6.
Clara

Clara ruminait, toujours assise à table, indifférente aux verres à bière vides, au cendrier débordant et au vacarme de trop nombreuses voix essayant de se faire entendre par-dessus le boum-boum de la musique. Ses amies étaient toutes parties après leur petite fête célébrant le succès de Lucy à l’examen, et à présent la colère grondait en elle chaque fois qu’elle repensait à Harlan et à la façon dont il avait tenté de rabaisser Lucy. Elle flanqua son dernier billet de cinq dollars sur la table quand la barmaid posa devant elle deux pressions à moitié éventées. Elle en vida une d’un trait puis attaqua plus lentement la seconde, tout en tirant de longues bouffées de sa cigarette pour se calmer.

– Salut, chérie, t’es toute seule ?

Clara leva les yeux, pour découvrir un grand barbu blond, avec des cheveux jusqu’aux fesses.

– Si tu portais pas la barbe, j’aurais juré que t’étais une nana, avec des tifs pareils. Dégage !

– Hé, pas la peine de me rembarrer ! Je voulais juste être sympa. Je te paie une bière ?

Elle le foudroya du regard.

– J’ai l’air d’une fille sympa, peut-être ? Tu dois être nouveau par ici, toi.

Il posa une main sur son épaule en lui proposant encore une fois de lui offrir à boire.

Clara lui repoussa le bras.

– Me touche pas.

– Bon sang, c’est quoi ton problème ? marmonna-t-il en se laissant tomber sur une chaise. On m’avait dit que vous autres, les Indiennes, vous étiez des filles faciles.

Clara se leva d’un bond, contourna la table en deux enjambées et referma les mains autour du cou de l’homme. Ils dégringolèrent par terre, sans qu’elle relâche la pression de ses pouces sur la trachée de son adversaire, lequel tentait désespérément de desserrer l’étau de ses doigts. Alors qu’un silence de mort s’était abattu sur la salle, Clara s’assit à califourchon sur lui et se mit à lui taper la tête par terre. Le barbu roulait des yeux terrifiés et ses lèvres articulaient des mots, mais elle ne les entendait pas tant ses oreilles bourdonnaient. Les videurs finirent par intervenir, la soulevant par les aisselles avant de la traîner vers la sortie tandis qu’elle essayait de leur balancer des coups de pied. Ils poussèrent les portes battantes et la jetèrent sans ménagement sur le trottoir. Elle se releva aussitôt, pour foncer vers le plus costaud des deux, qu’elle bourra de coups de poing. Il l’attrapa par l’épaule et la gifla si fort qu’elle chuta de nouveau sur le bitume mouillé. Les automobilistes qui passaient avançaient au ralenti, vitres baissées pour ne rien manquer du spectacle. Quant aux piétons, ils se tenaient à une distance prudente.

– Fous le camp ! ordonna l’un des videurs. T’es interdite d’entrée pendant un mois.

Son collègue et lui rajustèrent leur tenue avant de retourner dans le bar.

Clara reprit lentement conscience des sons autour d’elle. Sa joue la brûlait, avivant sa rage. Elle se redressa, détacha d’une pichenette un mégot détrempé qui collait à son jean et leva la tête au moment où un flic approchait. Elle lui tourna le dos.

– Y a rien à voir, bougonna-t-elle. Je m’en vais, OK ?

Elle fit quelques pas.

– Je m’en vais, répéta-t-elle. C’est bon.

– Je te reconnais, tu sais, répliqua-t-il. T’es une fouteuse de merde.

Il porta la main à sa matraque.

– Si je te revois dans le coin ce soir, je te coffre pour la nuit.

– D’accord, d’accord…

Clara s’éloigna. Ses jambes semblaient douées d’une volonté propre et elle les laissa la porter dans la direction du Manitou. La foule devint moins dense lorsqu’elle quitta le quartier de East Hastings. Une fois arrivée, elle s’adossa à un lampadaire pour observer les allées et venues des tapineuses, dont certaines repartaient précipitamment en pensant avoir encore le temps de faire une passe. L’air honteux, leurs clients débraillés coulaient des regards furtifs à droite et à gauche, craignant sans doute de croiser une connaissance. Clara marcha jusqu’à l’arrêt de bus. Elle s’assit sur le banc alors que commençaient à se faire se sentir dans son corps les douleurs et élancements causés par la bagarre.

Les yeux fixés sur l’enseigne du Manitou qui tournait lentement, la baignant de sa lumière rouge, elle perdit le compte du nombre de bus auxquels elle fit signe de ne pas s’arrêter. La rampe au néon à la réception brillait tandis que le réceptionniste de nuit feuilletait des magazines et vidait l’un après l’autre des sodas pris au distributeur. À trois heures du matin, il verrouilla la porte d’entrée ; les derniers clients seraient obligés d’utiliser l’interphone. Il éteignit toutes les lumières sauf celle au-dessus de la porte. De toute façon, l’enseigne resterait éclairée toute la nuit. Après avoir jeté un dernier coup d’œil par la fenêtre, il s’éclipsa. Clara savait qu’il se rendait dans la petite chambre du fond – où Harlan avait essayé de l’entraîner plus d’une fois –, pour prendre quelques heures de repos en espérant ne pas être réveillé.

Elle se concentra de nouveau sur les prostituées et leurs clients. Son pied se balançait dans le vide, heurtant le socle en ciment du banc. Une question lui vint tout à coup à l’esprit. Qu’est-ce qui pourrait contrarier Harlan encore plus que de perdre toutes ses femmes de chambre ? Elle balaya du regard la rue devant elle, se leva et fouilla les alentours du banc jusqu’au moment où elle repéra un caillou de la taille d’une grosse balle. Elle le ramassa, se rassit et le fit passer d’une main à l’autre en songeant à sa mère, qui appelait les cailloux le « peuple des pierres ».

Elle demeura encore un moment à la même place, pour être certaine qu’il n’y avait plus aucun mouvement dans le motel. Une fine bruine tombait, trempant ses vêtements et ses cheveux en bataille, mais le caillou était tiède dans sa main. Enfin, elle se redressa, les jambes raides après être restée assise si longtemps, et scruta la rue. Il n’y avait plus personne en vue, les prostituées étaient parties se coucher après une autre nuit de rude labeur. Elle descendit du trottoir et fit quelques pas vers la réception, pour revenir aussitôt se rasseoir sur le banc, le cœur battant à tout rompre. Son esprit l’avait ramenée à la Mission, mais cette fois c’était auprès de Lily.

 

Les journées se succédaient à l’école, sans que rien les distingue les unes des autres, sauf le nom de l’élève qui se faisait prendre en train de voler de la nourriture ou qui essuyait les foudres de sœur Mary. Un matin, alors que la lumière pâle du soleil entrait à flots par la fenêtre du dortoir, Clara ouvrit les yeux mais ne bougea pas, refusant de quitter la chaleur de son lit pour affronter les courants d’air du dortoir et le lino froid sous ses pieds. Elle se tourna vers le lit sur sa gauche, où Lily avait tiré sa couverture grise sur sa tête, ne laissant voir de son visage que ses yeux cernés.

– Encore combien de jours, Clara ?

– Sept. Mais seulement six nuits. C’est la maîtresse qui me l’a dit. On rentrera chez nous trois jours avant Noël.

Lily s’assit dans son lit et ramena ses jambes sous elle, la couverture formant comme une tente autour d’elle.

– Et comment on va rentrer ?

– Ça, j’en sais rien. Ma mère m’en a jamais parlé. Peut-être qu’on partira encore dans le camion…

Clara frissonna.

– Bon, on ferait mieux de se lever et de faire nos lits avant que la sœur arrive, ajouta-t-elle.

Lily se redressa et se frotta les bras pour se réchauffer quand ses pieds touchèrent le sol.

– Attends, je vais te donner un coup de main.

Clara l’aida à bien tendre draps et couverture, et Lily lui rendit la pareille.

Les deux amies saisissaient leurs vêtements lorsque sœur Mary entra dans le dortoir, son sifflet entre les doigts, cherchant du regard une élève encore endormie.

– À genoux, les filles. Je veux vous entendre réciter la prière du matin.

Clara et Lily entonnèrent docilement le Notre Père d’une voix atone. Clara entrouvrit les paupières quand son amie recommença à tousser. La sœur fondit sur Lily et la tira par le bras pour l’obliger à se relever.

– Combien de fois t’ai-je dit de te retenir pendant la prière ?

– Je suis désolée, ma sœur. J’y arrive pas.

– Tu pourrais au moins essayer. Bon, puisque c’est comme ça, tu iras voir M. Walker dans la grange après le petit déjeuner et tu nettoieras l’enclos des chèvres.

– Mais, ma sœur, elle est malade et il fait si froid dehors…, intervint Clara en se rapprochant de Lily.

– Eh bien, tu n’auras qu’à aller l’aider, toi qui es si maligne. Maintenant, habillez-vous et dépêchez-vous de vous rendre à la chapelle, ou vous serez privées de petit déjeuner.

La religieuse frappa dans ses mains.

– Allez, les filles, plus vite que ça ! La dernière à se mettre en rang sera de corvée de nettoyage avec Clara et Lily.

Toutes les pensionnaires s’empressèrent de lui obéir. Voyant que Lily était la dernière, sœur Mary éclata d’un rire mauvais.

– Tu ne peux jamais rien faire comme il faut, hein ? Rentre ton chemisier.

La fillette s’exécuta en emboîtant le pas à Clara dans la file qui avançait.

Après la classe, Clara et Lily s’emmitouflèrent du mieux qu’elles purent, les jambes à peine protégées par leurs collants raccommodés à maintes reprises. Clara se mit à courir sur la vaste étendue venteuse jusqu’à la grange mais elle dut ralentir pour attendre Lily, qui avait du mal à accélérer l’allure. La tête baissée pour se protéger des bourrasques glaciales, elles rejoignirent M. Walker, le responsable de la ferme. Celui-ci répétait toujours à l’envi qu’il se fichait pas mal de savoir ce qu’en pensaient le bon Dieu ou la reine, du moment qu’il y avait quelqu’un pour l’aider dans ses innombrables corvées. M. Walker n’était ni méchant ni gentil, il voulait juste que le travail soit fait.

– Je vous attendais, les filles, dit-il quand Clara et Lily arrivèrent. Il faut vraiment que vous arrêtiez de mettre sœur Mary en rogne ! Maintenant, je vais être obligé de vous surveiller. Allez chercher les fourches au fond. Les chèvres sont dans les deux dernières stalles. Je vais les déplacer, et vous, vous changerez la paille.

Au bout de cinq minutes à peine, Lily s’effondra sur le sol, secouée par une violente quinte de toux. Clara s’accroupit à côté d’elle et lui tapa dans le dos.

– Ça va aller, Lily. Essaie de respirer.

M. Walker, alerté par le bruit, accourut pour voir ce qui se passait. Clara était en train d’essuyer les lèvres de son amie avec sa manche. Impossible cependant de venir à bout de l’écume rose qui s’y formait. Le fermier s’engouffra dans la stalle.

– Écarte-toi ! ordonna-t-il à Clara.

Il prit Lily dans ses bras et jeta un coup d’œil à Clara par-dessus son épaule.

– Reste là et termine ton travail. Je reviens vite.

Clara, en larmes, s’activa de son mieux en priant pour que Lily guérisse.

Cette nuit-là, dans le dortoir éclairé seulement par la pleine lune qui brillait derrière la fenêtre, elle reprit sa longue prière pour son amie. Elle regarda le lit inoccupé à côté du sien, puis le ciel.

– Seigneur Jésus, je sais que Vous voyez tout et que Vous avez sûrement beaucoup à faire. Avez-Vous vu Lily tomber aujourd’hui ? Elle est très malade, le sang coule de sa bouche. Elle est comme ce passereau, Seigneur, celui sur lequel Vous avez veillé. Je Vous en prie, guérissez Lily. Faites qu’elle aille mieux avec Vos mains capables de soigner. Je Vous promets de rester ici et de ne pas rentrer chez moi pour Noël si Vous m’écoutez. Amen.

Elle se recroquevilla entre ses draps en songeant à Lily allongée sur le lit blanc de l’infirmerie. Puis elle ferma les yeux et, tout en respirant la faible odeur des chèvres qui émanait de son corps, elle glissa dans le sommeil.

Le lendemain matin, dans la chapelle, elle choisit la place la plus proche de la porte. Dès qu’elle entendit le mot « Prions » et le bruissement des élèves qui se mettaient à genoux, elle se faufila dehors. Après avoir longé à pas de loup les bureaux des prêtres et les salles de classe où les enseignants préparaient la journée, elle pénétra dans l’infirmerie. Le lit était fait, impeccable et vide. Sœur Philomena, dans son habit blanc, s’approcha d’elle.

– Tu es venue chercher un pansement ?

– Où est Lily ?

– Partie, mon enfant.

– Mais où ? Est-ce que sa mère est venue la chercher ? Pourquoi elle nous a pas dit au revoir ?

– Non, mon enfant. Elle est partie rejoindre Jésus.

Saisie d’un brusque vertige, Clara la dévisagea.

– Jésus est ici ?

– Eh bien, je suppose que oui, en un sens, répondit sœur Philomena en lui prenant les mains. Elle est morte hier soir, chère petite. Elle est maintenant avec Notre Seigneur.

 

Le petit visage blême de Lily semblait flotter dans l’air devant Clara qui, trempée et grelottant sur son banc, sentit une nouvelle fois la colère naître en elle. Elle se leva d’un bond et traversa le parking en courant, la pierre levée haut au-dessus de la tête. Avec un cri de rage, elle la lança vers la fenêtre de la réception, puis s’enfuit dans la nuit au moment où un hurlement strident s’élevait derrière elle. Maudite alarme !

Elle avait parcouru à peine quelques centaines de mètres lorsqu’elle entendit la première sirène de police. Elle se força alors à ralentir l’allure. La fête s’est terminée tard, m’sieur l’agent. Je rentre chez moi. Le Manitou ? Non, j’étais pas dans ce coin-là. Elle prépara calmement ses réponses à des questions imaginaires, tout en retournant à East Hastings, consciente d’être trop visible dans les rues désertées par les passants. En entendant une voiture ralentir derrière elle, elle se prit à espérer, pour une fois, qu’il s’agissait seulement d’un pauvre type à la recherche d’un coup pour la nuit. Elle tourna la tête vers la vitrine sur sa droite et vit le reflet d’une voiture de patrouille. Elle pressa un peu le pas.

– Hé, toi ! lui cria le flic. Arrête !

Clara se retourna.

– Ben quoi ?

– Ah, je me doutais bien que c’était toi. Qu’est-ce que je t’ai dit plus tôt ?

Elle le foudroya du regard.

– C’est bien ma veine, tiens… Je rentre chez moi, c’est tout. Je fais rien de mal.

– Mets-toi face au mur. Je t’avais prévenue.

Résignée, elle appuya les mains contre la façade de brique. Le flic la menotta puis la fit monter à l’arrière de la voiture. Une fois réinstallé au volant, il la regarda dans le rétroviseur.

– C’est toi qui as foutu le bordel au Manitou ?

Clara jeta un coup d’œil par la vitre.

– Non, pourquoi ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Une femme de l’autre côté de la rue a vu une Indienne prendre la fuite devant le motel.

– Toutes les Indiennes devraient fuir ce trou à rats.

Ils effectuèrent en silence le court trajet jusqu’au poste de police. Là, le flic l’escorta jusqu’à la cellule de dégrisement dont les occupants, par chance, dormaient tous à poings fermés.

– Au moins, la prochaine fois que je te dirai que je ne veux plus te voir, tu m’écouteras.

La porte claqua derrière Clara, qui contourna les ivrognes à la recherche d’un endroit où s’asseoir. Écœurée par la puanteur ambiante, elle remonta le col de son T-shirt devant son nez et sa bouche. Comme par miracle, le seul espace libre se situait à côté de la minuscule ouverture faisant office de fenêtre. Une vieille femme aux longues tresses grises était déjà assise là et contemplait la rue en contrebas. Clara s’installa à côté d’elle et la salua de la tête en se demandant ce qu’une personne aussi digne faisait dans un tel endroit. Comme si elle lisait dans son esprit, l’inconnue se tourna vers elle.

– Regarde, dit-elle en indiquant de son index noueux un point à l’extérieur.

Clara se pencha dans la direction indiquée.

– Quoi ?

– Ce petit bouleau, là-bas. Même ici, en ville, il brille.

Clara plissa les yeux pour mieux voir. De fait, un arbuste à peine plus haut qu’elle dressait sa silhouette solitaire dans un modeste carré de terre entouré de bitume. La pluie s’était arrêtée et le ciel s’éclairait déjà. Clara vit les feuilles du bouleau luire d’un doux reflet argenté dans les premières lueurs du jour. La vieille femme posa sur elle des yeux aussi noirs que la nuit et lui pressa la main.

– Le pouvoir de la Création est partout. Dans cet arbre, en toi, en eux tous…

Elle indiqua d’un geste tous ceux qui dormaient autour d’elles.

– Ne l’oublie jamais, dit-elle encore.

Puis elle se rencogna dans les ombres de la cellule, ses mains sillonnées de rides profondes reposant sur ses genoux. Clara regardait toujours le jeune bouleau sans plus prêter la moindre attention aux sons autour d’elle.

 

Comme si le temps avait inversé son cours, elle se retrouva dans la réserve, à l’époque où elle était enfant. Ce jour-là, un beau dimanche ensoleillé de la fin août, elle rentrait de l’église avec sa mère sur la piste creusée d’ornières qui menait directement à la maison. Ce n’était guère plus qu’un sentier, à vrai dire, qui, sur quelques dizaines de mètres, serpentait à travers les bouleaux – la partie du trajet que préférait Clara. Elle laissait courir sa main sur les extrémités soyeuses des hautes herbes de la prairie en approchant du bosquet, la tête encore pleine des enseignements du catéchisme. Sa mère marchait devant, suffisamment près pour que Clara se sente rassurée, mais assez loin pour lui donner un sentiment de liberté. À six ans, elle avait l’âge de suivre les cours de catéchisme dispensés dans la cave de l’église pendant que sa mère assistait à l’office. La fille adolescente d’une des dames de l’église leur lisait des histoires écrites dans la grande bible bleue et, parfois, la couverture pressée contre la poitrine, leur montrait les illustrations vibrantes à l’intérieur. Clara était toujours stupéfaite quand on lui disait qu’il y avait eu assez de poissons pour nourrir tout le monde ou que Barabbas avait été libéré et pas Jésus. Elle s’imaginait coiffée du voile bleu clair de Marie chevauchant un âne à Bethléem. Elle fredonnait l’air de « Jésus m’aime », sans les paroles, juste « la, la, la, la, la », tandis que résonnaient autour d’elle les stridulations des sauterelles et le bruissement du vent dans les arbres.

À un certain moment, elle vit sa mère, Seraphina, bifurquer vers leur maison, les hautes herbes s’inclinant dans son sillage comme pour la saluer. Clara ressentit une bouffée de fierté à la pensée que toutes les autres dames à l’église voulaient toujours parler à sa maman après l’office, lui demander son avis sur les naissances, les décès, les noms à donner aux bébés ou les cérémonies d’offrande.

Elle s’immobilisa brusquement, fascinée par la lumière du soleil qui se réfléchissait sur les feuilles d’un vert argenté. Elle sentait la chaleur de l’été monter de la terre et s’infiltrer dans ses os. Il lui sembla entendre un tintement, semblable à celui de minuscules clochettes agitées par la brise. Quand elle se remit en marche, elle le perçut de nouveau, accompagné cette fois d’une sorte de murmure, comme des mots prononcés à mi-voix, évoquant un chant porté par le vent.

– Maman !

Elle courut vers sa mère et lui fit face.

– T’as entendu, toi aussi ?

– Non, je n’ai rien entendu, Clara, répondit sa mère qui s’immobilisa et lui prit la main.

– Mais écoute, maman, écoute ! insista Clara, le visage levé vers le ciel au-dessus du bosquet d’arbres.

Souriant devant cette enfant qui ne manquait jamais de la surprendre, sa mère lui pressa légèrement les doigts.

– Non, je regrette, ma chérie, je n’entends rien.

– Mais si ! Je suis sûre que c’est les anges qui jouent de la musique dans les arbres !

Sa mère hocha doucement la tête puis se tourna vers la maison.

– Va, dépêche-toi. Ta tante et tes cousins ne vont pas tarder à arriver.

– Tu me crois pas ? demanda Clara, déçue.

– Peut-être que les autres ne peuvent pas l’entendre. Ta grand-mère disait toujours que de petits êtres vivaient dans ce bosquet. Ils ont peut-être joué cette musique juste pour toi.

Rassérénée, Clara s’élança vers la maison, ses nattes rebondissant dans son dos.

– Cueille de la rhubarbe ! lui cria Seraphina. Je ferai une tarte.

Clara bifurqua aussitôt vers le potager.

Elle se rappelait avoir mangé cette tarte, s’être amusée avec ses cousins puis avoir dormi dans le lit de sa mère pour ce qui devait être la dernière fois. Le lendemain matin, tous les enfants de la réserve, dont elle, avaient été réunis devant l’église, où se trouvaient le prêtre et des hommes de la police montée. On les avait entassés dans une bétaillère qui les attendait. Clara n’était pas près d’oublier la première fois qu’elle avait vu sœur Mary. La nuit était tombée depuis longtemps quand leur groupe avait débarqué du ponton et gravi la pente jusqu’à la Mission. La robe noire de la sœur immobile sur le perron se confondait avec l’obscurité, si bien que la religieuse semblait n’être qu’une tête sans corps, entourée par une cornette blanche. Clara se souvenait aussi de s’être battue avec elle lorsque, plus tard, sœur Mary lui avait coupé ses tresses, avait pulvérisé sur elle de la poudre verte et lui avait pris ses vêtements pour les remplacer par une blouse marron élimée.

 

Clara émergea de sa rêverie le cœur battant à tout rompre. Elle tourna la tête pour s’adresser à la vieille femme, mais la place à côté d’elle était vide. Un frisson la parcourut, faisant se dresser les petits cheveux sur sa nuque, tandis qu’elle la cherchait du regard dans la cellule bondée. Ne la voyant nulle part, Clara se concentra de nouveau sur l’arbuste en essayant de se calmer.

 

Quand arriva l’heure pour le gardien de vider la cellule de ses occupants nocturnes, Clara se força à s’approcher de lui.

– Hum, excusez-moi, vous savez ce qui est arrivé à la vieille dame ?

– Quelle vieille dame ?

– Celle avec les tresses et la longue jupe. Elle était indienne, elle aussi.

– Ah non, on n’a eu aucune femme comme ça hier soir. Ça y est, t’as cuvé ? T’as juste dû avoir des hallucinations à cause du manque…

Lorsque Clara déboucha dans l’air matinal, elle était en proie à un étrange sentiment d’irréalité. Dehors, elle demanda une cigarette et du feu à un passant, puis s’approcha de l’arbuste et, le temps de fumer, garda une main appuyée sur le tronc.