17.
Clara

Après que Howie eut pris le chemin du retour, Clara décida de louer un pick-up pour affronter cette route dangereuse. Sans John Lennon, mort déjà depuis longtemps, elle se sentit étrangement seule en descendant vers le sud jusqu’au massif montagneux des Cypress Hills. Aucun style de musique ne convenait à son humeur, aussi se contenta-t-elle du silence et du ronronnement du moteur. Même si elle n’était pas revenue depuis des années, elle n’eut aucune peine à retrouver le raccourci menant chez Mariah. Le véhicule cahota sur la piste défoncée. Elle venait de s’arrêter devant la maison quand la vieille femme vint à sa rencontre en agitant la main.

– Clara ! Quel bonheur de te revoir… Tu as l’air en pleine forme.

– Toi aussi.

– J’aimerais te croire, tiens…

Elles rentrèrent en riant. Au grand étonnement de Clara, rien n’avait changé à l’intérieur depuis le jour où, fuyant la police, brisée et désemparée, elle s’était réfugiée ici. De délicieuses odeurs flottaient dans l’air.

– Je t’ai préparé de bonnes choses, déclara Mariah. Allez, assieds-toi vite. Je vais te servir.

Elle noua son tablier et s’affaira à mettre la touche finale au repas, tout en bavardant avec sa visiteuse.

– Et comment vont George et Vera, depuis qu’ils se sont réinstallés de ce côté-ci de la frontière ? s’enquit-elle.

– On ne peut mieux, répondit Clara. Ils ont déjà deux enfants et ils en veulent un troisième.

– Ah, c’est bien, les enfants. Et toi, quand est-ce que tu t’y mets ? Tu ne devrais pas trop tarder, tu sais. J’ai un mélange d’herbes spécial pour ça, si tu veux.

Les joues empourprées, Clara détourna le regard.

– Tu n’as pas à avoir honte, ma fille. Il n’y a rien de plus naturel que les bébés et la façon de les faire !

Mariah disposa sur la table tous les plats qu’elle avait préparés, et les deux femmes se régalèrent des saveurs rustiques de son garde-manger.

– Tu travailles toujours au tribunal, Clara ? Ce n’est pas trop pénible de côtoyer en permanence tous ces Blancs prétentieux ?

– Bah, on s’y habitue, à la longue. Au début, j’avais la dent dure avec les juges et les avocats, mais un jour une femme m’a rappelé que mon rôle était d’éviter la prison aux Indiens. Alors c’est ce que je m’efforce de faire. Certains y échappent, d’autres non, mais au moins, ils ont tous leur chance. C’est un bon boulot, qui a du sens.

– Je suis fière de toi, déclara Mariah.

Clara lui pressa la main.

– Je n’aurais jamais réussi sans ton aide.

– Et cet homme, alors ? Raconte-moi.

– Ah, je ne sais pas, Mariah. C’est le seul homme à m’avoir jamais vraiment aimée, je pense. La plupart du temps, ça me rend heureuse, mais parfois j’ai des doutes. Je me dis qu’il ne me connaît pas et que, lorsqu’il saura qui je suis réellement, il ne voudra plus de moi.

– Mmm… Bon, toi, tu ne t’es toujours pas débarrassée des foutaises qu’on t’a fourrées dans le crâne au pensionnat.

– Tu crois que c’est à cause de ça ?

– Et toi ?

– Peut-être, oui, répondit Clara en baissant les yeux.

Elles débarrassèrent la table et poursuivirent leur conversation pendant que Clara faisait la vaisselle et que Mariah l’essuyait. Puis elles se rassirent pour boire un thé. Cette nuit-là, Clara dormit d’un sommeil lourd et sans rêves. Réveillée un peu avant l’aube, elle resta immobile entre les draps dans la grisaille du petit jour, savourant le profond sentiment de sécurité et de bien-être que lui procurait ce lieu qui avait autrefois été son sanctuaire. Elle finit par se lever quand lui parvinrent le bruit des pas légers de Mariah et la bonne odeur du café frais. Puis elle alla chercher dans son sac de voyage le paquet de tabac et les carrés de coton colorés qu’elle avait apportés. Après avoir placé le tout dans une pochette fabriquée à partir d’une couverture en laine à motifs, elle rejoignit Mariah, qui avait préparé un nouveau festin pour le petit déjeuner.

– Tu vas me faire grossir ! s’exclama-t-elle en souriant.

– Tu es trop maigre, répliqua Mariah. Il faut que tu te remplumes un peu pour ce garçon.

Clara poussa un profond soupir. Après le petit déjeuner, elle présenta à la vieille femme le tabac et les bouts de tissu qui serviraient d’offrandes.

– Tu veux bien m’accompagner dans la hutte, Mariah ? Aide-moi à y voir plus clair au sujet de Howie, dans ma tête et dans mon cœur. Et à comprendre pourquoi, au fond de moi, je me sens encore souillée.

Mariah, qui tenait la pochette à deux mains, ferma les yeux et pria à voix basse en langue crie. Puis elle les rouvrit, posa sur Clara un regard où se lisait toute la sagesse des anciens et acquiesça d’un signe de tête.

Les quatre soirs suivants, elles se laissèrent envelopper par la chaleur humide de la hutte. Mariah entonna les chants anciens, et toutes deux demandèrent dans leurs prières à avoir suffisamment de discernement et de clairvoyance pour soulager enfin le cœur de Clara du fardeau de haine hérité de la Mission. Chaque nuit, après la sudation, celle-ci rêvait du pensionnat et de sœur Mary. Elle se revoyait petite fille, le corps couvert de bleus, le crâne rasé, chétive au point d’être émaciée. Et chaque matin, elle se réveillait horrifiée. Le quatrième jour, désespérée, elle parla de ses cauchemars à Mariah.

– Ça ne marche pas !

– Tout ira bien, ma fille, la rassura la vieille femme. On croit savoir ce qui se passe mais, en vérité, on n’en a pas la moindre idée. Laisse la guérison suivre sa voie.

Ce soir-là, elles pénétrèrent ensemble dans la hutte pour la dernière fois. Ensuite, épuisées, elles présentèrent l’offrande de nourriture et mangèrent en silence. Clara serra Mariah dans ses bras avant d’aller se coucher, redoutant déjà les cauchemars à venir. Elle s’endormit néanmoins presque tout de suite. Or, durant la nuit, ce ne fut pas sœur Mary qui lui apparut, mais Lily, vêtue d’une robe en daim aux délicates broderies de perles et chaussée de mocassins assortis. Les joues rondes, un sourire aux lèvres, elle arborait une tresse décorée de minuscules coquillages multicolores. Assise sous un majestueux bouleau, entourée de hautes herbes oscillant sous la brise, elle rayonnait, éclatante de santé et de joie.

« Clara, mon amie, je n’ai jamais rencontré personne qui ait le cœur aussi pur que toi. Tu m’as soignée, tu m’as protégée et tu es restée près de moi quand je suis tombée malade. Ton esprit est sans tache. Accepte la beauté que tu as en toi. Accueille l’amour. Tu le mérites. »

Clara tendit la main vers elle, étonnée de se voir elle-même enfant et tout aussi radieuse. Elles se blottirent dans les bras l’une de l’autre et, un instant plus tard, Clara se réveilla en étreignant son oreiller mouillé de larmes. Elle ne se rendormit pas, résistant au sommeil pour ne pas laisser s’échapper l’image de Lily et la sensation physique de sa présence. Lorsqu’elle entendit les pas de Mariah dans la cuisine, elle se leva enfin, exténuée et euphorique, pour aller la rejoindre.

Après avoir entendu le récit de l’apparition de Lily, la vieille femme esquissa un sourire.

– Tu vois, ma fille, les ancêtres savent toujours ce qui est bon pour nous.

Elles passèrent les deux jours suivants à se reposer, se détendre, cuisiner ensemble et faire de longues promenades dans l’épaisse forêt de peupliers et de bouleaux qui entourait la maison. Le troisième jour, Mariah lui prépara un déjeuner à emporter et l’accompagna jusqu’au pick-up. Elles restèrent un long moment enlacées, les yeux dans les yeux, sans dire un mot. Puis, avant de rentrer, la vieille femme déclara :

– N’oublie pas, Clara, il n’est pas trop tard pour faire un bébé. Et au moins, ce sera agréable d’essayer !

Clara éclata de rire en grimpant dans la cabine.

– À bientôt, ma sœur !

 

De retour à Vancouver, elle alla rendre visite à Lucy, dans sa maison de Frances Street. Les deux amies s’assirent devant un thé. Clara lui fit le récit de la lutte qu’elle avait dû mener contre ses démons chez Mariah et parla de l’apaisement qu’elle pensait pouvoir enfin atteindre.

Heureuse pour elle, Lucy sourit.

– Et Howie alors ? Allez, dis-moi tout.

Clara rougit et laissa échapper un petit rire gêné.

– Il y a quelque chose entre nous, c’est sûr, répondit-elle. Cette audience, ça a vraiment été intense et ça nous a encore rapprochés.

– Ah oui ? Jusqu’à quel point ?

Clara haussa les sourcils d’un air exaspéré.

– Bon sang, entre toi et Mariah… De vraies obsédées ! On s’est pris par la main. Il m’a serrée dans ses bras, un certain nombre de fois. Et il m’a demandé de le rejoindre.

– Tu vas y aller ?

– Je pense, oui. Je ne voudrais pas me tromper, mais oui, c’est bien possible.

Elles restèrent éveillées jusque tard dans la nuit, à échanger des souvenirs, riant à l’évocation des bêtises de leur jeunesse, puis au bord des larmes quand elles se rappelaient certains moments terribles. Clara préféra dormir sur place plutôt que d’affronter l’obscurité et la pluie. Le lendemain matin, un soleil resplendissant avait succédé au lugubre déluge de la veille. Elles se retrouvèrent pour le petit déjeuner.

– Je crois que je vais prendre un congé sabbatique, pour me donner le temps de réfléchir à ce que je veux faire de ma vie, annonça Clara. Peut-être que je vais sous-louer mon appart, je ne sais pas.

– Kendra connaît peut-être quelqu’un qui pourrait s’installer chez toi. Et où iras-tu ?

– Je me suis décidée, je vais aller voir Howie.

Lucy la serra dans ses bras.

– Tu as raison, vas-y.