Il y avait un moment dans la journée, juste après trois heures de l’après-midi, où le Manitou n’évoquait pas une scène de crime, où cet établissement du début des années 1950 semblait presque accueillant. Lucy prenait plaisir à voir ses surfaces lustrées et brillantes pour encore quelques heures, avant que la nuit tombe et que les clients le saccagent inévitablement, semant derrière eux bouteilles vides, cendriers pleins et draps souillés. Elle se sentait alors satisfaite : les lits étaient bien faits, la porcelaine étincelait dans les salles de bains, les serviettes de toilette s’empilaient, pliées avec soin, lui donnant brièvement l’illusion qu’elle n’aurait pas à patauger dans la crasse le lendemain matin. Ce jour-là, alors qu’elle était d’humeur rêveuse, elle croisa Clara devant la lingerie.
– Salut !
Son amie la gratifia d’un petit coup de hanche au passage et lui ouvrit la porte. Elles se débarrassèrent de leurs blouses, puis insérèrent machinalement leurs cartes dans la pointeuse, sans que la pénombre à l’intérieur de la pièce aveugle entrave leurs gestes aguerris par la pratique. Fatiguées et impatientes de laisser le Manitou à ses fantômes, elles ressortirent sous le soleil.
– Alors comme ça, c’est demain le grand jour ? lança Clara.
– Oui.
– T’as le trac ?
– Non. Je vais le réussir, cet examen. Ce n’est pas le même que si j’avais fait toutes mes années de lycée, mais il correspond à un niveau de terminale. Imagine un peu la réaction de sœur Mary…
Lucy agita la main comme pour chasser une mouche.
– Oh, elle en aurait une syncope, cette vieille peau !
Les deux filles ricanèrent à l’idée de sœur Mary tombant dans les pommes en apprenant la nouvelle.
– Tu sais quel jour on est aujourd’hui ? reprit Lucy.
– À part qu’on est mardi ?
– Ça fait tout juste deux ans que Maisie est morte.
Réduites au silence, elles poursuivirent leur chemin.
Alors qu’elles approchaient de l’épicerie de Chong Li, Lucy proposa :
– Tu montes boire un Coca ? Je viens de m’acheter de nouveaux 45 tours, dont ‘Ruby Tuesday’.
– Non, je peux pas, j’ai promis à Liz de la retrouver au Woolworths, déplora Clara.
– J’espère qu’elle n’oubliera pas d’aller au Manitou demain, elle a promis de me remplacer.
– Oh, tu connais Liz et ses promesses… En tout cas, elle a intérêt à se pointer, parce que j’ai pas l’intention de me farcir des chambres en plus.
Lucy lui effleura l’épaule.
– Je viendrai dès que l’épreuve sera terminée. Si elle n’est pas là, je m’en occuperai.
– T’inquiète pas pour ça. Concentre-toi sur ton exam’, d’accord ? On veut être fières de toi !
Au moment de tourner dans la ruelle qui menait à l’épicerie, Lucy chercha ses clés dans son sac et sourit à son amie.
– À demain !
– Oh oui ! Et après, on ira toutes fêter ta réussite !
Alors qu’elle approchait sa clé de la porte d’entrée, Lucy vit un homme s’éloigner dans la ruelle. Quelque chose dans sa silhouette, dans sa démarche et même dans l’inclinaison de sa tête lui semblait étrangement familier.
Elle haussa les épaules, puis inséra la clé dans la vieille serrure rouillée. Pour parvenir à ouvrir, il fallait l’enfoncer, la lever et la tourner en même temps. Sinon, elle pouvait toujours tenter sa chance avec une formule du style « Abracadabra »… Cela faisait près de deux ans maintenant qu’elle avait posé toute sa fortune, moins deux dollars, sur le comptoir de Chong Li, en échange de ce sésame permettant d’accéder au studio du dessus.
Ce jour-là, tenue en échec par la serrure, elle dut aller demander de l’aide à l’épicier. Celui-ci, qui parlait un anglais de plus en plus mauvais à mesure qu’il s’énervait, lui déverrouilla le battant, puis se fendit d’un grand geste exaspéré avant de repartir en grommelant. Lucy aurait pu reprendre l’appartement de Maisie après la mort de cette dernière, le propriétaire le lui avait même proposé, mais elle avait préféré s’installer dans ce une pièce proche du Manitou, dont le loyer était moins élevé. Et puis, comment aurait-elle pu vivre dans un endroit où tout lui rappelait son amie ? Lucy ne s’autorisait pas souvent à penser à elle. Elle ne comprenait pas comment Maisie avait pu être désespérée au point de vouloir mourir. Elle avait dû accompagner les flics à la morgue pour l’identifier. Oui, c’était bien Maisie, la jolie Maisie si courageuse… Même si les autres filles lui avaient répété encore et encore qu’elle n’y était pour rien, Lucy se sentait terriblement coupable. Alors elle essayait de ne pas trop songer à son amie, enterrée seule dans le coin du cimetière réservé aux pauvres et aux délaissés.
S’efforçant de chasser ses idées noires, elle rentra chez elle, troqua sa tenue contre son nouveau pantalon pattes d’eph et un chemisier à motif cachemire, puis se campa devant le frigo ouvert, savourant la relative fraîcheur du vieux lino sous ses pieds nus, gonflés au terme d’une longue journée de travail. Il n’y avait sur les clayettes qu’une douzaine d’œufs, un paquet de pâtisseries à toaster et trois bouteilles de soda – pas assez de denrées pour bloquer la lumière dispensée par l’ampoule. Elle prit l’une des bouteilles, l’appuya contre le rebord du plan de travail et fit sauter la capsule d’un geste expert. Elle en avala la moitié d’un trait, s’étouffant presque avec le liquide pétillant, avant de s’installer à la table de la cuisine et de poser les mains sur son manuel. Une nervosité familière s’emparait déjà d’elle, lui nouant la gorge. Alors elle repoussa l’ouvrage et, au lieu d’étudier, vida tous les placards, empilant vaisselle et provisions sur le petit plan de travail. Elle en nettoya ensuite l’intérieur déjà impeccable, puis y rangea tout ce qu’elle avait sorti, pour les revider aussitôt, essayant tour à tour une organisation par taille, par marque et par forme.
À la nuit tombée, l’enseigne au néon du Manitou emplissait sa cuisine d’une douce lumière rouge. Lucy s’asseyait souvent à la table pour fumer dans cette lueur pourpre qui l’apaisait, même si elle lui rappelait un peu celle de l’issue de secours dans le dortoir du pensionnat. Parfois, elle se demandait si, à l’époque, ce signe lumineux était là pour les narguer, leur rappeler qu’il n’y avait pas d’issue pour eux, pas d’échappatoire.
Enfin, épuisée, elle referma les placards. Postée devant la fenêtre, elle contempla le motel. Les tapineuses commençaient tout juste leur nuit. Leur attitude hautaine semblait promettre monts et merveilles tandis qu’elles avançaient vers le Manitou en roulant les hanches, provocantes au bras de leurs clients. Elles en ressortiraient plus tard moins fièrement, en rajustant leurs vêtements et en glissant leurs billets dans leur soutien-gorge ou leurs chaussures.
Peu après son arrivée à Vancouver, Lucy avait renoncé à son rituel du soir consistant à enrouler ses cheveux autour de gros bigoudis roses qu’elle maintenait en place à l’aide des épingles rapportées de la Mission. Elle était fascinée par les filles hippies qui quittaient parfois la 4e Avenue pour s’aventurer dans le centre. Elle admirait leur rouge à lèvres rose pâle, leurs yeux soulignés d’un épais trait de khôl et leurs longs cheveux brillants qui, épargnés par le voile fixant de la laque, ondulaient souplement. Depuis son départ de la Mission, ses propres cheveux, préservés des colères de sœur Mary et de sa tondeuse, avaient poussé et lui arrivaient désormais sous les omoplates. Elle avait remplacé son peigne à queue par une brosse en poils de sanglier et sa laque par un shampooing à la senteur végétale. Il lui semblait qu’elle ne se lasserait jamais du spectacle de ces hippies jouissant naturellement d’une totale liberté, qui semblaient n’avoir peur de rien ni de personne. Pouvaient-ils seulement concevoir une autre existence, dans laquelle un tel abandon était impossible ?
Elle devait parfois se ressaisir, se dire que personne ne la surveillait, n’attendant que le moment de se jeter sur elle. Elle éprouvait alors une intense exaltation à la pensée que ses choix lui appartenaient.
Avec un soupir, elle récupéra son manuel et se mit à lire le texte à voix basse, comme si le son pouvait l’aider à graver les informations dans son esprit.
Le lendemain après-midi, Lucy s’engageait sur le parking du Manitou lorsque Clara l’aperçut et se précipita vers elle.
– Alors ? Vas-y, raconte !
Clara la prit par le coude.
– Dis-moi comment ça s’est passé !
Lucy baissa la tête et ralentit l’allure, comme accablée par le poids de la déception. Clara se tourna vers Liz qui, derrière elle, ouvrait déjà la bouche pour interroger leur amie, et murmura :
– Chut. Je suis pas sûre qu’elle ait réussi.
D’un même mouvement, les deux filles enlacèrent Lucy.
– T’en fais pas, tu pourras toujours le repasser, la consola Clara en lui tapotant l’épaule.
– Ah, je vous ai bien eues !
Lucy éclata de rire en sortant de son sac sa copie d’examen où figurait un grand B+ entouré de rouge. Ses deux amies poussèrent des cris de joie et la félicitèrent. Liz la serra contre elle à l’étouffer, tandis que Clara entamait une petite danse.
– Bon, il y en a au moins une qui est bien partie pour sortir de cet enfer, lâcha Clara avec un soupir, peu habituée à rire autant quand elle était sobre.
Lucy sourit.
– On va fêter ça ce soir. C’est moi qui invite.
– D’accord ! dit Clara en saisissant la copie de Lucy, qu’elle brandit haut. Il va falloir la faire encadrer !
Au moment où elle se tournait vers Liz pour quêter son approbation, elle aperçut Harlan qui émergeait de son bureau.
– Oh oh, voilà Hitler…
Les trois amies filèrent vers la lingerie, mais elles ne furent pas assez rapides. Harlan leur barra la route et attrapa Lucy par le poignet.
– Où t’étais, hein ? Je vais te retenir des heures sur ta paie !
– Lâche-moi, Harlan. Je t’avais dit que j’avais mon examen ce matin et que Clara allait me remplacer.
– Ah ouais ? Et qu’est-ce que tu cherches à prouver ? Vous, les Indiennes, vous êtes bonnes qu’à deux choses, et les deux se passent dans des chambres d’hôtel.
Il lui arracha le papier des mains et le flanqua par terre.
– Tu crois que ce machin va changer ta vie ? Allez, au boulot, et plus vite que ça !
– Va te faire foutre ! s’exclama Lucy. Je démissionne.
Les mots avaient jailli de sa bouche avant qu’elle s’en rende compte.
– Oh non, c’est pas toi qui démissionnes, c’est moi qui te vire ! Sale petite ingrate. Va récupérer tes merdes et tire-toi.
Lucy demeura immobile sous l’enseigne criarde du motel, partagée entre la fureur et l’euphorie.
– Ingrate, moi ? C’est toi qui devrais nous remercier de ne pas t’avoir dénoncé aux services de l’hygiène.
Plus tard, les filles riraient de ce qui produisit ensuite et en parleraient pendant des années. Mais, sur le moment, Liz et Lucy en restèrent bouche bée quand Clara, poussant un cri de rage, sauta sur le dos de Harlan, referma ses jambes noueuses autour de sa taille et se mit à lui marteler l’arrière du crâne à coups de poing en hurlant comme une possédée. Tout le monde savait qu’elle démarrait au quart de tour dans les situations explosives de ce genre. Les trois amies conviendraient par la suite que Harlan aurait dû s’en douter.
– Espèce de salaud ! Tu lui gâches le plus beau jour de sa vie ! cria Clara en continuant de le frapper sur la tête et au visage tandis qu’il gesticulait et se contorsionnait pour tenter de se débarrasser d’elle.
Il se mit à tourner en rond de plus en plus vite, jusqu’au moment où Lucy et Liz essayèrent d’intervenir et de faire descendre leur amie. Au même instant, Harlan pila, et Clara s’envola dans les airs avant d’atterrir brutalement sur les fesses. Lucy et Liz se placèrent entre Harlan et elle pour que, tout étourdie par sa chute, elle puisse se redresser tant bien que mal. Essuyant le sang au coin de sa bouche, Harlan leva vers le trio un poing menaçant.
– Vous êtes toutes virées ! Foutez le camp tout de suite ! Et toi, Lucy, t’as intérêt à dire à ton bon à rien de petit copain de pas remettre les pieds dans mon motel.
– Faut toujours que tu bousilles tout, hein, Harlan ? riposta Clara en s’époussetant. Je vais chercher mes affaires. Si tu veux m’en empêcher, te gêne pas.
La tête haute, elle claudiqua vers la lingerie. Liz et Lucy lui emboîtèrent le pas en surveillant Harlan du coin de l’œil. Quelques minutes plus tard, toutes trois repartaient vers la rue, l’enseigne du motel projetant son ombre sur elles.
– Je suis désolée, les filles, dit Lucy, au bord des larmes. Je n’ai jamais voulu que perdiez votre boulot.
– Oh, t’en fais pas, marmonna Clara. Il a plus besoin de nous que nous de lui. Qui d’autre accepterait de bosser dans ce bouge ? Je parie que, dès demain matin, il nous cherchera partout pour nous supplier de revenir. Allez, Lucy, c’est ta journée. On va faire la fête !
– Moi, je n’y remettrai pas les pieds, affirma cette dernière, qui ressortit sa copie d’examen froissée. Ce bout de papier va me permettre de trouver quelque chose de mieux. Au fait, Liz, pourquoi il a parlé de mon petit copain, tout à l’heure ? C’est quoi, cette histoire ?
– J’allais te le dire, mais avec celle-là qui se prend pour Mohamed Ali, j’en ai pas eu l’occasion. Un type est venu au Manitou l’autre jour. Il te cherchait. Il a raconté à Harlan que vous étiez de vieux amis et qu’il avait appris que tu bossais là. Harlan l’a envoyé balader.
– Mais c’était qui ? insista Lucy. Je n’ai pas de petit copain.
– Aucune idée, je l’ai pas vu, j’ai juste entendu Harlan le chasser. Maintenant, sors ton rouge à lèvres, Lucy. On va s’amuser. T’as réussi !
Lucy prit son tube dans son sac et l’appliqua en marchant, satisfaite à l’idée que le rose givré lui allait mieux qu’aux hippies. Elle ne pensait déjà plus au mystérieux inconnu.
Les rires résonnaient encore dans la tête de Lucy quand elle rentra chez elle. Clara avait suscité l’hilarité générale dans le bar en racontant comment elle avait collé une raclée à Harlan sur le parking du Manitou. À chaque nouvelle version de son récit, elle avait rajouté quelques coups de poings et insultes. Lucy souriait encore au moment d’ouvrir la porte.
– Lucy ?
Elle se raidit en entendant cette voix masculine qui venait de la ruelle sombre.
– Qui est là ?
La peur lui comprima la poitrine lorsqu’elle vit s’avancer l’homme qu’elle avait aperçu la veille.
– Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez ?
Elle inséra la clé dans la serrure mais ses doigts refusèrent de la tourner. La bouche soudain sèche, elle bredouilla :
– Qui… qui êtes-vous ?
– C’est moi, Kenny.
– Kenny ?
– Oui.
– Qu’est-ce que…
Quand il émergea de l’ombre pour venir se poster sous l’enseigne lumineuse du Manitou, elle le reconnut. C’était un homme à présent, mais c’était bien lui. Il s’approcha, les mains dans les poches, et elle sentit l’odeur de l’alcool qui flottait autour de lui. Saisie d’un léger vertige, elle agrippa la poignée de la porte en s’efforçant de ne rien laisser paraître de son trouble.
– On peut se parler ? demanda-t-il.
– Ça… ça va ?
Elle se passa une main dans les cheveux, s’attendant presque à sentir sur son crâne les écorchures infligées par sœur Mary.
– Oui, bien, répondit-il.
Elle se demanda si lui aussi la revoyait tondue.
– Tu habites ici ? demanda-t-elle.
– Non, je suis arrivé en ville il y a une semaine. Je suis tombé sur Wilfred aux États-Unis. Il m’a dit que tu vivais à Vancouver.
– C’est vrai ? Tu as vu mon frère ?
– Oui. J’ai su qui il était au bout d’une semaine seulement. Il a drôlement changé.
– Je ne pensais pas te revoir un jour. On nous avait dit que tu étais mort.
– Pas encore. Le plus tard sera le mieux.
Tous deux partirent d’un petit rire nerveux.
– Est-ce qu’on pourrait se voir plutôt demain ?
– Y a pas d’obligation, répondit Kenny. Je voulais juste te dire bonjour.
Déjà, il se détournait.
– Non, attends ! s’écria Lucy en le rattrapant. C’est juste que ça m’a fait un choc. Je… j’ai du mal à rassembler mes idées. Écoute, c’est mon jour de congé, demain. Viens prendre un café avec moi dans la matinée, d’accord ?
Il sourit.
– T’as grandi, c’est sûr !
Elle lui rendit son sourire.
– Toi aussi !
– OK, à demain, alors.
Sa clé dans une main, son sac dans l’autre, Lucy le regarda.
– N’hésite pas à frapper fort à la porte, surtout. Des fois, je n’entends pas là-haut.
Elle leva les yeux vers sa fenêtre.
– Je te guetterai, de toute façon.
– D’accord.
Les mains dans les poches, Kenny s’éloigna lentement.
À peine entrée dans le bâtiment, Lucy se laissa choir sur une marche d’escalier et se cacha le visage dans les mains. Un tourbillon d’images et de sons resurgissait brusquement. Le bruissement de la robe de la sœur et le cliquetis des grains de son rosaire ; le père et ses invitations sournoises ; les rires étouffés des filles et le claquement des couverts sur les assiettes pendant les repas ; les élèves en rang comme les soldats d’un régiment pour se déplacer d’un endroit à l’autre… Kenny, dont les coups d’œil furtifs et les messages glissés en douce lui faisaient tant de bien… Elle prit une profonde inspiration, se leva et monta jusque chez elle.
Une fois à l’intérieur du studio, elle alla s’asseoir à la table de la cuisine sans éclairer. Elle tenta bien de se concentrer sur les habituelles allées et venues sous sa fenêtre, mais le flot des souvenirs qu’elle avait tenté de refouler jusque-là était trop fort. Même si elle avait été au pensionnat en même temps que Clara, elles n’en avaient pas beaucoup parlé toutes les deux. C’était une sorte d’accord tacite entre elles : le passé était le passé ; on pouvait difficilement y échapper, mais il n’était pas question de le laisser empoisonner le présent. Elles n’auraient jamais pu devenir les femmes qu’elles étaient aujourd’hui, avec leur rouge à lèvres, leur paie et leur appartement, si elles étaient restées les fillettes d’alors, ou celles qu’elles étaient le jour où elles étaient parties, abandonnant les autres à leur sort.
Lucy riva son regard sur ses mains et s’efforça d’en maîtriser les tremblements. Kenny, le seul en qui tout le monde croyait. Il n’avait jamais perdu son désir de liberté. Le récit de son évasion était devenu légendaire, ses exploits avaient pris une dimension épique dans les histoires qui circulaient à voix basse parmi les élèves la nuit… Submergée par l’émotion, elle posa la tête sur ses bras croisés et fondit en larmes.
Le lendemain matin, elle fut tirée du sommeil par un bruit de petits cailloux lancés contre la vitre.
– Lucy ? C’est moi.
Encore fatiguée après sa nuit trop courte et la folle journée de la veille, elle se redressa en se frottant les yeux et regarda par la fenêtre. Kenny, sur le trottoir, levait la tête vers elle.
Elle ouvrit et cria :
– Une minute, je descends !
Elle se rafraîchit le visage, ôta son chemisier fripé après une nuit passée à la table de la cuisine, en enfila un propre, puis descendit l’escalier en inspirant à fond pour se calmer. Elle déverrouilla le battant.
– Entre.
Kenny la suivit dans l’escalier.
– Tu vis seule ici ? demanda-t-il en examinant le studio.
Il s’avança sur le vieux lino qui couinait sous ses bottes.
– Oui, répondit-elle. Jusque-là, je travaillais au Manitou, le motel à côté, mais plus maintenant. J’ai démissionné hier. Tiens, assieds-toi, je vais préparer du café.
Elle mit la bouilloire à chauffer et prit deux tasses dans le placard ainsi que du café instantané.
– Tu le bois avec quoi ?
– Du sucre, c’est tout.
Kenny s’installa à table et la regarda s’asseoir en face de lui.
– Moi aussi.
Elle sourit. Sa joie de le revoir en vie, adulte et libre, éclipsait la tristesse qu’il semblait avoir apportée dans la cuisine.
– Je me suis toujours demandé ce que tu étais devenu, après ta dernière fugue, dit-elle. Qu’est-ce qui s’est passé ? Le père nous a raconté que tu t’étais noyé mais personne ne l’a cru. On était sûrs que tu avais réussi à t’enfuir.
– J’ai volé le nouveau canot qu’ils avaient acheté pour remplacer l’ancien, celui dont j’avais grillé le moteur. Tu te souviens du jour où Howie est parti à l’hôpital, après ce que le frère lui avait fait subir ?
– Oh oui ! Tu es passé devant sœur Mary comme si elle n’existait pas pour venir me parler. Et j’ai compris que tu essaierais encore de t’échapper.
– À ce moment-là, moi, je l’ignorais encore. C’est juste que je n’en pouvais plus. Il y avait tellement de sang sur le lit de Howie… J’étais presque certain qu’il était mort. Et je voulais m’en aller. Sauf que tu m’as arrêté. J’ai essayé de rester, pour toi. J’avais besoin de te le dire. Quand je suis enfin parti, je ne pensais qu’à toi, assise en silence dans le réfectoire, le crâne rasé.
– Sans toi, c’était comme s’il n’y avait plus d’espoir. Et Howie ? Que lui est-il arrivé ? On a entendu dire qu’il s’était réfugié aux États-Unis avec sa mère…
– On m’a raconté, mais je sais pas si c’est vrai, qu’il aurait été obligé de rentrer au Canada à cause d’un problème de documents administratifs. Il aurait même fallu qu’il retourne à Arrowhead Bay, où il serait tombé sur frère John et l’aurait dérouillé. Il serait en taule depuis. Mais bon, va savoir, les gens disent n’importe quoi.
– Ça, c’est sûr, confirma Lucy avec un sourire. Alors, toi, où es-tu allé ?
– Je ne me suis pas arrêté avant d’atteindre Port McNeill. Là, j’ai retrouvé mon oncle. Il voulait me renvoyer à la Mission mais, quand je lui ai raconté ce qui s’y passait, il m’a ramené chez ma mère.
Lucy versa des cuillérées de café instantané dans les tasses et ajouta de l’eau bouillante. Elle en tendit une à Kenny en l’invitant à se servir du sucre. Kenny plongea la main dans la poche de sa veste pour y prendre une petite bouteille de rhum. Il avala la moitié de son café, puis ajouta de l’alcool au reste, remplissant la tasse à ras bord. Il pencha ensuite la bouteille au-dessus de celle de Lucy, qu’il interrogea du regard. Quand elle hocha la tête, il parut surpris.
– Faut soigner le mal par le mal, dit-il en lui souriant.
– Et comment tu t’es retrouvé aux États-Unis ? demanda-t-elle.
L’odeur du rhum lui chatouillait les narines.
– Pour tout dire, je ne me sentais plus chez moi à la maison. Je n’avais pas revu ma mère depuis sept ans et je ne savais pas qu’elle s’était mise à boire après mon départ. J’avais l’impression qu’on était devenus des étrangers l’un pour l’autre, tu comprends ? Mais toi, comment t’es arrivée ici ?
Lucy but une gorgée de café. Son visage se crispa légèrement.
– Sœur Mary m’a mise dans un car pour Vancouver le jour de mes seize ans. J’étais morte de peur. Je n’avais jamais vu de trolleybus, ni d’ascenseur, ni même de gens qui menaient une vie normale. Sans Maisie, je ne m’en serais jamais sortie. C’est elle qui m’a fait embaucher au Manitou.
– Comment elle va ? Cette fille-là, c’était un sacré numéro. Fallait pas l’emmerder.
Lucy lui parla alors de la double vie de Maisie, de sa force, de son combat pour survivre, de son suicide. Elle fut surprise de pouvoir lui raconter tout ça sans pleurer. Lorsqu’elle eut terminé, Kenny relâcha son souffle et, d’une main légèrement tremblante, se servit une nouvelle rasade de rhum. Cette fois, Lucy déclina la proposition.
Après avoir bu, Kenny l’observa par-dessus le bord de sa tasse.
– Et maintenant, tu n’as plus de boulot.
– Non, mais j’ai pris des cours du soir après mon service au Manitou. Hier, j’ai réussi le dernier examen. Je vais m’inscrire au collège communautaire. Attends, je vais te montrer.
Elle ouvrit le manuel resté sur la table et récupéra entre les pages un article de journal jauni.
– Regarde, toutes ces Indiennes sont devenues infirmières. Si elles ont réussi, pourquoi pas moi ?
Kenny sourit et lui saisit les mains au moment où elle rangeait l’article.
– J’ai toujours su que tu deviendrais quelqu’un.
Lucy rougit.
– Tu reprends du café ? Tu as faim, peut-être ? J’ai des petites tartelettes à toaster.
– Non, merci. Je dois aller voir un gars pour du boulot. S’il n’a rien pour moi, je serai peut-être obligé de partir dans l’Okanagan, pour bosser dans les vergers.
– Je suis tellement heureuse de te revoir… Écoute, pourquoi tu ne reviendrais pas après ton rendez-vous ? Je ferai des courses et je préparerai le dîner.
– Ce serait formidable, Lucy. Je me rappelle même plus la dernière fois où quelqu’un m’a fait à manger.
– OK, disons vers dix-huit heures. Mais je te préviens, je suis loin d’être un cordon-bleu. Maisie a dû m’apprendre à faire des œufs durs quand je suis arrivée.
Ils rirent, puis Lucy le raccompagna jusqu’à la porte. Lorsqu’elle lui effleura l’épaule comme pour s’assurer qu’il était réel, elle le sentit se tasser sur lui-même.
– Excuse-moi, Lucy, je suis tout esquinté.
Il enfila prestement son blouson et dévala l’escalier. Parvenu au bas des marches, il se retourna.
– À ce soir !
De la fenêtre de la cuisine, Lucy le regarda s’éloigner. Il lui paraissait étrangement vieux. Au pensionnat, il était au collège quand elle n’était encore qu’en primaire, mais la différence d’âge entre eux semblait aujourd’hui beaucoup plus grande.
À minuit, dans sa cuisine baignée de l’habituelle lumière rouge, Lucy l’attendait toujours. Pour finir, ravalant sa déception, elle emballa le poulet rôti dans du papier ciré et le rangea dans le frigo, à côté des tartelettes. À peine était-elle couchée que les souvenirs affluèrent – Maisie et son enterrement, Kenny accablé de honte dans sa robe violette à fleurs, elle-même, le crâne rasé et écorché –, chassant le sommeil. Elle tenta bien de compter dans sa tête, comme à l’époque du pensionnat, mais en vain.
Ce fut seulement quatre jours plus tard, en début de soirée, que Kenny reparut. Lucy rentrait chez elle avec Clara et, dans la douceur de l’air automnal, toutes deux avaient noué les manches de leur pull autour de leur cou. Lucy poussa du coude son amie.
– Tu es en retard, Kenny, lança-t-elle d’un ton légèrement réprobateur. Tu te souviens de Clara ? Elle était au collège à la Mission quand j’étais en primaire.
Clara n’accorda qu’un bref coup d’œil au nouveau venu avant de lui tourner le dos pour s’adresser seulement à Lucy :
– Ça ira ?
La jeune femme hocha la tête, et Clara ajouta à l’intention de Kenny :
– T’as intérêt à te montrer gentil avec elle, sinon t’auras affaire à moi.
Kenny recula d’un pas tandis que Lucy éclatait de rire, dissipant la tension ambiante.
– Et il ne faut pas lui chercher des noises, tu peux me croire ! s’exclama-t-elle. Demande à Harlan !
Les deux amies pouffèrent.
Clara fut la première à recouvrer son sérieux.
– Je plaisante pas, Kenny. T’avise pas de lui faire du mal.
L’air penaud, Kenny secoua la tête en signe de dénégation.
Lucy leva les yeux au ciel et donna un petit coup de poing taquin à son amie.
– Il a compris, chef !
– OK, je vous laisse. À demain, ma grande, dit Clara en s’éloignant.
Sans la présence exubérante de Clara, la ruelle parut soudain étrangement calme à Lucy. Kenny lui présenta alors la première d’un bon millier d’excuses.
– Des fois, il vaut mieux que je voie personne. J’ai besoin de rester seul.
Ils gravirent l’escalier épaule contre épaule. Une légère odeur de rhum flottait autour d’eux.
– Ne t’en fais pas, Kenny. Ça m’arrive aussi.
Dans l’appartement, ils s’assirent côte à côte sur le canapé convertible élimé. Kenny passa un bras autour des épaules de Lucy, qui posa une main sur son genou. Ils se regardèrent, pour détourner aussitôt les yeux. Puis Kenny lui prit le visage entre ses mains et l’embrassa.
– Je peux rester ? murmura-t-il. Tu veux bien ?
En guise de réponse, elle appuya la tête sur son torse, étonnée d’entendre son cœur battre si fort. Les lueurs rouges du Manitou se reflétèrent sur sa peau lorsqu’elle ôta son chemisier. Kenny l’attira à lui, et ils parlèrent et s’aimèrent jusque tard dans la nuit.
À son réveil, après un sommeil paisible, Lucy savoura la chaleur de son lit, qui l’enveloppait comme un cocon. Elle tendit machinalement la main vers Kenny, sachant néanmoins, sans même avoir besoin d’ouvrir les yeux, qu’il était déjà parti. Elle s’enfouit plus profondément sous les couvertures, la tête tournée vers la fenêtre de la cuisine, derrière laquelle la pluie tombait, intense et régulière. Une nouvelle fois, son esprit la ramena à la Mission. À toutes ces journées passées la peur au ventre. Si elle avait tenu le coup, c’était grâce à Kenny, à ses sourires et aux petits mots d’encouragement qu’il lui donnait en douce, bien sûr, mais surtout parce qu’il n’avait jamais renoncé à fuir, malgré les coups. Et parce qu’il croyait en elle. Il le lui avait dit. Il n’y avait pas, alors, le vide en lui qu’elle avait perçu la veille.
Deux mois plus tard, elle alla chercher en boutique la blouse d’infirmière qu’elle avait commandée sur catalogue, et s’arrêta dans un grand magasin acheter une paire de chaussures blanches adaptées. Plus la date de sa formation approchait et moins elle avait le temps de penser à Kenny. Elle ne s’attendait même plus à le découvrir appuyé contre sa porte quand elle tournait au coin de la rue.
La veille de commencer son apprentissage, elle prit la direction du Manitou, espérant retrouver Clara. Celle-ci avait vu juste : non seulement Harlan les avait implorées, Liz et elle, de revenir travailler au motel, mais il les avait augmentées. Elles touchaient désormais un dollar quinze de l’heure.
Clara émergea de la lingerie, toujours en uniforme, la tête basse et le pas lourd.
– Salut ! l’interpella Lucy. Tu as vraiment bien compris comment fonctionne Harlan, toi, dis donc !
Son amie leva les yeux et sourit.
– Oui, sûr. On va manger un morceau à l’Only ?
Lorsque Clara se fut changée, elles traversèrent comme si souvent le cœur brisé de la ville, où grouillaient prostituées, drogués et jeunes fugueurs, clients et prédateurs à l’affût. Les hôtels, tous délabrés, n’étaient guère plus que des asiles de nuit loués à l’heure ou à la semaine par ceux qui ne voulaient pas faire plus de quelques pas chancelants entre leur chambre et le bar à bières au rez-de-chaussée. Mais les deux amies n’y prêtaient même plus attention ; c’était leur quartier, avec ses bons et ses mauvais côtés, comme n’importe quel autre. Arrivées à l’Only, elles s’installèrent dans leur box habituel puis commandèrent et mangèrent en silence leur soupe de poisson.
Rassasiée, Lucy poussa un soupir d’aise et regarda Clara, occupée à ouvrir son biscuit chinois.
– Ah ! s’exclama cette dernière en lisant la prédiction à l’intérieur. Je vais recevoir une bonne nouvelle dans quatre jours. Tant mieux, je suis pas contre !
– Au fait, c’est demain que je commence ma formation d’infirmière à St Paul.
– J’étais sûre que tu réussirais. Oh ! et t’as revu Kenny, ces derniers temps ?
– Non, répondit Lucy en baissant les yeux.
– Il a toujours eu le béguin pour toi. Avec les autres filles de la classe, on rigolait de vous voir tous les deux dans le réfectoire faire semblant de pas vous regarder. Toi, t’étais encore une gamine et lui, il avait… quoi, douze ans ?
– Tu sais, il me faisait passer des messages me disant à quel point j’étais jolie et courageuse. Il prenait ma défense. La fois où la sœur m’a rasée, il a empêché les autres de se moquer de moi. Il me donnait le sentiment d’être spéciale, tu vois ? Grâce à lui, j’avais l’impression que je pouvais m’en sortir.
– Il avait raison.
– Des fois aussi, quand personne ne regardait, il m’apportait des pousses d’épinette à manger.
Clara sourit.
– Et il a fini par te retrouver.
– Il voulait juste savoir ce que j’étais devenue, j’imagine…
Lucy drapa son pull autour de ses épaules, puis se leva.
– Tu me raccompagnes ? Tu prendras le bus à l’arrêt près de chez moi.
Elles sortirent dans l’air du soir.
– Tu devrais venir habiter dans mon quartier, c’est plus près de St Paul, fit remarquer Clara. T’as plus aucune raison de rester à côté du Manitou.
– Peut-être, mais j’aime bien ce coin.
En réalité, Lucy ne pensait qu’à une chose : Comment fera-t-il pour me retrouver si je vais m’installer à l’autre bout de la ville, dans le West End ?