Un plongeur coulait.
Ce n’est pas le requin qui a capté mon attention, mais un chapelet de bulles échappées du détendeur en suspension. Légères, elles grimpaient de façon désordonnée vers la surface. Le naufragé était à plusieurs mètres de moi et s’éloignait rapidement. Sa bouche ouverte m’a affolée. Je devais le rattraper. Une tempête d’émotions s’est déclenchée. Je respirais vite. Les battements de mon cœur cognaient fort aussi bien dans mes tempes que dans ma poitrine. Mon masque semblait trop serré. Je voulais crier à l’aide. J’aurais voulu hurler, impuissante et condamnée au silence comme un poisson.
Les autres plongeurs étaient rivés sur les brins d’herbe, Nicolas filmait et le chef de la famille Morris prenait des photos. Macha ne me regardait pas; elle était mon binôme, elle aurait dû me surveiller. Personne ne se souciait de moi. J’aurais dû admirer comme les autres le cheval de mer, plutôt que le requin et le plongeur à la dérive.
Le corps coulait vite. Mon cerveau déboulait toute la série de problèmes possibles : la profondeur, le requin, le palier de décompression nécessaire et les minutes, voire les secondes qui filaient en engloutissant la vie de l’homme en panne.
« On se calme, gargouillai-je au fond de ma gorge, en mordant très fort l’objet qui m’apportait de l’air. On se concentre, on respire lentement, il faut descendre, il faut repêcher l’homme qui coule. » Deux secondes. J’ai vidé mon gilet de son air et j’ai plongé dans la fosse d’un bleu angoissant. J’ai réussi à descendre assez vite et j’ai attrapé une palme, je me suis agrippée à la jambe du type, j’ai tourné le corps pour introduire ma source d’air de secours dans sa bouche. L’homme, inconscient, ne respirait pas. Je devais remonter, et vite.
Mon profondimètre indiquait quarante mètres. Je n’étais jamais descendue aussi bas. La peur, les questions, les problèmes à résoudre assiégeaient mes pensées en désordre. Autour de moi, d’un côté le récif corallien aux couleurs délavées par le manque de lumière, et, de l’autre, la mer, la vraie mer comme un ciel sans horizon.
J’étais sous une coupole d’eau et de bleu. J’avais l’impression que je ne sortirais jamais de cette voûte; je ne percevais que le bruit ténu de ma respiration et de mes battements cardiaques. Aucun poisson. Je ne voyais même plus le requin en bas. Il a dû se passer une minute qui m’a paru une heure. Je ne comprenais pas la fascination des plongeurs pour le petit animal agrippé à un brin d’herbe. Leur passivité contemplative me rongeait. J’étais en colère, je remontais seule un homme mort ou qui allait mourir.
Autour de moi, le spectacle me paraissait menaçant : des silhouettes de coraux écrasants, des pics coupants, des couleurs trop fortes; un univers aucunement accueillant, une austérité soudaine. Le monde sous-marin, la dérive dans un univers grouillant de splendeurs, la merveilleuse sensation d’apesanteur, la liberté de flotter, tous ces bonheurs s’étaient évanouis. J’avais peur. J’ai toujours eu une peur bleue des cadavres, même de celui d’un oiseau. En remontant, je ne cessais de regarder l’abîme bleu qu’est l’océan, de l’autre côté des montagnes de coraux. L’expression avoir une peur bleue prenait tout son sens.
Enfin, un plongeur m’a vue. Dans sa veste, il avait un instrument de métal qu’il a frappé sur sa bouteille, un tintement inhabituel qui a attiré l’attention des autres plongeurs. J’étais encore loin d’eux. À dix mètres, étonnamment en contrôle, j’ai fait mon palier de sécurité, en tenant fermement l’homme par son gilet de flottaison inutile et encombrant dans les circonstances. Ma combativité, qui semblait avoir disparu devant l’armée d’iguanes, revenait. Le maître plongeur nous a rejoints, l’inconnu moribond et moi. Il a mis son détendeur de secours dans la bouche du corps qui n’avalait plus d’eau, qui n’échappait plus aucune bulle. Il a compris que l’homme ne respirait pas. Il a fait signe aux autres de monter doucement. Il n’y a eu aucun retardataire.
Comment monter un corps mort dans un bateau oscillant sur des vagues d’un mètre? On nous apprend ce genre de chose qui n’est pas censée se produire, mais, entre la théorie et la pratique, il y a tout un océan. Nicolas, le biologiste minutieux, avec une maîtrise absolue, ordonnait avec calme :
— Enlevez la veste. Ne vous occupez pas des palmes.
Il a maintenu l’homme d’un bras solide. De l’autre, il a attrapé l’échelle. Il a réussi à enlever le scaphandre du corps inerte. Un plongeur soucieux d’aider a ramassé l’équipement. Nous étions tous en surface, l’âme gonflée d’angoisse et les gilets d’air, ballottant sur les vagues, silencieux. Pas un mot, pas une question.
Nicolas a ordonné au maître plongeur désarçonné de monter dans le bateau pour aider le capitaine à soulever l’homme. Il s’est tourné vers nous. Nous n’étions que de pauvres objets flottants.
— Y a-t-il un médecin parmi vous?
— Oui, Macha, ai-je claironné en la pointant du doigt.
Elle s’est raidie et a fait signe que non de la tête. J’ai insisté, un peu choquée par sa réaction. Elle était médecin, elle avait un devoir à accomplir. Au diable ses maladresses, son désarroi et son anxiété!
— Docteure Savaria, montez dans le bateau, vite, ai-je insisté.
Nicolas l’a attrapée par son gilet de flottaison, l’a soulevée et l’a aidée à monter. Elle marmonnait en agrippant l’échelle.
— Je suis psychiatre, voyons, je ne sais rien faire! Il y a trop longtemps! Je suis psychiatre.
J’ai eu envie de répliquer que les états d’âme sont superfluo quand on cesse de respirer, mais je me suis tue et j’ai bien fait.
Déjà, l’homme était sur le dos sur le plancher du bateau, la tête retournée, et le capitaine lui ouvrait la bouche pour en explorer la cavité. Il lui a donné un coup de poing sur le thorax et a commencé à introduire de l’air dans ses voies respiratoires. Macha a crié :
— Un défibrillateur! Vite!
— Impossible sur ces bateaux, a vite répondu Nicolas. Trop d’eau. On serait tous électrocutés.
Pour une personne inexpérimentée, j’ai jugé qu’elle avait de bons réflexes. Elle cherchait un pouls et a poursuivi le bouche-à-bouche, tandis que le capitaine massait le cœur. Nicolas a pris la relève et, d’un geste de la tête, a ordonné au capitaine de démarrer.
Le maître plongeur a compté le nombre de personnes dans le bateau. Le capitaine lui a crié de lever l’ancre avant la fin du décompte. J’étais inquiète. Habituellement, on nous fait signer nos initiales pour s’assurer de ne pas oublier un plongeur dans l’eau. Mais nous n’étions pas au large sur la Grande Barrière de corail de l’Australie, nous étions à l’île Blanche et, pour un plongeur oublié, il est facile de revenir sur la terre, toujours à proximité. C’était mon raisonnement de femme étonnée et rassurée par le sang-froid de Nicolas et celui du capitaine.
La famille Morris et les autres plongeurs restaient silencieux, statufiés, serrés les uns contre les autres, les palmes dans les mains, le masque sur la tête, les pieds sous le banc. À nos pieds, un homme sans âge, étendu, les lèvres violacées. Vraisemblablement mort. Il avait deux petites mains bleues et, dans ses pieds, des chaussons noirs. Quelqu’un avait coupé sa combinaison du cou à la taille avec un couteau ou un ciseau. Je n’avais pas vu cette manœuvre. Son torse était maigre et lisse, sans aucun poil. Un homme liquide aux joues déjà gonflées d’eau.
— Cet homme, a bredouillé à voix basse la femme plus âgée au visage blafard dans un anglais parfait, il me semble qu’il n’était pas dans le bateau au départ. Il ne fait pas partie de notre groupe.
Elle avait raison. D’où venait-il?
Tout s’est passé très vite. Au quai, l’équipe du club de plongée attendait avec une civière rouge, et l’ambulance était déjà sur les lieux. On a fait reculer les quelques curieux sans aucune forme de politesse. Nous étions tous restés sur le bateau sans broncher. Des portières ont claqué et il y a eu un murmure sur notre bateau, puis un brouhaha sans conversation, comme si chacun se parlait à soi-même.
On n’a pas demandé à Macha d’accompagner mon rescapé. Il y avait un médecin dans l’ambulance.
Elle m’a regardée en s’essuyant la bouche, elle a craché et s’est laissée tomber au fond du bateau, à la place où gisait le corps.
C’était sa première plongée en mer, sur un bateau.
— Il est mort, a-t-elle articulé avec pondération.
— On va le sauver, vous verrez, nous a certifié le capitaine. On fait des miracles, sur l’île, on a de l’expérience.
— C’est ça, oui, c’est ça! a-t-elle marmonné, plus pour elle-même que pour nous. Faisons vivre les morts au nom de la vie.