14.

— Votre amie est-elle toujours en retard?

— Je ne sais pas. Ce n’est pas mon amie, c’est une simple connaissance. En fait, je l’ai rencontrée une seule fois avant de la voir ici.

— Vous vous êtes rencontrées ici par hasard?

— Oui. Le hasard.

Nicolas était arrivé avant moi. Il avait choisi une table pour quatre du côté du bar.

Avec le jour qui s’échappe, la romance tombe sur cet endroit, particulièrement autour des petites tables à deux juste au bord de la mer. L’ambiance me rendait plus insupportable encore l’idée d’être venue seule sur cette île avec des souvenirs en guise de compagnie.

Je nous revoyais, Simon et moi. Nous avions sans cesse des choses à nous raconter. Nous bavardions les yeux dans les yeux. On se moquait des couples qui regardaient ailleurs, silencieux, comme de ceux qui lisaient leurs journaux au petit-déjeuner, l’un en face de l’autre et ailleurs. Je le faisais rire. Il avait le sens du rire comme personne, du rire sans retenue, de bon cœur, sincère, authentique. Il avait aussi des fous rires à se rouler par terre, les larmes aux yeux, presque étouffé, au sujet de choses qui me paraissaient tout à fait ordinaires.

Ce soir-là, en face de Nicolas, en attendant Macha devant une margarita, j’ai éloigné ma chaise de la table pour croiser les jambes et j’ai détourné le regard de la mer. Je me mordais les joues pour ne rien dire, pour ne pas laisser des larmes couler. Je me haïssais. Je n’arrivais pas à croire à cette présence d’un absent, à ce souvenir d’un homme infidèle qui gâchait cet instant; je n’étais qu’une petite-bourgeoise entre deux âges, éreintée par trop de chagrin étouffé. De surcroît, je pensais vivre avec Adam, un homme gentil pour lequel je ne verserais sans doute jamais de pleurs.

Être aimée plus que j’aimais, c’était ce qu’il me fallait, et j’étais sur le point de sauter dans mon nouveau principe de vie.

— C’est rare que des femmes seules viennent ici, a-t-il finalement dit, et deux femmes de la même ville, par hasard!

— Macha avait un congrès la semaine dernière.

— Et vous?

— Une décision à prendre.

— Sans doute sentimentale. Les décisions importantes sont toujours sentimentales.

— Ça pourrait être pour le travail, répliquai-je sur un ton peu convaincu.

Silence.

Tandis que je repassais cette phrase dans ma tête, une lueur est passée dans le regard de Nicolas. Une lueur que j’ai saisie en une petite fraction de seconde. Une lumière de tristesse, c’est rare.

Sa présence aussi avait changé. Son sourire était plus doux. Ses bras se sont décroisés, il a étendu ses jambes et regardé la mer. La scène m’a fait chaud au cœur, comme s’il me confiait silencieusement un secret. Je l’ai trouvé séduisant. Et j’aurais pu prédire la suite de mes sentiments. Il n’y a pas puissance de séduction plus grande que celle qui réside dans la confidence; à mesure qu’elle nous est livrée, que les mots forment des phrases révélant une histoire, une tragédie, on se sent lié à une personne, comme un élu qui sert à trouver un sens ou apporter une consolation. Eh oui, les confidences sont toujours tristes.

C’était lors d’une soirée pour la Fondation des maladies du cœur que j’avais croisé Adam. Il m’avait encensée en me soulignant, comme l’avait fait Simon, la qualité des reportages que j’avais faits en Éthiopie. Il s’était montré extrêmement impressionné par ma carrière et il m’avait confié une partie de sa vie pour me faire comprendre qu’il était libre. Son histoire m’avait émue, surtout le chapitre de sa sœur qui avait été violentée par son mari. Il en était encore ébranlé. Il l’avait trouvée presque morte. Sa relation avec sa sœur m’avait touchée, sa tristesse aussi quand il en parlait. Plus que son engagement, ce qui m’avait séduite, c’était ses confidences. Je crois toutefois qu’Adam savait qu’il faisait de l’effet en se livrant ainsi.

Le plus charmant chez Nicolas, c’est qu’il ne faisait pas de mise en scène. Je ne peux pas affirmer la même chose d’Adam.

Ce n’était pas un flirt, mais un sous-entendu, celui d’un chagrin, j’en étais convaincue.

Je ne savais pas comment remettre la conversation sur les rails. Au travail, devant les caméras et des milliers de téléspectateurs, j’aurais dit simplement : « Quelque chose vous tracasse; je vous écoute. » J’ai regardé ma montre. C’est lui qui a relancé la discussion.

— Elle se fait attendre, votre amie.

— Notre amie! Je vous le répète, je ne la connais pas plus que vous, ai-je dit, un peu contrariée.

— Oh! mais vous êtes une personne facilement irritable… Pardonnez-moi.

— Elle est psychiatre.

— C’est une excuse?

— Je n’en sais rien.

— Je n’aime pas les psys.

— Moi non plus.

— On fait un peu dans le cliché, vous ne trouvez pas?

— Connaissez-vous des psychiatres personnellement?

Nicolas m’a fixée et son expression s’est figée. Il a pris son verre et a bu d’un seul trait sa margarita.

— On m’en a présenté plusieurs.

— Ah…

— J’ai une fille, morte, a-t-il dit comme ça, tout simplement, comme il aurait dit qu’il avait une maison en Estrie ou une nouvelle voiture, comme s’il disait n’importe quoi qui eût été dans l’ordre des choses.

Justement, ce n’était surtout pas naturel. C’était tout. Tout le malheur du monde. Tout l’amour du monde. Toute sa vie. Et moi, je n’espérais que l’arrivée de notre nouvelle psychiatre à qui il aurait dû dire cette phrase. Elle, elle aurait su, elle aurait écouté, accueilli, compati. Mais, moi qui pleurais un vivant, je ne savais pas quoi dire. Il fallait que j’ouvre la bouche.

— Je suis désolée. Je n’ai pas d’enfant. Je peux tout de même imaginer.

— Je n’aurais jamais dû avoir d’enfant, a-t-il affirmé. C’est ma grande erreur.

— C’est affreux, ce que vous dites, ai-je riposté sans aucunement retenir mon indignation.

— Ma fille est morte dans un accident de voiture, le jour de ses dix-huit ans.

— Elle est morte le jour de ses dix-huit ans, ai-je répété, réellement ébranlée.

— Sa mère lui a prêté sa voiture contre ma volonté.

— Oh! Nicolas!

— Ne posez pas la question, oui, je lui en veux toujours.

— Votre fille, est-ce qu’elle avait des rêves?

J’avais posé la question des rêves pour le détourner du sujet de la mère coupable que je trouvais trop lourd.

— Oh! que oui! Elle avait des projets! Elle voulait être chercheuse en microbiologie, comme mon frère, son parrain qu’elle adorait, une célébrité dans la recherche sur le sida.

J’ai choisi de ne rien ajouter. Il m’avait choisie comme confidente parce que Macha était en retard. J’étais prisonnière de son histoire, infiniment plus triste que la mienne.

Écouter, ce n’est pas rien faire. Écouter, c’est tout. Je le sais, car c’est la plus grande force dans mon métier et je le fais assez bien. Il a poursuivi, mais j’aurais aimé qu’il se taise. J’aurais aimé rire ou badiner. J’étais en vacances, j’avais pleuré tout un après-midi, j’avais rescapé un homme mort dans la mer et là j’écoutais un scientifique me raconter sa détresse profonde. Je n’étais plus séduite, mais sidérée.

— Elle s’appelait Sonia. Elle était blonde. De grands yeux verts.

Il m’a raconté l’histoire de Sonia. Une enfant douée, belle, tendre. Une enfant sans problème. Comme son père, elle avait développé un grand intérêt pour la nature, particulièrement pour les insectes. Elle les collectionnait, les observait, les comparait.

Nicolas a commandé deux autres margaritas. Nous ne regardions plus l’heure et ne pensions plus à Macha, mais je devais absolument manger. J’avoue que sa peine et ses propos me faisaient oublier mes petits ennuis de femme bien nantie et en santé. Ma vie m’a paru sans drame, ordinaire, mon histoire, banale. Les séparations et divorces sont monnaie courante. J’étais fière de n’avoir confié ma détresse à personne et, à cet instant, je me suis dit que ma souffrance resterait emmurée.

— C’est pour cette raison que vous travaillez maintenant ici sur cette île?

— La mère de Sonia, ma femme, est morte avec elle. Elle s’est réfugiée dans un mutisme total et un refus complet de reprendre les activités de la vie quotidienne. Elle n’a plus jamais cuisiné un repas ni fait les courses. Elle ne se nourrit que de conserves qu’elle mange à même la boîte avec une cuillère. Elle se sent coupable et il valait mieux que je disparaisse de sa vie. C’est vrai que je lui en veux. Elle était incapable de dire non à sa fille.

— Il y a combien de temps qu’elle est morte, Sonia?

— Dix ans.

— Dix ans! m’exclamai-je. Vous en parlez comme si c’était arrivé il y a à peine quelques mois.

— C’est que, depuis dix ans, la vie s’est figée. Elle est restée la même jusqu’au départ de notre fils pour le Canada il y a un an. Il vit à Vancouver.

— Vous avez un fils?

— Oui, Martin. Il avait dix ans quand sa grande sœur est morte.

— C’est curieux, Nicolas, comme les absents prennent toute la place. Vous ne me parlez que d’elle, mais lui, Martin, il est vivant.

— Je sais. Je sais surtout que sa mère aurait dû revivre pour lui.

— Comment va-t-il, Martin?

— Mal. Il va mal. Il vit à Vancouver et il se lie constamment avec des jeunes voyous. Il partage la maison d’une veuve de quinze ans son aînée, une travailleuse sociale. Il se fait vivre. Il a lâché l’école.

Il a continué à raconter son histoire. Après l’accident du bateau le Calypso, il est retourné dans son pays et il a enseigné la biologie à l’Université d’Amsterdam. Il a commencé ses recherches sur les hippocampes. Il lui fallait un sujet pour publier et obtenir son statut de professeur chercheur. Les hippocampes ont dicté ses déplacements.

Il n’avait pas l’intention de retourner à Amsterdam. Son salaire était déposé dans un compte commun où des retraits étaient faits régulièrement par sa femme, à dates fixes; toujours le même montant, jamais de folies, pas d’excès, pas d’achats autres que les approvisionnements en conserves et plats cuisinés.

À aucun moment, Nicolas n’a parlé de son épouse en la désignant par son prénom. Elle était toujours la mère de Sonia, comme si cette femme n’avait plus d’autre identité que celle qui la liait à une enfant morte.