Une sonnerie de téléphone comme un grésillement d’espoir. J’ai franchement cru que c’était Simon. Un simple faux numéro, mais toute une émotion qui vous jette au bord de la crise de panique. J’ai regardé l’heure. Il était déjà dix-neuf heures. J’avais passé un après-midi dans le coma du chagrin sur une île de rêve.
Je devais sortir de mon état végétatif et quitter cette chambre où chaque meuble, chaque bruit, et même le petit lézard figé de peur sur le mur blanc réveillaient les plus profondes angoisses de l’amour perdu.
À l’île Blanche, Simon et moi sortions peu de l’hôtel. Nous étions vite arrivés à la conclusion que le restaurant à côté du grand quai était l’endroit le plus romantique sur terre. Au crépuscule, des coulées de couleurs opaques, celles de la mer fusionnées avec celles du ciel et des nappes blanches immaculées, se mêlaient au roulement des vagues, au vacillement des bougies, au léger murmure de quelques convives et à des courses de crabes. Parfois, timidement, la vague nous éclaboussait. Simon poussait doucement la table. Je rigolais parce qu’il s’inquiétait trop. Il se sentait responsable de mon bien-être, de ma santé, de mon bonheur. Une obligation de rigueur que lui seul pourrait expliquer.
J’ai dû devenir lourde pour Simon, sans le savoir et sans l’avoir demandé.
Je n’allais pas pousser le masochisme jusqu’à manger à cet endroit. J’ai enfilé un vieux jean et un chandail. Je devais sortir de l’hôtel.
*
Le temps que la nuit jette son manteau sur l’île et que des couples enfourchent, insouciants, leur moto de location, le taxi est arrivé. J’avais dû l’attendre trente minutes. Jamais Simon n’avait loué de moto sur l’île.
— Dangereuses, ces machines, car elles n’ont pas suffisamment de puissance. C’est périlleux, l’impuissance, répétait-il.
Pour lui, le pouvoir, autant celui d’un homme que celui d’une machine, était moins dangereux que l’indolente torpeur, que la lenteur de réaction. Nous avions eu sur le sujet tant de discussions! Le danger, affirmait-il, tenait surtout à l’absence de pouvoir, au fait de le laisser aux autres et de se laisser dominer. Il était sans compromis sur la question.
— Le dictateur domine parce qu’on le laisse faire, disait-il. Les personnalités toxiques se nourrissent de la passivité des autres.
— Mais les menaces de mort, la violence, les tueries.
— Les menaces et l’intimidation n’ont de force que si on les laisse avoir de l’emprise sur soi. Si on est menacé, on menace plus fort. Si on te fait peur, tu fais peur. Tu te convaincs que tu es plus forte, que tu domines, ta pensée ne lâche pas l’adversaire, tu te concentres. Même un loup reculera devant l’homme décidé.
— Encore faut-il en avoir les moyens, insistais-je, cons vaincus.
— On a tous les moyens de ne pas avoir peur.
— Voyons, Simon, quand on est affamé, on n’a plus de moyens, on ne peut pas se battre. Penses-tu qu’en Éthiopie, durant la famine, les femmes, les enfants et même les hommes chefs de tribu avaient la force de regarder un ennemi en face? Je n’ai vu que la détresse dans ces regards vides.
— Je connais l’Afrique moi aussi, et j’ai vu. J’ai vu les Africains. Je les ai vus sourire, danser et chanter malgré la misère, la maladie, le sida. Ils sont l’exemple de l’espoir. Il y a toujours moyen.
Nous discutions. Nous avions eu ces conversations à me sonner le cerveau, à me chambouler les convictions, à remettre tout en question. Ses propos me perturbaient parfois. Il disait :
— Nous, les journalistes, on pense tous de la même manière, on vibre des mêmes émotions, on a le scandale uniforme.
Contrairement à nos collègues, il éprouvait peu de compassion pour les opprimés de toute nature, mais son mépris était total pour ceux qui abusent de leur ascendant sur les autres. Il détestait le couple oppresseur-opprimé et toutes les autres formes de sadomasochisme.
C’est terrible de comparer les misères. La faim, quand elle gouverne les esprits, quand elle prend toute la place, est-elle plus terrible que le sida, que l’exclusion, que les injustices de l’apartheid et que la grande pauvreté? Les petits êtres aux yeux creux qui se tiennent à peine sur leurs jambes, je ne peux pas les oublier et, toutes les fois que je pleure sur mon chagrin, je pense à leur gros ventre vide et je m’en veux de pleurer sur mon sort.
Le taxi m’a déposée sur la rue principale devant le grand quai où, trois fois par semaine, des bateaux de croisière vomissent leur cargaison de touristes.
Krulaj est une petite ville toute mignonne et colorée, propre et sans prétention. Trois mille personnes y vivent. On y parle le papiamento et l’anglais. Je n’y étais venue que deux fois malgré nos nombreux séjours dans l’île.
Je me suis arrêtée au Cactus Blue Bar & Restaurant installé sur un grand quai flottant. Les tables étaient occupées par des couples et des groupes. Des gens pas pressés, des visages bronzés. Je me suis installée au bar pour manger. Autour, des voix fortes et joyeuses, des conversations en anglais et en hollandais, des jeunes pour la plupart. À une table en face de la mer, un couple plus âgé. L’homme lorgnait avec trop d’appétit le décolleté de la serveuse blonde et plantureuse. Son air de vieux cochon me dégoûtait. J’ai plaint sa femme et me suis consolée de mon état de célibataire.
J’avais hâte d’être servie, de manger et de quitter l’endroit. J’ai réalisé que, depuis lui, depuis Simon, je voulais toujours être ailleurs. Et ailleurs avait encore un autre ailleurs. Il n’y avait que devant les caméras, à lire les nouvelles, la tête pleine d’incidents, d’explosions en Palestine, en Israël ou en Irak, de guerres, de scandales dans le monde politique, des amours du président français, d’émeutes dans les quartiers de ma ville, de soubresauts des Bourses dans le monde, de catastrophes, que ma douleur disparaissait. Il fallait toute la misère du monde pour soulager la mienne.
« Et Adam? » pensais-je. Étais-je avec lui parce qu’il me transportait tout simplement dans un autre genre de tourbillons frénétiques d’activités? Pourtant, je devais guérir. J’avais honte de souffrir encore.
J’ai commandé un poisson grillé, je ne peux pas me souvenir lequel; peu m’importait. De la bière, parce que le vin ne se servait pas au verre. Pas de dessert, pas de café, l’addition.
J’étais calme, au neutre, moins souffrante. La grande tempête de douleur passée, je pouvais regarder la lune. Soudain, j’ai repensé à une carte de Noël que Simon m’avait offerte au début de notre liaison. En noir et blanc, un Pierrot regardait un croissant de lune. Il avait écrit : « À celle qui aimerait que la lune devienne ronde pour mieux vivre le jour. Tendrement, Simon. »
Cette phrase n’avait pas de sens, je l’avais simplement trouvée très belle. Était-elle de lui? L’avait-il copiée? Qu’importait, il l’avait écrite pour moi de sa main.
Cette nuit-là, la lune n’était pas ronde et je n’avais aucun désir qu’elle le devienne. J’aurais voulu que le croissant aille se cacher derrière les nuages. J’ai souhaité un véritable orage, du tonnerre, des éclairs et de la pluie pour ne pas avoir l’obligation de me réjouir d’un si beau climat, du bruit léger des vagues, du ciel étoilé.
J’ai marché dans la rue principale à la recherche d’un taxi.