Une manifestation d’iguanes.
Des dizaines de reptiles empilés les uns sur les autres. Un mètre d’épaisseur. Un spectacle époustouflant.
Ces bêtes étranges, lézards royaux, fiers de leur tête crêtée et de leur triple menton froissé, ont habituellement peur de nous. J’ai avancé d’un pas lourd pour les faire bouger. Rien. La masse verdâtre de reptiles lézards grouillait, quelques-uns ont tourné la tête, les autres ont poursuivi une sorte de mouvance. Quand la bête qui est censée fuir me fait face, c’est moi qui ai peur.
Une barricade d’iguanes bloquait la seule voie d’accès à la cafétéria et au club de plongée. Il était huit heures. Je devais manger avant de plonger. Je portais des tongs. En souliers fermés à semelle épaisse, j’aurais peut-être osé les bousculer gentiment pour me faire un pas sage. Peut-être.
Pour le moment, j’étais stoppée par d’inoffensives petites bêtes, les orteils menacés, recroquevillés. Qu’est-ce que je craignais donc?
Je réagissais avec une lenteur de somnambule. J’étais trop fatiguée; je n’avais pas dormi de la nuit. Je ne raisonnais plus. Comme une personne traquée par l’ennemi, j’ai reculé. Et je suis retournée dans ma chambre, affamée, avec une envie folle d’un café.
C’était tellement ridicule! J’ai marché la pièce au carré. Je suis sortie sur la terrasse. J’ai pensé mettre mes chaussures, mais non, quelqu’un passerait certainement par là et ouvrirait le passage. Il suffisait d’attendre, mais j’étais pressée, car le bateau quittait le quai à huit heures trente pour les plongées du matin.
Enfin, je suis retournée sur la petite route de gravier. La masse de chair faisait du surplace. L’endroit semblait désert, comme si les iguanes avaient fait évacuer l’hôtel. Impossible de réfléchir, enragée d’être ainsi mise en échec. Et, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, j’étais gagnée par la panique, qui se manifestait par des sueurs froides, de l’essoufflement, des coups répétés dans ma tête et de la nausée. J’ai eu envie de hurler, vraiment, mais je suis trop bien élevée et je soigne trop bien mon image.
Je devais absolument franchir la muraille d’iguanes. J’ai regardé autour de moi. Personne. Aucun sauveur. Voilà! Être privée de mes deux plongées du matin déjà payées par d’inoffensifs iguanes!
Des enfants sont arrivés de l’autre côté du mur de reptiles, ils tenaient des dizaines de tranches de pain dans leurs mains qu’ils lançaient aux iguanes. Ils n’étaient pas les premiers, sans aucun doute. La bêtise, de nourrir les bêtes sauvages! En Malaisie, Simon et moi avions rebroussé chemin dans un parc, car les singes effrontés sautaient sur nos sacs et grimpaient sur nous pour trouver de la nourriture, alors que les arbres énormes regorgeaient de fruits.
Ce n’était pas à moi de dire aux enfants de ne pas nourrir les bêtes. Mon cœur battait comme si j’avais couru et mes muscles tremblaient. Je suais d’impatience. Il faisait très chaud, même à cette heure matinale. J’étais ridicule. Ma vie n’était pas en danger et surtout, dans mon métier de journaliste, j’avais fait face à des dangers infiniment plus grands.
Tout était calme et paisible, sauf moi. Je devenais vulnérable.
Et il y a eu des pas. Des pas solides et rapides. J’ai sursauté, comme prise en flagrant délit, et je me suis braquée. Un homme marchait. J’ai attendu de l’apercevoir, à la fois heureuse d’être sauvée et honteuse de mon comportement. C’était Nicolas, l’expert des fidèles hippocampes. Il n’a rien dit, mais m’a adressé un bref signe de tête en guise de bonjour. Il a éloigné les bêtes avec ses pieds, le plus naturellement du monde et sans crier. Elles n’ont pas riposté. En moins d’une minute, elles avaient disparu.
À la cafétéria, il a pris un petit pain et un morceau de fromage, sans s’asseoir, sans un mot non plus. Il était nettement différent de la veille. Je ne comprenais pas, mais je n’avais pas le temps d’y penser.
Un yogourt, quelques gorgées de café noir et, une course folle plus tard, j’étais sur le quai. Juste à temps.
Trois plongeurs silencieux étaient déjà là, concentrés sur le montage de leur matériel : une femme âgée, au visage couvert d’une épaisse crème solaire à l’effet de cire, et deux hommes dans la cinquantaine. On ne s’est pas parlé, de sorte que je n’ai jamais su s’il s’agissait de médecins qui participaient au même congrès que Macha, la semaine précédente.
Au comptoir de location d’équipement, un groupe bruyant s’est manifesté, des hommes à queue de cheval, les bras tatoués, des femmes aux seins comme des melons de silicone à peine dissimulés sous quelques centimètres de tissu, deux adolescents plutôt maigrichons. Ils portaient tous le même chandail à manches courtes sur lequel était écrit : The Morris Family. Des énergumènes qui se croyaient seuls dans le club de plongée, aucunement préoccupés de prendre leur rang dans la file d’attente et de parler moins fort. Ils étaient six, vraisemblablement deux couples avec leur ado. Deux hommes du même style imposant, grands, bedonnants, les biceps soufflés et tatoués. Deux femmes blondes aux cheveux longs qui arboraient les mêmes seins, un petit ventre mou, un tatouage sur le bord de la fesse et des talons hauts. Oui, elles étaient en talons hauts sur un quai en bois dans un club de plongée! J’aurais bien aimé partager avec une autre personne le ridicule de la situation, mais, ce qui m’a préoccupée le plus, c’est qu’ils cherchaient le Blue Dolphin, le bateau que je devais prendre.
Un des plongeurs de la famille Morris, le plus épais en muscles et en tatouages, avait une énorme caméra sous-marine, et son propre équipement de plongée était celui d’un professionnel. « Au moins, me suis-je dit, c’est un plongeur d’expérience. » J’allais devoir domestiquer mes nouveaux compagnons, une épreuve qui me distrairait sans doute. Je demeurais perplexe quant à la tournure que prenait cette semaine sur l’île.