8.

— Est-ce que vous rentrez au Plaza?

Une voix masculine m’interpellait, en anglais.

— Oui, lui ai-je répondu en français en me retournant.

C’était l’accent de l’homme qui m’avait surprise. Un accent indéfinissable qui trahissait qu’il n’était ni un Américain ni un Anglais de souche.

— Oh! Vous parlez français! a-t-il dit sans attendre de réponse et dans ma langue, cette fois.

Sans faire de pause, il a ajouté :

— Nous sommes au même hôtel, je vous ai aperçue avec votre amie, ce midi au restaurant. J’ai ma jeep. Vous montez? Les taxis sur cette île sont rares, surtout les soirées comme aujourd’hui. Le gros bateau de croisière bouffe tout ce que l’île a de ressources.

Son pas était rapide et décidé. Il m’a devancée quelque peu et a ralenti.

— Nicolas Van DerStel! Je suis biologiste, je suis hollandais.

Il s’est présenté ainsi, dans cet ordre, d’un seul trait, en me serrant la main. Une main solide. Il a été si spontané, si naturel que je n’ai pas réfléchi. J’ai marché avec lui vers le stationnement et je suis montée dans sa voiture. Avec un étranger, sur une île antillaise.

— Hollandais? Et vous parlez français!

— Oui, biologiste marin.

— Ah bon! Un beau métier! me suis-je exclamée, sur prise, pour dire quelque chose.

— Et vous? a-t-il poursuivi sans plus de commentaires sur son métier.

— Je suis journaliste. Jasmine Lucas.

— Les journalistes me font peur.

— À vrai dire, je suis chef d’antenne. Je lis les bulletins de nouvelles, tous les soirs, depuis des années. Vous n’avez rien à craindre de moi.

— Impressionnant! Waouh! On vous voit tous les soirs à la télévision, alors?

Nous avons émis un rire bref en duo. De faire impression avait une saveur particulière à laquelle nous pouvions difficilement renoncer, l’un et l’autre.

Il a poursuivi la conversation. Sourires taquins, joyeux, légers. Il sentait le savon au santal et la nervosité d’un débutant qui attend un après. On était certainement du même âge. Son regard couleur noisette brillait d’intelligence et de vivacité. Il portait un pull en coton de couleur marine décontracté et un jean beige bien coupé, ajusté. Aucun logo ostentatoire. Mince et de taille moyenne, il était assez musclé sans sembler passer des heures à soulever les poids. Ses doigts fins ne portaient pas d’alliance et ses ongles n’étaient pas rongés, simplement bien taillés. Ses mains étaient longues. Un homme soigné. Pas de bijou à l’exception d’une montre Tag. Aux pieds, il portait des tongs noires, simples, comme on en retrouve partout. Sans être une beauté renversante, il dégageait un charme certain.

— Est-il courant de parler français en Hollande?

— Non, pas vraiment. J’ai appris le français à l’école et je l’ai perfectionné parce que j’ai travaillé avec l’équipe de Jacques Cousteau dans les expéditions sous-marines.

— Oh! Sur le Calypso?

— Eh oui, sur ce bateau légendaire.

— Je suis muette. Ce bateau et les travaux du commandant Cousteau m’ont toujours fascinée.

— Moi aussi, de là ma formation de biologiste marin.

— Pourquoi avez-vous quitté ce travail?

— Le bateau a coulé en 1996, dans le port de Singapour, juste avant de partir pour une expédition sur le fleuve Jaune. J’y étais; nous étions tous effondrés. Nous sommes partis chacun de notre côté. Je suis retourné en Hollande. Et voilà.

— C’est bien vrai, je me souviens de l’accident. Et maintenant?

— Je vis dans une villa de l’hôtel. Depuis un an, je travaille ici.

— Vous étudiez les coraux?

— J’étudie les hippocampes.

— Les hippocampes? m’extasiai-je.

— Ici à l’île Blanche, il y a une grande colonie d’hippocampes. Nous étudions l’effet des courants, des bateaux, de la qualité de l’eau et des hommes sur leur vie, notamment sur leur reproduction.

— C’est vrai qu’il y a beaucoup d’hippocampes ici. J’en ai observé à quelques reprises, ils sont toujours accrochés à une algue, et si petits.

— Heureusement, les plongeurs amateurs recherchent surtout les gros poissons.

— Pas moi.

— Vous avez peur des gros poissons?

— Non, je n’ai pas peur. Pourquoi étudier les hippocampes? Vous auriez pu vous intéresser aux requins, aux dauphins, aux tortues…

— Quand j’étais petit, je croyais que les chevaux de mer relevaient de la légende, comme les dragons. Quand j’ai appris que les hippocampes forment un couple lié pour la vie, pour toute leur vie, ils m’ont fasciné.

— La fidélité vous intéresse?

— Des parents divorcés, des grands-parents divorcés, des ruptures dramatiques autour de moi et ces tout petits êtres accrochés à une herbe qui ne lâchent pas, c’est intrigant. Vous ne trouvez pas?

J’ai souri, il a poursuivi.

— Savez-vous que l’hippocampe est le seul mâle de toutes les espèces à pouvoir devenir « enceint »?

Le visage impassible, il a élaboré des explications techniques qui n’avaient aucun intérêt pour moi. J’avais l’impression d’être une enfant devant un clown qui, au lieu de faire son tour de magie, le raconte.

Dans le stationnement, il a pris la direction des villas, moi, du bloc hôtelier.

— Merci de m’avoir ramenée. Je n’arrive pas à croire que j’ai suivi un étranger dans sa voiture aussi facilement.

Il a souri, mais n’a rien dit. Je suis revenue sur mes pas en me donnant l’air d’une personne très réfléchie.

— La fidélité des hippocampes, pouvez-vous en découvrir l’hormone? lui ai-je demandé tout en regrettant aussitôt d’avoir posé la question.

— Pourquoi, la fidélité vous préoccupe?

— Comme toutes les femmes, je suppose, ai-je marmonné avec une petite moue, en haussant les épaules pour banaliser le sujet.

— J’y travaillerai. Un élixir de fidélité masculine, c’est une bonne idée. Je deviendrai milliardaire.

— Bon, c’est idiot, Nicolas. Puis-je vous appeler Nicolas?

Je venais d’en dire long sur moi. Trop. J’en avais trop dit.