13.

L’incident, si on peut utiliser ce mot pour parler d’un présumé mort, a marqué un changement dans les relations. Tous des étrangers au départ, nous étions maintenant les témoins du même drame. Le reste de notre vie, il y aurait ce mélange des odeurs, celles de la mer et celles de l’angoisse. Il y aurait la couleur qui s’échappe d’un homme, à la fin. Il y aurait le silence qui est tombé sur nous. Nous n’oublierions aucun des visages présents sur le bateau et le corps étendu au sol.

Pour Macha et moi, c’était encore plus fort. J’étais celle qui l’avait rescapé et elle, celle qui avait tenté l’impossible. Malgré nous. Deux femmes en collision avec le destin. En collision avec la mort.

— Pourquoi as-tu dit ça, tantôt, sur le bateau?

À l’ombre, sous un parasol, enveloppée de grandes serviettes, elle buvait de la bière à la bouteille, un comportement qui n’avait rien à voir avec elle. Il y a des moments où la bière se boit sans verre. Il était à peine midi. Elle regardait l’horizon. Nous étions silencieuses depuis un moment. Le vouvoiement entre nous était tombé avec la vie de cet homme.

— C’est la première fois de ma vie que je bois de la bière, a-t-elle dit en examinant sa bouteille sans répondre à ma question.

Je n’ai rien dit. J’attendais qu’elle parle de ce qui venait de se passer.

— Pourquoi s’acharner? J’ai regardé l’heure. Toutes les minutes qui s’écoulaient, chacune comme un clou de cercueil. Un cerveau brisé.

— Tu sembles si sûre de toi, Macha!

— Des victimes des bonnes intentions de la médecine, du manque de discernement qui aurait permis d’arrêter les manœuvres, des abus de soins, j’en ai trop vu.

— C’est le rôle de la médecine, de sauver des vies.

— En usant de son jugement.

— Ce n’est pas toujours le cas, n’est-ce pas?

— Non.

— Raconte.

— Pourquoi?

— Eh bien, je veux comprendre, tout simplement comprendre.

— Il y a beaucoup de choses dans la vie que nous ne comprenons pas, des choses qui arrivent sans explication.

— C’est ton métier de comprendre, pourtant, Macha. Moi, au contraire, je crois que tout s’explique.

Elle n’a fait aucun commentaire sur cette allusion à son métier de psychiatre. Elle a voûté son dos comme si une immense mélancolie l’accablait, puis a relevé la tête vers le ciel. J’ai cru apercevoir du liquide dans son regard. J’ai eu envie de lui demander si elle était triste pour l’homme mort ou pour autre chose. Encore une fois, je n’ai pas pu.

— Sincèrement, cet homme, quand tu l’as trouvé, Jasmine, je pense qu’il était déjà noyé. C’est pas long, tu sais. Et le temps de le remonter…

— Tu as quand même fait le bouche-à-bouche.

— Pour la forme. Pour rassurer tout le monde. Parce que, comme tu l’as dit, je suis docteur, parce que j’ai appris à le faire, même s’il y a des années que je n’ai pas pratiqué ce genre de manœuvre.

— Bon. Veux-tu que nous allions manger un peu?

— Non.

— La mort coupe vraiment l’appétit.

L’après-midi serait interminable et chaud. Pour elle, il était exclu de plonger à nouveau cette journée-là. Je me sentais responsable de l’avoir fait tremper dans cet exercice macabre de réanimation sur un mort présumé. Elle avait raison, l’homme ne vivait plus quand je l’ai repêché. Mais d’où venait-il? Qui était-il et que lui était-il arrivé?

Une salade de questions que nous nous posions tous.

Macha ne semblait pas encline à parler de la médecine et des soins abusifs. Je l’ai respectée dans son silence, mais j’aurais beaucoup aimé l’entendre.

Sur le balcon de sa chambre, le chef de la famille Morris installait une grande banderole : Morris’s Family : great divers. Il semblait décidé à ne pas laisser un mort perturber sa semaine de vacances. Je fixais ses tatouages en me disant qu’il connaissait peut-être la mort de près, qu’il appartenait peut-être à un groupe de motards criminalisés.

— Est-ce que tu crois qu’ils font partie d’un gang? ai-je demandé à Macha.

— Parce qu’ils portent des queues de cheval et des tatouages?

— Oui, je sais, ce sont des préjugés, mais ce sont assurément des motards.

— J’en sais rien. Les passionnés de moto sont souvent passionnés de plongée, tu as raison. C’est comme un élément de leur culture, je ne sais pas trop pourquoi. Ce n’est pas scientifique. C’est seulement une impression. Tu sais, il y a beaucoup de clubs de motards et ils ne sont pas tous formés de criminels.

— Je le sais très bien; je raconte n’importe quoi. Et j’aime bien les hommes aux cheveux longs. Ils m’ont toujours attirée. Ça me plaît.

— Tu aimes le style voyou, toi?

— Voyou? À cause des queues de cheval?

— C’est vulgaire, sans classe, un drôle de style.

— Disons, chère Macha, que le style mauvais garçon, le style anticonformiste, le style je-me-fous-de-tout-le-monde me plaît bien.

Évidemment, je décrivais Simon avec un petit pincement au cœur. Pour éloigner cette pensée, j’ai poursuivi notre conversation.

— C’est ta spécialité, les voyous, les criminels.

— Non, mais non, tu n’y es pas du tout. Je traite les troubles de la personnalité. Pas les criminels.

— Mais les troubles de la personnalité conduisent à la criminalité, et les criminels ont un trouble de personnalité… Alors, forcément, tu dois traiter des criminels.

— Quand je le fais, c’est en tant que deuxième expert, jamais en tant que thérapeute. Il y a toutes sortes de troubles de la personnalité qui n’aboutissent pas à la criminalité.

— Les criminels ont-ils tous un trouble de la personnalité?

— C’est toute une question! Franchement, comme propos de vacances, on ne fait pas dans le très léger, surtout après avoir repêché un mort. Si tu veux, on parle d’autre chose, OK?

Cette fois, le ton de Macha était différent, sérieux, sans note de séduction ou de fausse naïveté. Au contraire, elle y avait mis de l’autorité. J’ai respecté sa volonté, même si le sujet m’intéressait vraiment. Nous sommes restées quelques minutes sans parler à fixer la mer, plongées dans nos pensées, nos questions et nos émotions. J’ai décidé de briser ce silence. Il me fallait parler et cette fois j’étais contente que Macha soit là, une femme qui parlait ma langue, une professionnelle de ma ville. Je me sentais moins seule.

— L’homme que nous avons repêché, il a peut-être été assassiné!

— L’homme que tu as repêché, Jasmine. Moi, je lui ai fait le bouche-à-bouche.

— Pardonne-moi. C’est évident qu’il était mort. Je me suis prise pour qui en t’imposant de le réanimer?

— Non, c’est normal. C’était mon devoir et je devais tout tenter.

— Mais comment a-t-il pu se retrouver là, tout seul, à la dérive?

— Je me demande d’où il venait. Il n’y avait aucun autre bateau dans les environs.

— Sans doute d’une plage, mais, plonger seul, ce n’est pas brillant!

— Il y a toujours des hommes qui se croient invincibles. Pourquoi es-tu si certaine qu’il était seul?

— Parce que je n’ai vu personne. Tu as raison, il était peut-être avec son épouse qui lui a arraché son détendeur parce que c’est un homme infidèle.

— Tu devrais écrire des scénarios de films, Jasmine, m’a-t-elle répondu en riant.

— Comment a-t-il pu se noyer? Son détendeur n’était pas dans sa bouche, il ne semble pas s’être accroché nulle part, il ne semblait pas blessé.

— Il a peut-être eu un problème cardiaque, un AVC.

— Mystérieux, tout ça… Je me demande si on va nous donner les nouvelles.

— Tu veux savoir, tout savoir! Tu n’es pas journaliste pour rien.

Macha a appuyé son dos contre la chaise longue et s’est allongée en ramenant ses bras sous sa tête, dans un geste de grande détente qui n’avait rien à voir avec la situation dramatique que nous venions de vivre. Tout à coup, comme libérée, confessée, avec une expression pourtant triste et lugubre qui contrastait avec ses mouvements aériens et presque désinvoltes, elle a pointé un homme qui marchait vers le bar.

— Jasmine, cet homme, regarde, il ressemble à mon amant.

— Il est beau.

L’homme était blond comme un Suédois. Il avait le visage anguleux, la peau rougie et des yeux très bleus, mais le nez trop long. Il était très grand, assez costaud, peut-être un peu lourd. Sa démarche était très assurée et il avait une façon de porter la tête qui dégageait le charme des hommes grands aux larges épaules. Il portait un chandail de type camisole, sans manche, qui laissait voir des biceps d’acier.

— Ton amant? Est-il marié?

— C’est peut-être moi qui suis mariée, Jasmine, qu’en sais-tu?

— Tu es mariée! me suis-je exclamée avec le plus grand étonnement.

Je n’avais à aucun moment imaginé cette femme liée à un homme.

— Non, je ne suis pas mariée. Je ne l’ai jamais été. J’ai deux hommes dans mon cœur. Celui que j’appelle mon amant, c’est Steeve. L’autre, mon amour, c’est Adam.

— Tiens, c’est une bonne idée, parlons des hommes.

J’en conviens, ma réplique était idiote, mais c’était tout ce que j’avais trouvé. J’étais piquée au vif. Trop, c’en était trop! L’homme de sa vie qu’elle trompait avec Steeve s’appelait Adam, un prénom rare de surcroît. Et elle avait dit qu’il aimait la plongée, qu’il avait fait des voyages, comme mon Adam à qui je pensais pourtant très peu.

Trop de hasards. Spontanément, les questions déboulaient dans ma tête : « Adam qui? Quel est son nom de famille? Que fait-il dans la vie? »

Elle a relevé la tête, s’est appuyée sur ses avant-bras et m’a regardée dans les yeux.

— Les hommes… C’est la vraie raison de ma présence ici. Je suis confuse. Je ne sais plus où j’en suis. Ma profession prend trop de place dans ma vie. On me dit d’être plus légère. J’essaie, mais j’ai tellement peur de me tromper en amour.

— T’as de la chance d’avoir le choix. C’est un beau problème. J’ai plusieurs amies seules qui cherchent un amoureux.

— Et toi? Tu n’as pas d’homme dans ta vie?

— Pas vraiment. Pas pour l’instant.

Tiens, un petit mensonge. Je me tenais à l’écart. Je gardais mes distances, me plaçant dans l’avantageuse position de l’observatrice.

La difficulté que j’éprouve à initier un contact avec de nouvelles personnes disparaît souvent après quelques rencontres. Ainsi, je me sentais soudain à l’aise avec Macha et, comme je n’avais pas envie de parler de ma vie – je n’ai d’ailleurs jamais envie de parler de moi –,je me suis intéressée à elle. J’étais plus curieuse qu’empathique, je crois.

— As-tu déjà été très amoureuse, Macha?

Elle m’a regardé intensément et, avec un air mélancolique, m’a répondu affirmativement par un léger mouvement de la tête. Elle s’est mise à parler sur un ton très grave, celui que je lui avais connu lors de l’entrevue que j’avais faite avec elle.

— Il était gentil, plein d’entrain, il riait tout le temps et il avait un goût exquis pour tout : les meubles, les tableaux, l’architecture, les vêtements… Nous nous entendions si bien! Enfin, mes parents m’ont laissée sortir, je pouvais rentrer tard. Avec un homme, j’étais protégée. Il conduisait une voiture sport. Ma mère l’aimait beaucoup; il s’intéressait à elle et lui parlait beaucoup de la sienne. « Un garçon qui prend soin de sa mère, c’est un bon garçon », disait-elle. Il était très beau, grand, mince. Je te jure, il avait toutes les qualités. Toutes mes amies l’adoraient. Je suis devenue très jalouse, mais c’était fou parce qu’il était épris de moi et ne voyait que moi.

Elle s’est arrêtée. Silence.

— Qu’est-il arrivé, Macha?

— Il a découvert qu’il aimait les hommes.

— Ouf… Il ne le savait pas avant?

— Peut-être… Je le vois toujours en tant qu’ami. Je suis la seule femme qu’il aime encore, mais il vit avec un homme et est très épanoui. Ça fait longtemps, cette histoire, mais c’est marquant.

— Tu avais raison d’être jalouse, mais pas des femmes.

— L’amour romantique, c’est dangereux, c’est destructeur. Il apporte l’envie, l’insécurité et la désillusion.

— J’avoue que ton analyse est intéressante, mais assez inquiétante.

*

Les mains crispées, la tête penchée et le dos un peu arrondi, Nicolas marchait vers nous d’un pas pressé, pieds nus, juste en maillot, sans verres fumés. J’étais convaincue qu’il venait nous donner des nouvelles du défunt.

Il a tiré une chaise droite en plastique blanc et s’est assis près de nous, en plein soleil. Il a appuyé ses coudes sur ses genoux et avancé son corps vers nous.

— Vous avez toutes les deux un air mélancolique.

— C’est plutôt normal, ai-je répondu, alors que Macha haussait les épaules.

— Écoutez, demain, je vous propose de faire une sortie. J’aimerais vous faire visiter l’île.

— C’est une bonne idée, un congé de plongée, a répondu tout de suite Macha en contractant ses abdominaux pour prendre une position mi-assise, le torse bombé, les jambes un peu pliées, avec sur les traits un petit air coquin.

Malgré moi, je l’ai regardée attentivement pour essayer de retrouver un peu des émotions qu’elle avait exprimées dans son récit amoureux, mais son visage avait changé instantanément d’expression dès l’arrivée du biologiste.

— Mais il faudra replonger après-demain, par contre, ajouta Nicolas. Il ne faut pas développer une phobie des profondeurs à cause de ce qui vient de se passer. Les accidents de plongée, ça arrive, mais c’est rare. C’est mon premier du genre.

— Pourtant, vous sembliez très expérimenté tout à l’heure.

— L’adrénaline, juste l’adrénaline.

— Je connais l’île, mais ce sera un plaisir de revoir les endroits, ai-je ajouté, sans trop avoir eu le temps de réfléchir si j’étais tentée ou non de passer toute une journée sur terre.

Il s’est levé et, d’un bon pas, s’est dirigé vers ailleurs. Puis il est revenu vers nous pour nous proposer de nous revoir le soir même au restaurant de l’hôtel, celui où nous mangions, Simon et moi.

Voilà, Nicolas était sorti de son mutisme matinal.