si petite que ça autrefois, entre ses doigts d’enfant.

Un épais classeur était rangé au fond du carton. En le feuilletant, Howie s’aperçut qu’il s’agissait des copies carbone des innombrables lettres rédigées laborieusement par sa mère. Autant de courriers adressés à l’agent des Indiens, au poste de la police montée à Orca Bay et à la Mission, dans lesquels elle plaidait sa cause, expliquait que son fils avait une place à l’école de Red Pheasant, et les suppliait de le laisser rentrer. Pour autant qu’il puisse en juger, elle n’avait jamais reçu aucune réponse officielle en retour. Il sentit monter en lui l’envie de pleurer devant toutes ses pages couvertes de l’écriture maternelle appliquée, toutes ses demandes respectueuses pour qu’on lui rende son garçon. Il les replaça soigneusement dans le carton, qu’il alla remiser dans un placard. Il n’avait gardé que deux photos : une de lui et de sa mère avec ce gâteau extraordinaire, et l’autre d’elle seule, debout sous l’un des cèdres géants dans le jardin de Mae – ceux dont il avait eu si peur la nuit quand leurs branches oscillaient. Il disposa les deux photos sur le rebord de la fenêtre, avec la petite voiture rouge.

Il n’y avait pas si longtemps, lui semblait-il, qu’il s’était recueilli sur la tombe de son ami Kenny, moins d’une semaine après leurs retrouvailles. Ce jour-là, la rage qu’il avait réussi à contenir durant toutes ces années s’était à nouveau libérée en lui, ne lui laissant plus aucun répit. Ses conversations avec Clara l’avaient aidé, pourtant. Elles lui avaient permis de rester concentré sur l’avenir, mais à la mort de Kenny, le souvenir de ses années d’emprisonnement avait resurgi en force. Il avait alors décidé de prendre rendez-vous avec l’avocat venu faire sa présentation au Friendship Centre.

Comme pour tout le reste, il en avait discuté avec Clara.

– Ce n’est même pas pour l’argent, lui avait-il expliqué. Ce qui compte avant tout, c’est d’avoir la possibilité de raconter mon histoire. De pouvoir enfin dire ce qui s’est passé, même après toutes ces années. Et si je le fais, ce n’est pas seulement pour moi, mais aussi pour tous ceux qui n’ont pas pu s’exprimer. Comme Kenny. Et ma mère.

– Comme Lily aussi.

Howie lui avait pris la main, et elle avait soupiré.

– Si tu y réfléchis, avait-il poursuivi, toute notre enfance a été marquée par le malheur, la destruction et la mort. Combien y en a-t-il aujourd’hui qui n’arrivent pas supporter leurs propres souvenirs ? Ils ont besoin que la vérité soit dite.

Alors qu’il se remémorait cette conversation, Howie se demanda comment allait Clara. Durant des mois, il lui avait fait part de ses progrès, et il s’était attaché à elle. C’était la première personne à qui il avait pu se confier vraiment après avoir été de nouveau arrêté. L’avait-elle compris ? Il envisagea de lui écrire, mais il ne savait pas comment le lui dire. Gagné par la nervosité, il sortit travailler dans le jardin.

Il avait réparé la serre et planté un potager. La seule idée d’avoir sous les yeux un carré de terre nue pendant l’été et l’automne lui était insupportable. C’était presque comme s’il voyait sa mère, mains sur les hanches, lui reprocher de ne pas faire pousser des légumes dont il pourrait profiter tout l’hiver. Alors il avait fait ses plantations en reprenant le schéma maternel : rangées de pommes de terre et de maïs, haricots et courges, petits pois grimpant sur leur support vers la lumière du soleil, carottes dont les fanes délicates ondulaient sous la brise de la prairie. Ce jour-là, la vue de son labeur lui procura une satisfaction apaisante, et il se tourna vers le corral qu’il avait entrepris de bâtir depuis son arrivée. Il assistait à des ventes aux enchères tous les week-ends, espérant dénicher le bon yearling qu’il dresserait pour en faire un cheval de selle. Il se disait qu’il finirait par trouver la perle rare quand il aurait aménagé un endroit pour l’accueillir. Alors que le soleil rosissait l’horizon, il rentra dans la maison.

 

Le lendemain matin, après un rapide petit déjeuner, il monta dans son pick-up pour se rendre en ville. Il voulait voir s’il avait du courrier et faire quelques courses. Maggie, l’amie de sa mère et sa plus proche voisine, le salua de la main en le voyant approcher. Elle était occupée à étendre sa lessive, formant une longue ligne de manches, jambes de pantalons, taies et draps qui voltigeaient au vent. Howie avait trouvé en elle une merveilleuse source d’informations sur les derniers mois de la vie de sa mère. D’après Maggie, elle était restée valide et autonome jusqu’à la fin, et Howie se sentait réconforté par cette pensée. Il arrêta son pick-up devant sa véranda.

– Tu veux que je te rapporte ton courrier ?

Elle retira les pinces à linge fichées entre ses lèvres.

– Volontiers. Ça me rendrait service, mon garçon.

– Il faudra que je répare ta véranda, Maggie. Elle me paraît rudement branlante.

– Oh, ne t’inquiète pas pour ça. Je suis sûre qu’elle me survivra.

Howie s’arrêta d’abord à l’épicerie, puis passa à la poste, heureux de trouver une lettre de Clara dans la pile de factures et de publicités. Il y avait aussi un courrier de son avocat. Sur le trajet du retour, il s’arrêta près du vieux pâturage où sa mère et lui avaient l’habitude d’aller se promener quand il était petit. Un arbre mort tombé au bord du ruisseau qui le traversait lui fournit un siège. Il fit tourner plusieurs fois la lettre de Clara entre ses doigts avant de la fendre avec son canif.

Elle écrivait qu’il pleuvait comme d’habitude à Vancouver et qu’elle avait passé beaucoup de temps avec Lucy et Kendra. Elle disait aussi que les conversations qu’ils avaient eues tous les deux lui manquaient. Howie relut cette phrase-là trois fois, conscient de la douce chaleur qui l’envahissait. Clara terminait en annonçant son intention de se rendre en Saskatchewan à l’automne, pour voir Mariah. Peut-être pourrait-elle aussi lui rendre visite à ce moment-là ?

Pour la première fois depuis son retour, Howie commença à se sentir pleinement vivant et bien déterminé à réaliser ses projets. Durant les mois suivants, il acheva la construction du corral et répara la clôture délabrée autour du vieux pâturage. Il comptait également retaper la remise afin d’en faire un abri pour ses chevaux. Il entreprit donc de récupérer du bois sur les vieux chantiers de démolition à North Battleford. Il avait un peu d’argent quand il avait quitté la Colombie-Britannique, et sa mère lui avait laissé les économies d’une vie, soit un peu plus de six mille dollars. Il n’en revenait pas qu’elle ait pu mettre de côté une telle somme avec sa modeste retraite. Maggie l’éclaira un jour sur ce point.

– Elle n’achetait pas grand-chose. De la farine, du sel, de la levure, du thé… Parfois un peu de lard, pour se faire plaisir. Mais elle a posé des collets pour attraper les lapins et pêché du poisson jusqu’à sa mort.

Howie en eut les larmes aux yeux.

– Elle ne m’en a jamais parlé dans ses lettres.

– Et elle avait aussi ses poules. Elle faisait son pain, et puis, bien sûr, il y avait le potager. Quand elle touchait sa retraite, elle me disait toujours : « Mon garçon aura besoin de quelque chose pour se lancer dans la vie. » Alors elle allait à la banque en déposer la plus grosse partie. Pour toi.

– Je l’ignorais.

– Tu as payé sa pierre tombale, mais tâche maintenant d’utiliser le reste pour te bâtir un avenir. Elle s’est contentée de peu pour que tu en aies la possibilité. Elle ne s’offrait que des vêtements de seconde main.

– J’aurais préféré qu’elle prenne soin d’elle. Je suis un homme, je peux me débrouiller.

– Oh, elle ne se laissait pas aller pour autant ! Elle mangeait bien, grâce à tout ce qu’elle produisait, et elle était fière de pouvoir épargner pour toi.

Un soir, Howie s’assit à table pour répondre à Clara. Il lui expliqua qu’il avait rendez-vous avec son avocat à Regina à l’automne pour lui raconter ses années à la Mission, lui demanda quand elle comptait faire son voyage et lui parla de son potager, ainsi que de ses travaux en cours. Il réécrivit trois fois sa courte missive. La première fois, il signa : « Je t’embrasse, Howie ». La deuxième : « Mes amitiés, Howie. » La troisième : juste « Howie ». Après avoir cacheté l’enveloppe, il se promit de passer à la poste la veille de la relève du courrier.

Cet été-là, le plus chaud depuis longtemps, fut merveilleux pour lui. Il se gorgea de chaleur comme un homme assoiffé ne se lasse pas de boire. Même après toutes ces années enfermé dans de froides cellules de prison, son corps se rappelait les bienfaits du soleil de Californie, où sa mère l’avait emmené autrefois après avoir franchi la frontière. Il passait le plus clair de son temps dehors, à entretenir le potager et à reconstruire petit à petit la remise en puisant dans son stock toujours plus important de bois de récupération. Il prenait même ses repas à l’extérieur et invitait souvent Maggie à le rejoindre. Elle acceptait volontiers, ne manquant jamais d’apporter un tablier plein de citrons et de menthe fraîchement cueillie dans son propre jardin. Elle faisait une citronnade à se pâmer, qu’elle lui offrait régulièrement. Mais, à part elle, il ne fréquentait personne. Au début, ses tantes, oncles et cousins étaient venus, curieux de rencontrer ce parent perdu de vue depuis des lustres. Mais le flot de visiteurs s’était peu à peu tari, jusqu’à s’arrêter complètement. Une fois les premières amabilités échangées, ils s’étaient rendu compte qu’ils n’avaient pas grand-chose à se dire après toutes ces années de séparation. Pour lui, néanmoins, Maggie était différente. Elle représentait un lien vivant avec sa mère.

Les journées filaient à une vitesse folle, contrairement à ce qu’il avait connu en prison, où le temps s’écoulait au ralenti. Par conséquent, et même si les légumes arrivés à maturité dans le potager annonçaient l’automne, ce fut une surprise pour lui de découvrir les premières touches d’orange dans les feuilles des peupliers et de jaune pâle dans les bouleaux argentés le long du ruisseau. Clara lui avait répondu rapidement, et ils avaient entamé une correspondance qui avait duré tout l’été. Il attendait ses lettres avec tant d’impatience qu’il avait le cœur serré chaque fois qu’il revenait bredouille de la poste. Il avait compris quand elle lui avait annoncé son intention d’aller seule chez Mariah. Après tout, les deux femmes ne s’étaient pas vues depuis longtemps.

 

Un matin, Howie fourra dans un sac son jean neuf, sa chemise western gris et blanc à boutons de nacre et un blouson en cuir noir – tous achetés pour l’occasion. Il y ajouta les papiers envoyés par l’avocat et sentit l’adrénaline déferler dans ses veines à l’idée de se retrouver devant un étranger – un juge qui plus est – pour lui parler du frère. Il récupéra également les photos de lui et de sa mère, glissa la petite voiture rouge dans sa poche de poitrine, ferma la porte derrière lui et prit la direction du sud.

Après un trajet sans histoire, il passa une nuit blanche dans le motel Ida, dont les murs étaient à peine plus épais que le vieux papier peint qui les recouvrait. Le lendemain, après s’être inspecté dans la glace, il se rendit au café El Rancho, où il devait retrouver Clara. Il venait de s’installer sur la banquette rouge quand on lui tapa sur l’épaule. Il tourna la tête, pour la découvrir à côté de lui.

– Hé, tu as une mine superbe ! s’exclama-t-elle. Tu es brun comme un grain de café. Tu dois passer tes journées dehors…

Howie se leva pour l’enlacer, et à peine Clara eut-elle refermé ses bras solides autour de lui qu’il sentit sa nervosité se dissiper. Avec elle, il avait l’impression de retrouver son port d’attache. Ils commandèrent un petit déjeuner et bavardèrent comme s’ils s’étaient quittés la veille. Clara lui donna les dernières nouvelles de Lucy et de Kendra, et Howie lui parla de l’avancement de ses travaux à Red Pheasant.

– Ça me ferait plaisir de voir ça, dit Clara, qui repoussa son assiette et posa les paumes sur la table.

– Et moi, je serais heureux que tu viennes.

Il lui prit la main.

– Je suis sincère, Clara.

Elle le regarda d’un air grave.

– Comment tu te sens ? Tu es prêt pour aujourd’hui ?

– Autant que je peux l’être.

Il se redressa, traversé par une nouvelle décharge d’adrénaline.

Clara le retint par le poignet quand il voulut ôter sa main.

– Il y a beaucoup de gens à Vancouver qui font cette démarche. J’en ai accompagné certains pour les soutenir, parce que c’est dur, vraiment dur. Mais, écoute-moi : tu es un survivant, Howie. Il faut juste que tu leur expliques à quoi tu as survécu.

Il hocha la tête en silence.

– Tu peux y arriver, je le sais, affirma-t-elle.

– Tu accepterais de venir avec moi ?

– Si tu le souhaites, oui.

Howie laissa le montant de l’addition sur la table, fit signe à la serveuse qui semblait les observer, puis guida Clara jusqu’à son pick-up.

– Je t’emmène ?

– C’est ça ou j’y vais à pied.

Il sourit.

– Tu n’as pas changé, hein ? Toujours la repartie facile.

– J’ai pris le train pour aller voir Mariah, je te rappelle. Vera et George m’ont récupérée chez elle et m’ont déposée ici. On est censés passer chez eux après. Ils n’habitent pas très loin.

Howie lui ouvrit la portière, puis alla s’installer au volant. Les bruits de la ville l’oppressaient déjà. Il jeta un coup d’œil à Clara.

– Vivement que ce soit fini. Je ne suis pas trop dans mon élément en ville.

 

Il avait été surpris d’apprendre que l’audience aurait lieu dans un hôtel plutôt qu’au tribunal, et il le fut encore plus quand il rencontra l’adjudicatrice qui, avec l’aide d’un avocat du ministère de la Justice, rendrait la décision le concernant : en tenue décontractée, elle buvait un café dans la salle de conférences. Même si son propre avocat lui avait donné quelques précisions sur la procédure, son expérience du système judiciaire était bien différente et ne l’avait pas préparé à une telle entrevue. Il prit place à la table de réunion entre Clara et son conseil, qui avait posé devant lui une pile imposante de dossiers et de classeurs. L’adjudicatrice se présenta, exposa la façon dont allait se dérouler l’entretien et expliqua comment elle serait amenée à statuer sur son cas. Après avoir allumé son magnétophone, elle fit prêter serment à Howie et lui demanda de raconter son histoire.

– Je m’appelle Howard James Brocket, commença-t-il. J’avais cinq ans lorsque ma mère m’a emmené rendre visite à ma tante en Colombie-Britannique. Je n’ai pu rentrer chez moi que l’année dernière…

Si les premières minutes se révélèrent éprouvantes pour lui, le reste de la journée passa à toute vitesse. Il parla de la fête d’anniversaire et de ce flic qui l’avait arraché à sa mère. Il parla du frère, de la peur permanente, de la faim et du sentiment d’impuissance. Et aussi de Kenny.

– C’était mon ami. Il m’a appris à survivre, mais lui, il est mort sans avoir eu l’occasion de confier ses souffrances à quelqu’un. Si je suis ici aujourd’hui, c’est pour lui et pour tous ceux qui sont morts loin de leur famille, seuls et sans défense. On n’était que des gamins…

Sa voix s’étrangla. Clara lui prit la main sous la table et la serra fort.

 

Ils sortirent de l’hôtel sous le ciel bleu de la Saskatchewan. Howie se sentait porté par un sentiment proche de l’euphorie, même s’il avait les jambes flageolantes. Il lui semblait être enfin délivré du fardeau du passé.

– On fiche le camp, dit-il à Clara.

Elle lui sourit, la main tendue.

– Donne-moi les clés. J’ai une surprise pour toi.

– Oh non…

Il fit mine de résister, avant de les lui confier.

Quand ils franchirent la limite de la ville, ils eurent l’impression de passer enfin la ligne d’arrivée au terme d’une course longue et difficile. Ils effectuèrent le reste du trajet dans une atmosphère paisible.

– Voilà, on y est.

Clara quitta la route pour s’engager dans une allée de terre battue, bordée de bouleaux majestueux – une entrée imposante qui contrastait avec la modeste maison en rondins tout au bout. Devant, George bricolait sous le capot de son pick-up. Vera, dans la véranda, posa son panier de légumes puis les salua d’un geste avant de se porter à leur rencontre. À peine descendue, Clara sauta au cou de sa vieille amie, et toutes deux s’approchèrent de Howie, qui sortait du côté passager.

– Vous devez être Howie, dit Vera, qui lui serra la main. Nous avons beaucoup entendu parler de vous, ajouta-t-elle en adressant un clin d’œil à Clara.

– Hé, arrête un peu…, protesta cette dernière.

George s’essuya les doigts sur son bleu de travail, échangea une poignée de main avec le nouveau venu et étreignit Clara.

– Tu ferais bien d’aller voir notre petite pensionnaire, elle est plus que remuante, déclara-t-il.

De la tête, il indiqua la grange.

Clara prit Howie par le bras.

– Viens. J’ai quelque chose pour toi.

– Quoi ? Tu sais que je n’aime pas les surprises.

– Arrête. Celle-là, tu vas l’adorer.

– OK, je vais me nettoyer un peu, annonça George. Je crois que Vera nous a préparé quelque chose de bon pour le dîner. Venez nous rejoindre quand vous aurez fini.

Howie et Clara se dirigèrent vers la grange. La lumière dorée de la fin d’après-midi filtrait entre les vieilles planches et éclairait la pénombre.

– Elle doit dormir, chuchota Clara.

Elle l’entraîna vers la stalle du fond, où se trouvait une caisse pour chien. Elle s’accroupit, l’ouvrit, attrapa le chiot à l’intérieur, se releva et le tendit à Howie.

– Pour toi, dit-elle, tandis que l’animal s’agitait dans les bras de son nouveau maître. J’ai fait le voyage en train avec elle.

À peine Howie avait-il posé la petite chienne par terre qu’elle fila se réfugier derrière Clara. En riant, celle-ci la poussa vers les bottes de Howie.

– Je te présente l’arrière-petite-fille de John Lennon.

Howie, qui avait connu John Lennon un an avant sa disparition, était présent le jour où il était mort et avait même aidé Clara à aller l’enterrer dans la montagne. Au début, il eut du mal à voir la ressemblance entre la petite boule de poils et le vieux chien dont il se souvenait, jusqu’au moment où un rai de lumière lui révéla la crête dorsale caractéristique de la race. Cette crête, associée à ses grandes pattes disproportionnées, indiquait qu’elle serait d’une taille imposante.

– C’était la plus mignonne de la portée, ajouta Clara. Je me suis dit que tu avais besoin de compagnie, isolé comme tu l’es.

– Tu es une perle.

Ils remirent le chiot dans sa caisse et regagnèrent la maison.

– Tu vas devoir lui trouver un nom, dit Clara en lui donnant un petit coup de coude.

– Oh, pour le coup, ça demande réflexion. Je ne peux pas l’appeler n’importe comment !

Ils échangèrent un sourire, puis gravirent les marches de la véranda pour rejoindre Vera et George.