2.
Lucy

– Toi.

Sœur Mary, dont la haute silhouette dominait les filles les plus âgées attablées dans le réfectoire pour le petit déjeuner, montra Lucy du doigt.

– Retourne au dortoir. Je te retrouve là-bas.

Quand la religieuse se fut éloignée, Lucy regarda ses camarades et haussa les épaules.

– Qu’est-ce que j’ai encore fait ?

Edna, devenue sa meilleure amie après le départ de Maisie, prit la parole d’une voix étranglée :

– Je te l’avais dit… C’est ton anniversaire demain. Il va falloir que tu t’en ailles.

Lucy aurait seize ans le lendemain. Tous les élèves de la Mission School savaient qu’ils avaient en principe le droit de partir à seize ans, mais ça ne se passait pas toujours ainsi. Dans la mesure où l’établissement était coupé du continent, ils ne pouvaient pas le quitter aussi facilement ; ils avaient besoin d’aide et d’autorisations. Parfois, surtout dans le cas des orphelins qui n’avaient personne pour s’enquérir de leur sort, certains restaient au pensionnat des années après avoir atteint l’âge de la liberté. À seize ans, néanmoins, leur statut changeait imperceptiblement : ils se transformaient en fantômes muets, payés une poignée de dollars pour trimer de longues journées en tant que filles de cuisine ou garçons de ferme. C’étaient les nouveaux esclaves de cette moitié du XXe siècle. Lucy s’attendait par conséquent à devenir la prochaine malheureuse promue au récurage d’énormes casseroles et poêles encroûtées de restes de ragoût ou de porridge desséché. Elle s’était résignée à cette idée. De toute façon, avait-elle le choix ?

Arrivée dans le dortoir, elle s’assit sur son lit et posa les paumes sur ses cuisses en essayant d’ignorer la peur grandissante en elle. Elle porta les doigts à ses cheveux et effleura les cicatrices en relief laissées par la tondeuse. Peu après, un claquement de talons dans le couloir lui révéla que la religieuse approchait. Lucy compta les pas en glissant ses mains sous ses fesses pour les empêcher de trembler, le regard rivé sur les nuages bas derrière la fenêtre, le cœur gonflé d’espoir et d’appréhension.

Lorsque sœur Mary s’arrêta au pied du lit, le cliquetis des grains de son rosaire prolongea d’un temps le bruit de ses pas. Elle plaça une petite valise en carton sur le matelas.

– Tu t’en vas demain, annonça-t-elle. Prépare tes affaires. Le passeur viendra te chercher sur le ponton à trois heures.

– Pour aller où ? demanda Lucy en tendant la main vers la valise.

Elle faillit sourire en se rendant soudain compte à quel point sœur Mary avait rapetissé au fil du temps. Dix ans plus tôt, quand elle l’avait vue pour la première fois en débarquant du bateau, terrifiée et souffrant du mal de mer, la religieuse lui était apparue comme une géante.

– Nous t’avons pris un billet pour Vancouver.

– Mais je n’ai pas de famille dans cette ville. Qu’est-ce que je vais faire là-bas ?

– Tu n’as de famille nulle part, répliqua sœur Mary. Ce que tu feras une fois sur place ne me concerne plus. Nous te donnerons l’adresse du bureau d’aide sociale.

Elle toisa Lucy un instant, puis renifla.

– Tu descendras ta valise à l’heure du déjeuner. De nouvelles filles arrivent demain, alors tu enlèveras tes draps dans la matinée, tu les porteras à la buanderie et tu referas ton lit avec des draps propres. Tu partiras en début d’après-midi. Maintenant, file en classe.

Sur ces mots, elle s’éloigna. Le bruissement de sa robe s’atténua peu à peu tandis que le silence revenait dans le dortoir.

Lucy posa la valise par terre, à ses pieds, et se rassit sur le lit, tout étourdie par l’idée de sa liberté à venir. Elle ouvrit le casier métallique à côté de son lit, où se trouvait l’enveloppe rose. Au moment de quitter le pensionnat, l’année précédente, Maisie avait promis de lui écrire et elle avait tenu parole. Lucy retira la feuille de papier à l’intérieur de l’enveloppe et, comme chaque fois, puisa du réconfort dans les mots de son amie : « Quand ils te laisseront partir, viens me rejoindre. J’ai du travail et tu pourras habiter chez moi. » Après les avoir relus encore une fois, elle rangea la lettre dans la valise, qu’elle poussa sous le sommier.

Ce fut d’un pas étrangement léger qu’elle se dirigea vers la salle de classe. Elle considéra le carrelage noir et blanc usé, l’épaisse couche de peinture sur les rebords de fenêtres, le verre gondolé des vitres anciennes, le crucifix géant sur la porte de la chapelle. Comment croire qu’elle les voyait pour la dernière fois ? Ça lui paraissait inconcevable. Elle se faufila discrètement jusqu’à sa place dans la salle.

– Alors ? demanda Edna, assise au pupitre voisin.

– Je m’en vais demain.

– Je te l’avais bien dit.

Les yeux d’Edna s’emplirent de larmes. Elle s’efforça de les ravaler avant qu’elles tombent.

– Regarde devant toi, Edna, ou je t’envoie au coin avec ton bon ami le bonnet d’âne, l’avertit l’enseignante.

– Oui, ma sœur.

Edna attendit que la religieuse se tourne de nouveau vers le tableau noir.

– Demain, tu dis ? murmura-t-elle à l’adresse de Lucy.

– Oui. Je vais à Vancouver.

Edna en resta un instant bouche bée.

– Tu vas retrouver Maisie ?

Lucy hocha la tête, les yeux fixés sur les larges hanches de la sœur qui oscillaient au rythme des mouvements de la craie sur le tableau noir. Elle posa l’index sur ses lèvres.

– On en parlera au déjeuner, d’accord ?

Edna adorait colporter les petites nouvelles du pensionnat, n’hésitant pas à déformer un peu les faits au besoin. Selon toute vraisemblance, songea Lucy, les grandes seraient au courant de son départ avant même qu’elle ait pu le leur annoncer. Quand la cloche sonna à l’heure du déjeuner, elle éprouva de nouveau un sentiment d’irréalité tandis qu’elle portait un regard neuf sur son environnement. Plus jamais elle n’aurait à laver les marches de l’escalier, ni à épousseter les rampes ni à nettoyer les appartements du père… Elle sourit en entrant dans le réfectoire où ses camarades de dortoir étaient déjà regroupées à leur table autour d’Edna.

– Lucy ! Dépêche-toi !

Edna lui fit signe de les rejoindre en même temps qu’elle lançait à la cantonade :

– Vous voyez bien que j’avais raison !

Tous les regards convergèrent vers Lucy en train de s’installer, attendant une confirmation de sa part.

– Oui, c’est vrai.

Lucy contempla ses camarades qui, pareillement vêtues d’une jupe et d’un collant d’une triste couleur marron, évoquaient un ruban de silhouettes découpées dans du papier brun.

– Sœur Mary m’a dit que j’irais à Vancouver.

– Tu vas habiter avec Maisie ?

– Est-ce qu’elle t’a envoyé une autre lettre ?

Les filles parlaient toutes en même temps, la bombardant de questions.

– Non, je n’en ai reçu qu’une, répondit Lucy. Mais oui, je vais aller la voir.

La lueur d’excitation qui brillait dans le regard d’Edna s’éteignit brusquement, et elle éclata en sanglots.

– Tu… tu vas nous oublier.

Lucy lui prit la main.

– Ne pleure pas, Edna. Comment veux-tu que je t’oublie ?

Les autres filles éclatèrent de rire.

– Et puis, ajouta Lucy, ce sera ton tour de partir l’année prochaine, pas vrai ?

Edna hocha la tête en s’essuyant le visage.

– Oui, ils ne peuvent pas me garder plus longtemps ici.

– Eh bien, tu viendras me retrouver, toi aussi.

– On va faire la fête ce soir, d’accord ? suggéra Edna, avec dans le regard cette expression que Lucy connaissait bien, révélant qu’elle manigançait quelque chose. Il y aura de nouvelles fournées pour les sœurs, alors il est bien possible que je descende en cuisine après l’extinction des feux.

Lucy sourit.

– Tu es la meilleure des voleuses, Edna.

Les filles étouffèrent leurs rires en voyant sœur Mary approcher pour leur ordonner de se taire. Elle s’immobilisa à mi-chemin en constatant que le silence était revenu sur la tablée, et fit demi-tour.

Edna leva les yeux au ciel.

– Pourquoi est-ce que les bonnes sœurs auraient droit à tout alors que nous, on meurt de faim ?

Les autres approuvèrent de la tête tout en avalant le potage clair qui constituait leur régime quotidien, heureuses quand elles tombaient sur un morceau de pomme de terre, folles de joie lorsqu’elles dénichaient un bout de gras ou de tendon qui tenait lieu de viande.

Ce soir-là, couchées dans leurs lits, les filles firent semblant de dormir. Allongée sur le flanc, Lucy vit Edna écouter à la porte de la chambre de sœur Mary, guettant les ronflements familiers, puis se diriger vers l’escalier, une taie d’oreiller à la main. Elle se mit alors à compter, une habitude qu’elle avait prise dès le premier jour de classe, quand sœur Mary l’avait frappée encore et encore avec sa baguette parce qu’elle ne connaissait pas son alphabet. Désormais, elle comptait tout – les lits dans le dortoir, les bureaux dans la salle de classe, les tables dans le réfectoire, les vitres des fenêtres, les secondes jusqu’à ce que les nuages cachent la lune –, particulièrement lorsqu’elle était nerveuse, ce qui semblait lui arriver de plus en plus souvent. Ça l’apaisait. En l’occurrence, elle se concentra sur les secondes qui s’écoulaient depuis le départ d’Edna – mille, deux mille, trois mille, quatre mille… Il lui semblait que son amie ne reviendrait jamais si elle ne le faisait pas. Cinq mille, six mille, sept mille… Enfin, Edna reparut, pareille à une clocharde maigrichonne avec sa taie jetée sur l’épaule, gonflée par la promesse de bonnes choses à manger.

Les filles quittèrent leurs lits pour rejoindre à pas de loup leur place habituelle sous le panneau lumineux rouge indiquant l’issue de secours. Là, dans l’obscurité teintée d’une lueur pourpre, elles se rassemblèrent autour d’Edna, qui écarta les bords de la taie pour révéler le butin à l’intérieur : cookies aux flocons d’avoine, petits pains à la cannelle, tartelettes au beurre, biscuits sablés… Edna offrit une pâtisserie à chacune de ses camarades, gardant Lucy pour la fin. Quand celle-ci voulut saisir son gâteau, Edna retira sa main.

– Attends, dit-elle en fourrageant au fond du sac improvisé. Ne regarde pas !

Docilement, Lucy ferma les yeux en se demandant ce que son amie avait en tête.

– C’est bon, tu peux les rouvrir !

Lucy s’exécuta, pour découvrir une bougie rose plantée dans un petit pain à la cannelle. Edna replongea sa main dans la taie, récupéra une allumette, la craqua sur l’ongle de son pouce et alluma la bougie. Les filles chantonnèrent tout bas : « Joyeux anniversaire ».

– Fais un vœu !

Edna leva le petit pain pour que Lucy puisse souffler la bougie.

– Tâche de bien choisir, parce que j’avais qu’une allumette, ajouta-t-elle.

Les autres filles pouffèrent doucement, tirant sur la manche du pyjama de Lucy, l’incitant à faire un vœu.

Lucy referma les yeux et souffla sur la flamme.

– Alors ? s’enquit Edna en haussant les sourcils.

– Si je te le dis, il ne se réalisera pas.

Edna entonna alors une comptine à mi-voix :

– Lucy et Kenny, assis dans un arbre

Gloussant derrière leurs mains, les autres complétèrent en chœur :

– … s’embrassaient !

Le rouge aux joues, Lucy poussa Edna du coude.

– Oh, toi alors ! Ça suffit.

Une fois les pâtisseries terminées, les filles retournèrent se coucher. Lucy recommença à compter tandis qu’elles s’endormaient les unes après les autres et que leurs respirations devenaient plus profondes. Mais le sommeil s’obstina à la fuir, et elle vit la nuit céder la place à la grisaille plombée du matin. Dans le dortoir toujours silencieux, elle sortit la valise de sous son lit. Elle ouvrit ensuite son casier, dont elle transféra le contenu dans son bagage : une tenue de rechange, sa brosse à cheveux, une brosse à dents et l’enveloppe rose. Une fois habillée, elle s’assit sur le matelas, les yeux embués, tandis qu’elle contemplait ses amies assoupies. Les reverrait-elle un jour ? Elles vivaient ensemble depuis si longtemps… Au moment où elle tournait la tête, elle surprit le regard d’Edna posé sur elle.

– Ne pleure pas, Lucy. Tu es libre. Sois heureuse.

– Je t’écrirai, Edna. Promis. Et pas qu’une fois.

– Je sais.

Edna sauta de son lit, fourragea dans son propre casier et en retira un petit sac confectionné avec des bouts de tissu dépareillés.

– C’est moi qui l’ai fait. J’ai mis de côté des chutes quand on raccommodait les vêtements des garçons. Je me suis dit qu’il me faudrait un sac le jour où je m’en irais d’ici. Prends-le, d’accord ?

Lucy accepta le cadeau sans pouvoir retenir ses larmes. Les deux amies tombèrent dans les bras l’une de l’autre, baignées par les premières lueurs du jour.

 

Un brouillard bas s’attardait sur Arrowhead Bay lorsque Lucy s’engagea à la suite de sœur Mary dans la pente qui descendait vers le ponton. Après quelques pas, elle se retourna et leva les yeux. Edna et les filles s’étaient massées derrière la fenêtre du réfectoire. Lucy leur fit au revoir de la main, le cœur serré ; elle aurait voulu ne pas avoir à les quitter, et durant un instant elle dut résister à l’envie de s’élancer vers elles. Edna ouvrit la fenêtre et passa la tête dehors.

– À l’année prochaine, Lucy !

Celle-ci agita de nouveau la main avant de presser le pas afin de rattraper sœur Mary, mobilisant toute sa volonté pour ne pas regarder en arrière. Elle la rejoignit au moment où le passeur écrasait sa cigarette à leur approche. La religieuse tendit à Lucy un morceau de papier.

– C’est le bon pour ton billet de car, déclara-t-elle.

De la tête, elle indiqua le passeur.

– Il t’emmènera à la gare routière. Tu donneras le bon à la guichetière, qui te remettra un billet en bonne et due forme.

– Merci, ma sœur.

– N’oublie pas de réciter tes prières, surtout.

– Non, ma sœur, je n’oublierai pas.

La religieuse lui confia aussi une petite enveloppe.

– C’est une carte de prière. Saint Christophe. Pour ton voyage. Voilà, maintenant, vas-y.

Elle concentra ensuite son attention sur le passeur.

– Conduisez-la directement à la gare routière.

Sans rien ajouter, la religieuse reprit la direction de l’école, le cliquetis des grains de son rosaire accompagnant le rythme familier de ses claquements de talons sur les planches du ponton. Le passeur fit monter Lucy à bord et lança le moteur. Lorsqu’ils parvinrent au milieu de la baie, Lucy aperçut le clocher de la Mission dominant la forêt. Edna était-elle au coin en ce moment même, coiffée du bonnet d’âne ? Avec cette image en tête, elle glissa l’enveloppe dans son sac.

Le brouillard matinal s’était déjà évaporé sous les ardeurs d’un soleil qui se voulait printanier. Lucy avait l’impression que le monde était soudain devenu plus éclatant. L’air semblait plus frais, l’eau était d’un bleu profond bien différent du sempiternel gris qu’elle voyait depuis les fenêtres du pensionnat. Et quand le passeur accosta, puis l’aida à débarquer, les maisons de couleur vive qui parsemaient la colline au-dessus de la baie lui parurent pimpantes et accueillantes.

– La gare est là-bas, dit l’homme en lui montrant la direction.

Lucy plissa les yeux.

– C’est le bâtiment en tôle ondulée, avec le chien sur le panneau ?

– Tout juste. Tu vas à Vancouver ?

– Oui, répondit Lucy, surprise par l’intérêt qu’il lui manifestait.

– Alors, descends à East Hastings. Y a beaucoup de gens comme toi, là-bas.

– Merci pour la traversée.

Lucy marcha vers la petite gare. Les fumets appétissants qui flottaient dans le village autour d’elle aiguisèrent son appétit tout en lui donnant un peu mal au cœur. Elle avait encore dans les narines les relents âcres dégagés par le passeur. L’odeur des fish and chips vendus sur le stand au bout du quai dérivait vers elle, et elle se demanda si elle trouverait ça bon. Même l’eau saumâtre du port était belle à ses yeux, avec ses flaques de fioul aux couleurs de l’arc-en-ciel.

Quelques instants plus tard, elle poussa la porte de la gare routière. Un nuage de fumée de cigarette planait dans l’air imprégné d’un relent de renfermé, mélange de vieux magazines et de cendriers pleins. La femme à l’air blasé derrière le guichet posa son roman policier en la voyant approcher, prit le bon qu’elle lui tendait et lui remit un billet en échange.

– Est-ce qu’il me permettra de prendre le ferry ? demanda Lucy.

– C’est écrit dessus, non ? répliqua l’employée en crachant les mots comme autant de pépins.

– Euh… merci.

Lucy baissa les yeux, une habitude acquise au pensionnat, puis ressortit. L’ancien banc en bois devant la gare était devenu gris après des années d’exposition aux embruns. Lucy y prit place et, le regard fixé sur la baie, drapa autour de ses épaules son fin pull en coton. Les filles devaient nettoyer le dortoir à présent… Elle jeta un coup d’œil au car en stationnement, impressionnée par sa taille. Elle avait déjà hâte d’écrire à Edna pour lui parler de ce bateau sur roues. Elle croisa les chevilles, s’appuya contre le dossier du banc et, à cet instant seulement, s’aperçut qu’elle n’avait rien compté depuis le début de la matinée.

– Vos billets, s’il vous plaît ! cria le chauffeur du car, qui venait d’ouvrir la porte du véhicule.

Lucy emboîta le pas à un couple d’un certain âge et à un homme corpulent en veste rouge à carreaux – les seuls autres passagers à monter avec elle.

– On arrivera vers quelle heure à Vancouver ? demanda-t-elle en présentant son billet.

– Dix heures et demie du soir, répondit le chauffeur.

Lucy gravit les marches étroites à l’avant du car. De la tête, le chauffeur l’invita à aller s’asseoir au fond. De l’autre côté de la baie, le ponton était toujours visible, mais pas le pensionnat, et Lucy eut l’impression qu’il n’existait plus. Ses mains se crispèrent sur son siège lorsque le moteur vrombit, et elle sentit la panique la gagner quand le véhicule s’ébranla pour se diriger vers l’autoroute. Alors elle fouilla du regard le paysage, cherchant désespérément à se concentrer sur quelque chose. Elle se mit à compter les piquets de clôture. Peu à peu, le rythme régulier de cette activité la calma, et elle se détendit.

Les vitres du bus étaient si crasseuses qu’elles lui renvoyaient son reflet : celui d’une fille quelconque à la peau brune, qui se distinguait seulement par sa chevelure noire luxuriante, coiffée comme l’exigeait le règlement de la Mission. Elle porta la main à ses mèches qui étaient bouclées et laquées afin de ne pas ressembler à des cheveux d’Indienne, mais pas crêpées comme le voulait la mode du moment.

Quand elle chercha son peigne dans son sac, ses doigts frôlèrent l’enveloppe remise par sœur Mary. Elle l’ouvrit, puis en tira la carte. Sous l’image d’un saint Christophe athlétique portant l’Enfant Jésus sur son épaule figurait une prière : « Ô Seigneur, nous T’implorons humblement d’accorder Ta protection toute-puissante à tous les voyageurs. Nous T’adressons nos prières les plus ferventes et sincères pour que, grâce à Ton immense pouvoir et à Ton soutien sans faille, ceux qui prennent la route puissent atteindre sains et saufs leur destination. » Lucy découvrit aussi dans l’enveloppe cinq billets de cinq dollars froissés. Elle y remit la carte et la rangea dans son nouveau sac. La découverte de cette marque de bienveillance ahurissante assombrit son humeur. Machinalement, elle effleura les cicatrices sur son cuir chevelu – autant de rappels de la punition préférée de sœur Mary. Et une punition pour quoi ? Pour rien. Pour n’avoir été qu’une enfant. Les larmes lui montèrent aux yeux lorsqu’elle se remémora la seconde fois où la religieuse l’avait complètement rasée. Cet épisode avait beau remonter à des années, elle avait encore l’impression de sentir les doigts de la sœur lui agripper l’épaule.

Sœur Mary ne l’avait pas crue quand elle avait essayé de lui expliquer ce qui s’était passé avec le père. Pis, elle l’avait traînée dans le couloir jusqu’à la salle de bains, derrière laquelle se trouvait une autre pièce que toutes les filles voyaient au moins une fois. À leur arrivée au pensionnat, c’était là qu’elles étaient tondues et aspergées d’une poudre verte. C’était l’antre où la sœur maniait son arme de prédilection.

– Assieds-toi, lui avait ordonné la religieuse.

Lucy avait pris place sur le tabouret et fermé les yeux quand le bourdonnement de la tondeuse électrique s’était élevé. Elle avait serré les dents pour ne pas pleurer, mais une larme lui avait échappé, que la sœur n’avait pas manqué de remarquer.

– Tu crois que j’ai envie de faire ça, peut-être ? Tu ne me laisses pas le choix, ma petite !

Pétrifiée, Lucy avait regardé les mèches noires tomber sur le sol, pareilles à des plumes de corbeau. Puis sœur Mary s’était écartée d’un pas pour contempler son œuvre.

– Maintenant, tu vas me nettoyer toutes ces saletés.

Lucy avait inspecté la pièce à la recherche d’un balai. En vain, il n’y en avait nulle part.

– Allez, dépêche-toi, je n’ai pas toute la journée !

C’était à quatre pattes que Lucy avait rassemblé ses cheveux. Elle les avait ensuite fourrés par poignées dans la poubelle que, d’un coup de pied, la sœur avait expédiée dans sa direction. Sa tâche terminée, elle s’était relevée devant la religieuse, qui l’avait conduite vers l’escalier. Là, elle avait sorti de sa poche une brosse à dents, un chiffon humide et un pain de savon.

– Tu vas récurer toutes les marches. Je reviendrai dans une demi-heure. Si elles ne sont pas impeccables à mon retour, tu seras privée de dîner.

Assise au bas de l’escalier, Lucy avait écouté les pas de la religieuse s’éloigner, tout en palpant son crâne zébré d’écorchures qui avaient laissé des traces de sang sur ses doigts. Elle les avait essuyés à l’intérieur de sa robe, pour que personne ne les voie, puis s’était mise au travail. La poussière accumulée dans la journée s’accrochait aux barres métalliques en bordure des marches, alors elle avait frotté et frotté encore en s’efforçant d’ignorer les élancements sur sa tête rasée. Peu à peu, elle s’était immergée dans le rythme de ses gestes jusqu’à oublier tout le reste. L’activité l’avait presque apaisée.

À son retour, sœur Mary avait contemplé le résultat d’un air sceptique.

– Relève-toi.

Lucy avait obéi, les yeux fixés sur ses chaussures maculées de taches d’herbe, résistant à l’envie de pleurer. La sœur lui avait alors passé autour du cou la pancarte « Je suis une menteuse », avant de lui indiquer le réfectoire. Elle l’avait ensuite escortée jusqu’à l’entrée de la salle. Les joues brûlantes de honte à la pensée de son crâne nu et des lettres rouges sur le petit panneau, Lucy avait dû faire face aux autre élèves.

La religieuse avait donné trois coups de sifflet, obtenant le silence dans la pièce pleine d’enfants qui bavardaient à voix basse. Toutes les têtes s’étaient tournées vers Lucy, que la sœur avait guidée jusqu’à son siège dans la section des filles les plus jeunes. Au passage, Lucy avait croisé le regard de Kenny, qui s’était détourné presque aussitôt. Quand elle avait de nouveau jeté un coup d’œil dans sa direction, il parlait à Wilfred comme si de rien n’était – comme s’il n’était pas lui-même affublé d’une pancarte « Je suis un fugueur » qui pendait sur sa robe violette à fleurs.

Le crissement des freins pneumatiques tira Lucy de sa rêverie lorsque le chauffeur ralentit pour prendre un passager. Elle s’essuya les yeux sur sa manche. J’avais neuf ans. Où était votre bienveillance à l’époque ? Le nouvel arrivant s’avança dans l’allée en titubant tandis que le car redémarrait. Bercée par le ronronnement du moteur, sa valise plaquée contre elle, Lucy finit par s’assoupir.

À son réveil, elle s’aperçut qu’elle était seule dans le véhicule à l’arrêt, plongé dans la pénombre. Elle regarda par la vitre en se frottant les yeux et découvrit de nombreuses voitures stationnées de part et d’autre. Le léger roulis lui fit comprendre qu’ils avaient dû embarquer sur le ferry. Elle vérifia que son argent était toujours dans son sac, hésita une seconde puis jeta la carte de prière sur le plancher. Au même instant, un coup de sifflet retentit, et la voix du capitaine s’éleva d’un haut-parleur :

– Tous les passagers sont priés de regagner la zone de garage. Nous serons à Horseshoe Bay dans dix minutes.

Lucy se demanda s’ils étaient arrivés à Vancouver. Les autres voyageurs revinrent, et bientôt le moteur vrombit et le car débarqua. Désormais parfaitement réveillée, Lucy colla son visage à la vitre, dévorant des yeux les lumières de la ville, les files de voitures, les boutiques, les centres commerciaux et les stations-service – autant de découvertes. Elle n’avait que cinq ans lorsque son expérience du monde extérieur s’était brutalement interrompue.

Enfin, le car atteignit le terminal et s’arrêta sur son quai. Les passagers récupérèrent leurs bagages et avancèrent vers la porte. Lucy s’approcha du chauffeur.

– Est-ce qu’on est à Vancouver ?

L’homme la regarda comme s’il avait affaire à une extraterrestre.

– Ben oui.

Elle sortit de son sac l’enveloppe rose pour lui montrer l’adresse de l’expéditeur.

– Vous savez comment aller à cet endroit ?

– Faut prendre le bus. Le 47.

– D’accord. Vous pouvez me dire où l’attendre et où acheter le ticket ?

Le chauffeur posa sur elle un regard las et indifférent.

– Traversez le terminal. En sortant, vous verrez un arrêt avec un banc de l’autre côté de la rue. Vous paierez le chauffeur quand vous monterez.

Sa valise à la main et son sac à l’épaule, Lucy entra dans le terminal. Elle s’assit quelques instants sur l’une des chaises en plastique dur, surprise de constater qu’elles étaient toutes solidaires. Des flots de voyageurs circulaient d’un bout à l’autre du bâtiment. De vagues relents d’urine imprégnaient l’air, auxquels venaient s’ajouter des odeurs de tabac et des émanations de diesel. Lucy n’avait jamais vu autant d’inconnus réunis dans un même lieu : des hommes et des femmes, des jeunes filles et des jeunes garçons, certains buvant un soda au bar, d’autres faisant la queue. Elle se sentait de plus en plus tendue, certaine que sœur Mary allait surgir d’un instant à l’autre pour distribuer des punitions. En même temps, elle était fascinée par l’aisance avec laquelle les garçons parlaient aux filles, sans paraître le moins du monde effrayés, sans chercher à se cacher. Étourdie par toute cette animation, elle sortit de la salle malodorante pour rejoindre l’arrêt de bus, éclairé à son grand soulagement par le halo bleuâtre d’un lampadaire. Quand elle fut assise sur le banc, une peur familière resurgit en elle alors que l’obscurité s’épaississait, peuplée par les bruits étranges de la ville. Elle envisagea bien de compter les voitures pour se calmer, mais elles allaient si vite que sa tentative ne fit qu’accentuer sa nervosité.

Enfin, un trolleybus s’arrêta devant elle dans un crissement de freins. Elle se leva d’un bond à l’instant où les portes s’ouvraient, puis grimpa à l’intérieur. Après avoir récupéré dans son sac un des billets fripés, elle le tendit au chauffeur, qui lui montra d’un geste exaspéré l’inscription sur la caisse.

– Faut le montant exact, mignonne.

– Mais c’est tout ce que j’ai…

– Alors descendez et allez chercher de la monnaie. Vous prendrez le prochain bus.

– Attendez, attendez…

Un homme à l’arrière du véhicule se leva et s’approcha d’eux.

– Il se trouve qu’il me reste un quarter, mademoiselle. Tenez, monsieur, voilà.

Lucy, fascinée, regarda la pièce suivre un chemin compliqué avant de tomber au fond de la caisse près du chauffeur. Au même moment, le bus fit un bond en avant, qui la déséquilibra. Elle agrippa la barre pour ne pas tomber, puis s’adressa à l’inconnu :

– Merci, mais vous n’étiez pas obligé de faire ça. J’ai de l’argent.

– Pas de problème, ma belle. On a tous besoin d’un petit coup de pouce de temps en temps. Je m’appelle Walt. Et vous ?

– Lucy.

– Eh bien, jolie Lucy, venez donc vous asseoir à côté de moi. Où allez-vous ?

Rougissante, elle s’installa près de lui sur la banquette en vinyle vert et lui montra l’adresse sur l’enveloppe rose.

– Vous savez où c’est ?

– Bien sûr, répondit-il. C’est pas loin de chez moi. Vous voulez que je vous y emmène ?

– Oh oui, merci !

Lucy se demanda si la carte de saint Christophe lui avait porté chance et songea à quel point sœur Mary serait horrifiée de la voir parler à un homme. Intimidée, elle tourna la tête vers la vitre.

Le bus longea des rangées de maisons ponctuées ici et là par des magasins avant d’entrer dans le centre-ville à proprement parler. Lorsqu’ils parvinrent au sommet de la petite montée, au niveau de l’intersection de Main Street et de Hastings Street, Lucy fut époustouflée par le spectacle de toutes les enseignes au néon qui clignotaient. Deux Indiens titubaient sur le trottoir, soutenant une femme qui marchait entre eux. Plus loin, une fille en jupe à rayures de zèbre frappait son compagnon avec sa pochette. Lucy vit aussi un groupe de jeunes qui se passaient une bouteille à l’entrée d’une ruelle. Un peu plus loin, deux policiers plaquaient contre un mur un homme coiffé d’un immense chapeau de cowboy. Lucy se sentait épuisée par toutes ces nouveautés et par son long voyage. Elle s’adressa à son voisin :

– Est-ce qu’on arrive bientôt ?

– Au prochain arrêt, dit-il.

Il lui adressa un clin d’œil en appuyant sur la sonnette. Tous deux se dirigèrent vers l’avant du bus.

Sans quitter Walt des yeux, le chauffeur effleura le coude de Lucy.

– Faites attention à vous, jeune fille.

– Occupez-vous de vos oignons, mon vieux, répliqua Walt, qui prit Lucy par le bras. Allez, ma belle, on y va.

À peine était-elle descendue que Lucy porta une main à sa bouche et à son nez. Le trottoir qui bordait les devantures dégageait une puanteur particulière, âcre, mélange d’urine, de vomi et de fumées d’échappement.

– Pourquoi ça sent si mauvais ? s’étonna-t-elle.

– Ah ça… Bienvenue en ville !

Walt éclata de rire et l’entraîna à sa suite.

– Venez, c’est par là.

Ils parcoururent une centaine de mètres.

– Remontrez-moi cette lettre, dit Walt.

Lucy la tira une nouvelle fois de son sac.

– Vous voyez le numéro ? dit-elle en indiquant un coin de l’enveloppe. C’est le 1617.

– Oui, c’est ici. Tenez, on y est.

Ils s’arrêtèrent devant la boutique d’un prêteur sur gages qui avait exposé dans sa vitrine des vieux grille-pain, des guitares et des cartes de base-ball. À côté de la porte se trouvait un petit panneau métallique comportant quatre touches.

– Ils servent à quoi, ces boutons ? demanda Lucy.

– Ils déclenchent une sonnerie dans les appartements.

Walt jeta encore un coup d’œil à l’enveloppe.

– OK. Appartement 104.

Il tourna le dos à Lucy pour appuyer sur une touche, dissimulant le panneau.

Une voix de femme s’éleva du haut-parleur.

– Oui ?

– Maisie ? s’écria Lucy. C’est moi, Lucy !

La voix se teinta d’agacement.

– Vous vous êtes trompée d’appartement. Y a pas de Maisie ici.

Lucy en resta interdite. Elle regarda Walt.

– Vous êtes sûr que c’est la bonne adresse ?

– Certain. Elle a dû déménager.

– Mais qu’est-ce que je vais devenir ? demanda Lucy, gagnée par la panique.

– Vous pouvez passer la nuit chez ma vieille et moi. On cherchera votre amie demain.

– Vous vivez avec votre mère ?

Walt partit d’un grand rire en lui passant un bras autour des épaules.

– Non, Lucy. C’est comme ça que j’appelle ma petite amie. Allez, venez. Vous devez mourir de faim.

– Vous croyez que votre petite amie sera d’accord ?

– Bien sûr, elle fait toujours ce que je veux.

Il la guida jusqu’à son immeuble, environ cinq cents mètres plus loin, et la fit monter au troisième étage, où se trouvait son appartement. Il déverrouilla la porte, dévoilant un intérieur sombre et silencieux.

– Attends une minute, dit-il, optant soudain pour le tutoiement. Ah non, non, elle est pas rentrée. Elle doit encore bosser tard… Viens, suis-moi. Tu veux un sandwich ?

Lucy ouvrait déjà la bouche pour répondre quand les gargouillements de son estomac le firent à sa place. Elle s’assit à table pendant que Walt cherchait dans le frigo quelque chose à manger et, en proie à un mélange de curiosité et de nervosité, balaya la cuisine du regard. Il y avait des vêtements, des bouteilles et des verres disséminés partout. Des cendriers pleins traînaient sur toutes les surfaces et de la vaisselle sale s’empilait à côté de l’évier. Quant au sol, il n’avait manifestement pas vu de serpillière depuis des mois. Lucy fut saisie d’un léger frisson en se demandant ce que sœur Mary penserait d’un tel endroit.

– Voilà.

Walt plaça devant elle un sandwich au beurre de cacahouète et un verre d’eau, puis s’assit à son tour.

– Alors, Lucy, dis-moi : t’as déjà eu un petit copain ?

Elle rougit en songeant au roman Harlequin qu’Edna avait rapporté à la Mission lorsqu’elle était revenue de vacances.

– Non, je… je viens de quitter l’école indienne.

Walt sourit.

– Eh bien, qu’est-ce que tu penserais de faire une rencontre ? Je connais un type qui va t’adorer.

Elle rougit de plus belle.

– Mais… il est tard, non ?

Walt posa une main sur les siennes.

– Eh bien, vous pourriez juste faire connaissance ce soir, et peut-être sortir ensemble demain, quand t’auras retrouvé ton amie. Ça te tente ? Je vais lui téléphoner pour lui dire de passer.

– Ah, d’accord.

– Va donc faire un brin de toilette pendant ce temps. La salle de bains est au bout du couloir.

Lucy, qui s’était sentie trop embarrassée pour lui avouer qu’elle avait envie de faire pipi, se précipita aussitôt vers la salle de bains. Son soulagement quand elle vida sa vessie lui procura un instant de pur plaisir. Elle se demanda à qui Walt s’adressait, avant de comprendre qu’il était au téléphone. Au pensionnat, le seul combiné se trouvait dans le bureau du père. Elle essaya de ne pas écouter, mais les murs n’étaient pas assez épais pour étouffer la voix de Walt.

– Fraîche comme une rose, je t’assure, disait-il. Oui, oui. Trente billets. C’est à prendre ou à laisser.

Ne sachant pas de quoi il parlait, Lucy se lava les mains et examina son reflet dans le miroir. Après avoir tapoté ses cheveux laqués pour les remettre en place, elle retourna dans la cuisine finir son sandwich. Walt fit quelques efforts pour ranger le salon encombré, mais sans réelle conviction, et n’alla pas jusqu’à nettoyer. Il souleva la valise de Lucy.

– T’auras qu’à dormir dans notre chambre, ce soir. Tu dois être fatiguée.

– Ça ne va pas déranger votre petite amie ?

Walt sourit.

– T’inquiète pas pour ça.

Quelqu’un frappa à la porte.

– Ah, ça doit être ton rendez-vous.

Lucy s’assit sur le canapé, mal à l’aise. L’homme que Walt introduisit dans la pièce était au moins deux fois plus vieux qu’elle. Sa bedaine pâle saillait sous son T-shirt trop court, révélant une profusion de poils qui contrastait avec l’absence de cheveux sur son crâne. Il lui sembla voir des billets passer entre les deux hommes lorsqu’ils se serrèrent la main.

– Lucy, je te présente mon copain Pete. Pete, voici Lucy.

Pete la regarda et sourit.

– Allez donc dans la chambre, tous les deux, ce sera un peu plus intime, proposa Walt. Comme ça, vous pourrez mieux faire connaissance.

Il prit Lucy par la main pour l’entraîner dans le couloir. Pete leur emboîta le pas.

Lucy commença à paniquer en le sentant aussi près derrière elle. À peine entrée dans la chambre, elle n’eut même pas le temps de se retourner que Pete avait déjà repoussé la porte derrière eux. Une seconde plus tard, il refermait un bras autour d’elle et lui fourrait son autre main entre les cuisses. Elle se dégagea.

– Hé, qu’est-ce que vous faites ?

– Tu vas me donner du plaisir, ma petite. Allez, sois gentille, enlève ton chemisier, sans te presser. Montre-moi tes jolis petits nichons.

– Non ! s’écria-t-elle, terrifiée, quand Pete s’avança de nouveau vers elle, l’attrapa par les épaules et la jeta sur le lit tout en lui soufflant au visage son haleine fétide, empestant le tabac froid.

Il tâtonna sous son chemisier et lui agrippa les seins.

– Attendez ! Il faut que j’aille aux toilettes. Je ne veux pas faire pipi sur le lit !

Il la relâcha en riant.

– D’accord, ma belle, vas-y. Je reste ici.

Il s’allongea sur le matelas, les bras croisés derrière la nuque.

Lucy ouvrit sa valise.

– J’ai besoin de ma brosse à dents, prétendit-elle.

Elle tourna le dos à Pete, cacha son sac à main dans le bagage, puis se redressa en le tenant devant elle pour le dissimuler et sortit de la chambre, dont elle referma la porte. Elle avança dans le couloir sur la pointe des pieds. En approchant de la cuisine, elle vit Walt assis à table, en train de parler au téléphone.

– Ouais, j’ai réussi à en tirer trente billets. Je vais laisser Pete l’emmener chez lui et on pourra fêter ça quand tu rentreras.

Lucy fonça vers la porte au moment où il levait les yeux.

– Hé, reviens ici tout de suite, espèce de petite traînée !

Déjà, il repoussait sa chaise pour s’élancer à sa poursuite.

Lucy se rua hors de l’appartement, puis dévala les marches deux par deux, sa valise tapant contre le mur. Une fois dans la rue, elle prit la direction par où ils étaient arrivés. Elle ne s’arrêta de courir qu’en reconnaissant l’immeuble où Maisie était censée habiter. À ce moment-là seulement, elle lâcha la valise et se pencha, les mains sur les genoux, pour essayer de reprendre son souffle. Éperdue, elle regarda derrière elle pour voir si Walt l’avait suivie, mais la rue était déserte. Puis l’image du ventre poilu de Pete lui traversa l’esprit, et elle n’eut que le temps de se pencher de nouveau pour vomir au pied d’une haie. Elle s’adossa ensuite à la porte de la boutique du prêteur sur gages en s’efforçant de réfléchir. Que faire ?

Au bout de quelques minutes, elle entendit la porte de l’immeuble voisin s’ouvrir, livrant passage à une vieille femme coiffée d’un chapeau violet. Lucy rattrapa le battant avant qu’il claque et se coula dans le hall. Un escalier se dressait devant elle, avec une sorte de placard aménagé sur le côté. Elle écarta la petite porte en bois pour découvrir un réduit éclairé par une ampoule électrique nue d’où pendait une chaîne. Elle entra à quatre pattes dans l’espace exigu, referma derrière elle et se tapit à l’intérieur de sa cachette tandis que les bruits de la ville et le hurlement des sirènes résonnaient dans la nuit. La porte d’entrée s’ouvrit encore à deux reprises, la faisant trembler à chaque fois tant elle s’attendait à être découverte par quelqu’un qui voudrait encore lui faire du mal.

Elle tenta de se vider la tête, sans succès. Son esprit la ramenait sans cesse à la Mission. Elle songea à Kenny. Le père Levesque leur avait dit qu’il s’était noyé, mais aucun des pensionnaires ne l’avait cru. Kenny était devenu leur héros, celui qui essayait toujours de s’enfuir et avait finalement réussi. Elle sentit son cœur se serrer au souvenir de leurs rares moments de complicité presque toujours silencieuse. Comment oublier ce jour où on l’avait ramené après l’une de ses innombrables tentatives d’évasion ? Il se tenait près de frère John devant tous les autres enfants réunis dans le réfectoire, tête basse, mains derrière le dos. La robe violette à fleurs que le religieux l’avait forcé à mettre lui arrivait aux chevilles. Sur son crâne rasé apparaissaient les traînées sanglantes laissées par la tondeuse. Frère John l’avait frappé jusqu’à ce qu’il s’écroule, sans parvenir à lui arracher un seul cri, cet acte de défi étant tout ce qu’il lui restait. Le lendemain, après le petit déjeuner, Lucy s’était arrêtée devant lui en feignant de renouer ses lacets et, malgré les risques encourus, avait réussi à lui glisser un message. Kenny l’avait dissimulé dans sa chaussure. Nul doute que, si on l’avait surprise en train de parler à un garçon, elle aurait eu droit à une nouvelle correction. Par la suite, Kenny et elle avaient pris l’habitude d’échanger des signes en veillant à ne pas attirer l’attention. Un sourire, un hochement de tête – c’était suffisant pour rendre les journées plus supportables.

Pour finir, les crampes dans ses jambes et la chaleur dégagée par l’ampoule électrique forcèrent Lucy à sortir de sa cachette. Elle s’extirpa du réduit, s’étira et s’assit sur la première marche de l’escalier, trop effrayée pour affronter les rues de la ville. Dehors, l’obscurité céda peu à peu la place à la lumière du jour. Accablée de fatigue, elle ne tenta même pas de se cacher lorsqu’elle entendit quelqu’un descendre. Une grande femme maigre la dépassa, puis se retourna, une main posée sur la poignée de la porte.

– Qu’est-ce que vous faites là ? Qui êtes-vous ?

Lucy sortit de son sac l’enveloppe rose.

– Je cherche mon amie Maisie. Elle m’a envoyé une lettre disant qu’elle habitait ici. Je suis venue ici hier soir mais ce n’est pas elle qui a répondu.

– Oh, alors c’est vous qui avez sonné chez moi ? Maisie habite bien ici, sauf que vous vous êtes trompée, vous avez appuyé sur le 106 au lieu du 104.

En songeant à Walt et à la façon dont il l’avait dupée, Lucy sentit ses yeux s’embuer.

– Venez, je vous emmène chez elle, dit l’inconnue.

Sur ses gardes, redoutant une nouvelle trahison, Lucy la suivit dans l’escalier. La femme frappa à une porte au dernier étage. Un instant plus tard, Maisie apparut sur le seuil, en robe de chambre turquoise et pantoufles duveteuses en forme de lapin. Lucy fondit en larmes.

– Maisie ! s’exclama-t-elle en se jetant dans les bras de son amie.

D’une voix entrecoupée de sanglots, elle tenta en vain de lui raconter ce qui s’était passé ; les mots se bousculaient dans sa bouche en un charabia incompréhensible.

Maisie l’étreignit tout en remerciant la voisine.

– C’est mon amie du pensionnat, expliqua-t-elle.

Elle fit ensuite entrer Lucy dans l’appartement.

– Calme-toi, dit-elle. Tout va bien maintenant. Je vais nous préparer du thé.