18.

Sur une petite plage de sable blanc ancrée dans une baie protégée par les coraux et caressée par l’alizé, sur cette petite plage s’est dite la phrase qui changerait le reste de ma vie. Je n’exagère pas, c’est ainsi, je le croyais vraiment, mais sans savoir si ce serait un bon changement de trajectoire. On ne sait jamais de toute façon si l’autre option, l’autre route, aurait été meilleure. C’est ainsi : on ne sait jamais ce qu’on manque, seulement ce qu’on risque.

Ce fut un instant suffisamment intense pour faire de ce séjour un roman. Un roman que j’écrirais le matin aux aurores, les pieds nus sur une moquette épaisse, entre les lectures des nouvelles de fin de soirée. Un roman que je signerais d’un pseudonyme, simplement Chloé, peut-être. Il n’y a rien d’autre à faire avec cette histoire : l’écrire. C’est ce que j’ai pensé quelques mois plus tard.

Cette journée s’est déroulée comme une succession de scènes surréalistes. Ce n’était pas de la fiction, mais la vraie vie, un roman-vérité dont j’étais un personnage. Un personnage spectateur, déboussolé, planté là par un scénariste farfelu.

Habituée d’être sous les projecteurs, il m’arrive souvent dans ma vie privée de me demander ce que penseraient les téléspectateurs s’ils me regardaient vivre ma vie comme dans un Loft story. Cette impression d’être regardée me fait souvent agir avec une grande distinction, avec une grande dignité, noble en tout et toujours, même seule dans mon salon. On comprend donc que les laisser-aller, les grands déluges de larmes, les cris ou les gros mots ne font pas partie de ma routine. Je tiens plutôt à suivre les codes de vie et du savoir-faire, à juger des moments appropriés pour parler ou pour se taire. Je les retiens, les mots grossiers, les injures que je lancerais de plus en plus souvent à la figure de certains journalistes, techniciens, chefs de pupitre. Il m’arrive de lire des bulletins de nouvelles que je juge mal écrits, mal ordonnancés. Je soulève mon point de vue avec tant de délicatesse! Trop! On m’adore dans le monde journalistique où je ne suis pas moi-même. Ou est-ce tout simplement moi, d’être toujours bien élevée, polie et digne? Sur ce point, je ressemble sans doute à Macha.

Quand les faits s’alignent trop bien les uns à la suite des autres, nier ses doutes serait une arrogance au destin, au hasard, mais s’enfermer dans les soupçons n’a pas de sens : c’est jouer avec sa santé mentale. On se demande si on délire, si on exagère ou si on a simplement raison et, ma foi, c’est pire. Bang, bang! J’étais sous attaque. J’étais obsédée par toutes ces coïncidences autour de l’amoureux de Macha, de ses ressemblances avec Adam. De surcroît, les deux hommes portaient le même prénom.

Et la confirmation est arrivée comme dans une collision brutale, un face-à-face.

On avait installé une grande couverture sur le sable près d’un groupe de palmiers pour avoir de l’ombre. Nous étions seuls, Macha, Nicolas et moi. Un paysage de rêve, comme une fantaisie, un endroit pour être léger et libre, amoureux et heureux. Les plages et leur force d’attraction étrange, un paradis, un sol vierge, comme si personne n’y avait posé les pieds avec son lot d’ennuis.

Nicolas nous a proposé d’aller nager avant de manger.

— Je n’ai pas de maillot.

— Rien de grave, Jasmine. Rien de grave. Viens toute nue. Il n’y a personne. Moi non plus je n’ai pas de maillot, a dit simplement Macha.

Avec l’hébétude d’une personne mal préparée à se retrouver dans une situation donnée et qui en une seconde est au pied du mur, j’ai haussé les épaules.

— J’ai pas vraiment envie.

Macha m’a touché l’épaule droite de sa main, un geste qui m’a semblé gentil. Non, pas gentil, quand j’y pense. C’était une démonstration de supériorité, une sorte de pitié pour la pauvre puritaine vêtue comme une nonne, sur une plage.

— Fais comme tu veux, m’a-t-elle dit.

Je ne voulais pas paraître pudique, ni vieux jeu, ni rien de tout ce qu’on imagine d’une personne habillée d’une chemise à manches longues dans un endroit pareil. J’étais très gênée et extrêmement mal à l’aise. J’ai enlevé mes souliers; du moins j’aurais les pieds nus. Des pieds négligés qui auraient eu besoin d’un pédicure, pas comme ceux de Macha avec des ongles parfaitement peints de rouge foncé.

Alors qu’elle regardait par terre quand elle marchait habillée, nue, elle a offert son corps au soleil et aux regards avec une aisance déconcertante. Elle se tenait devant la mer; j’étais derrière elle. Nicolas ne semblait pas se préoccuper de nous; je doutais fort de son jeu et j’en doute toujours.

Elle a enlevé son chandail et un léger soutien-gorge de dentelles rose de marque La Perla, qu’elle a pris soin de bien plier avant de poursuivre son effeuillage. Elle a déposé ses vêtements sur son sac en toile Damier Azur à fermeture magnétique avec pièces de laiton doré. Le sac de marque Louis Vuitton, une tache de luxe incongrue sur cette plage sauvage et, en quelque sorte, la signature de Macha. Tout ce qu’elle portait était griffé.

Le soleil s’égouttait sur son visage et son corps à travers la paille légère de son chapeau à bord large. Elle a mis une demi-minute à le déposer sur la couverture. Nue, les cheveux élégamment décoiffés, elle regardait les alentours. Je n’ai aucune idée de ce à quoi elle pouvait penser ni de ce qu’elle pouvait ressentir.

Nicolas, qui portait un maillot sous son short, n’a rien dit. Il a marché d’un pas léger, presque sautillant vers la mer. J’ai souri. L’homme avait une belle nature, et les drames dans sa vie ne semblaient pas peser lourd sur ses épaules à ce moment-là. Il a avancé dans l’eau sans se retourner et sans rien dire. C’était la seule façon de faire en présence de deux femmes étrangères, dont l’une s’amenait nue.

Macha a avancé doucement vers la mer comme si elle craignait de se blesser les pieds. Pourtant, le sable m’a semblé impeccable, sans cailloux, sans objet coupant, sans coquillage. Peut-être était-il bouillant.

Son corps parfait que je ne voyais que de dos narguait le mien avec ses centimètres de cellulite sur les cuisses et des seins trop lourds, tombant sans retenue. Mes seins, admirables sous des étoffes ajustées, se soumettaient en réalité à la loi de Newton. « Je mûris », me suis-je dit. Il était temps que je renonce à mes réminiscences sur des amours terminées et commencées à une époque où je pouvais afficher mon corps sans éteindre les lumières. Oui, il était temps d’avancer dans ma vie avec Adam.

Dans un ciel de tableau, de gros nuages tout blancs, des cumulus, ne formaient aucune ombre sur la plage. À ma droite, quelques cocotiers surplombaient un petit bout de sable. Ils réussissaient à me protéger du soleil, mais pas longtemps. Je devais toujours me déplacer. Plus loin à ma gauche, bien entouré de cactus serrés les uns contre les autres, se trouvait un complexe de condominiums qui paraissaient déserts. Une sorte d’austérité inhabituelle régnait, celle de la chaleur, du sable chaud, des cactus, du silence. Les vagues se brisaient ailleurs, au large, devant la barrière de corail. Et il n’y avait pas d’oiseaux.

J’ai vu passer une planche à voile blanche qui filait à toute allure. J’avais fait le vide, j’étais calme, j’avais baissé la tête et fermé les yeux. Concentrée sur ma respiration, je me disais que je devais supporter la chaleur, ne pas me plaindre, jouir de l’instant présent. J’ai vidé d’un trait ma bouteille d’eau.

La plage a vibré au passage d’un avion. J’ai levé la tête. Je pouvais voir les roues de l’engin et des visages étirés dans les fenêtres. De petits crabes se sont mis à courir et à jouer à cache-cache.

L’éclaboussure de bruit m’a ramenée à ma vie, sur ce bout de couverture dans le sable. Mes compagnons nageaient toujours. Il y avait près de dix minutes qu’ils étaient à l’eau. Je mourais de faim. Je me suis levée, pieds nus sur la chaleur du sable tout à fait tolérable. Je me suis rendue au bord et j’ai mouillé mes pieds pour me rafraîchir un peu.

Cloué par l’intensité de mes pensées, mon regard fixait Macha.

Je devais savoir, je devais la questionner sur son Adam qui montrait trop de ressemblances avec le mien. Je me suis lancée dans les spéculations les plus folles. J’ai réfléchi aux horaires de mon amoureux et il était bel et bien parti quelques fins de semaine pour la Gaspésie, sans moi. Eh oui, il construisait une grande maison en face du fleuve! Trop d’évidences, comme un coup monté.

Tous les soirs de la semaine, il était libre, puisque j’étais en direct à la télévision, à lire le bulletin de nouvelles nationales et internationales. Et Adam avait fait des voyages sans moi, car je ne pouvais pas toujours me libérer. C’est la vie moderne. Je pouvais le joindre en tout temps à un seul numéro, celui de son iPhone. Il pouvait toujours être ailleurs.

Ça semblait une réalité : Adam menait une double vie.

Je devenais une personne suspicieuse. Je ne l’avais jamais été. La trahison de Simon m’avait sonnée. Je n’avais rien vu venir. Malgré cette expérience qui m’avait meurtrie et les promesses que je m’étais faites, je n’avais pas douté d’Adam. J’avais douté de moi et de mes sentiments, pas de lui.

Je devais absolument trouver un moyen subtil de confirmer l’identité de l’amoureux de Macha. J’ai toujours peur d’être indiscrète et trop curieuse, un attribut invraisemblable pour une journaliste, mais j’ai du mal à trouver le bon dosage entre l’intérêt à porter à une personne et l’indiscrétion.

Mon regard fixait la mer et je voulais savoir, je voulais entendre la vérité de sa bouche à elle. Une tension montait en moi comme une obsession.

Nicolas est sorti de l’eau, s’est épongé en vitesse et a fait dos à la mer. Son corps svelte m’a paru un peu maigrichon et sa démarche, sautillante, un peu adolescente. Il avait un petit air souriant et naïf. À d’autres moments, alors qu’il était seul avec moi, je l’avais perçu plutôt grave et sérieux. C’était comme si je lui inspirais le drame, et Macha, la frivolité. « Un bel homme, me suis-je dit, mais trop lisse. » Les peaux masculines sans poils me rebutent, allez savoir pourquoi. Sa discrétion a été remarquable. Aucun regard sur Macha qui s’éternisait dans l’eau.

Macha n’arrivait pas à mettre un terme à une activité. C’était sans doute la cause de ses retards. Elle ne sortait pas du lit, de la douche, d’une lecture, de son assiette. Il m’a semblé qu’elle n’était pas du genre à s’inquiéter des autres ni à faire des efforts d’altruisme. Elle concentrait ses efforts sur ses performances personnelles en tout. Dans tous les domaines. Lorsque je l’ai vue sortir de l’eau et s’avancer vers nous, j’ai saisi toute sa vulnérabilité, sa folle anxiété, son besoin de plaire, son insécurité. Et, quelle que fût l’identité de son amoureux, je ne lui en tiendrais pas rigueur. Je la percevais comme une victime. Victime des adultes de son enfance, victime d’elle-même.

Ce qui était remarquable, chez Macha, au moment où je l’ai vue sortir de l’eau, les petits seins pointus, les mamelons en érection, les abdos bien rentrés, les épaules redressées et la tête haute, c’était qu’elle se donnait le genre de ne pas se préoccuper de son apparence. Ses cheveux en broussaille affichaient un désordre calculé, organisé comme les faux jardins sauvages; son maquillage était soigneusement inapparent et résistant à l’eau. L’avant-dernière journée de notre séjour, elle me confierait les secrets de son maquillage. « En gage d’amitié », dirait-elle. Elle en parlerait comme on parle d’une œuvre d’art. Elle mettait plus d’une heure pour dissimuler les petits défauts et le maquillage lui-même. Sauf la kératose qui, pour elle, donnait plus de naturel à tout le reste. Cette kératose était une stratégie. Il fallait y penser!

Elle a ramassé son sac Louis Vuitton en passant son corps nu devant celui de Nicolas qui n’a pas bronché. Elle s’est accroupie les genoux serrés l’un contre l’autre. Elle n’avait pas de maillot, mais une serviette dans son sac, une jolie serviette de couleur sable, très mince, pliée avec soin. Elle s’y est enroulée en laissant échapper un soupir qui m’a semblé être de bonheur.

Du vin blanc dans un sac de glace qui avait complètement fondu, des bouteilles d’eau gazéifiée, de petits sandwichs au thon sur pain de blé entier, des crudités, des fruits coupés dans un bol hermétiquement fermé, trois muffins… Nicolas sortait ses trésors. J’étais ravie. Macha était sceptique.

— Je ne mange jamais de sandwichs, a-t-elle dit.

— Mais c’est un pique-nique!

— Je prendrai quelques fruits. J’espère qu’il n’y a pas de sucre, je ne tolère pas.

— Comment ça?

— Poison, le sucre, pire que l’arsenic.

— Merci pour le lunch, Nicolas, ai-je dit en voulant éviter de tomber dans un débat alimentaire avec Macha. Vous êtes génial! Vous avez tout préparé vous-même?

— Bien sûr que non! C’est l’hôtel… Ils ont l’habitude de le faire.

— Je suis convaincue que vous vous nourrissez mieux que ça, Nicolas, a répliqué Macha sur un ton hautain qui frôlait le mépris. Les Européens s’alimentent bien, en général.

— Mais… c’est un très bon repas, que nous avons là. Le pain est de blé entier.

— Du pain, c’est du pain, rien que du sucre…

J’ai dû expirer lentement pour ne pas paraître exaspérée. Elle se comportait en mégère snob. Quelque chose clochait : avoir un tel souci de son allure, mais pas de son caractère! Pourtant, elle voulait plaire. Je crois que son besoin d’afficher la supériorité de ses convictions personnelles sur tous les sujets passait au-dessus de son désir de paraître.

Je me suis concentrée sur Nicolas et l’ai observé. Il avait échappé à la calvitie et à l’embonpoint. Je me suis hasardée.

— Vous êtes en forme, Nicolas! Vous avez nagé longtemps et vous ne semblez pas fatigué. Vous vous entraînez, ou c’est simplement l’hérédité?

— Certainement pas l’hérédité, a-t-il répondu.

— Qu’est-ce que vous pouvez faire comme sport ici? Certainement pas courir par cette chaleur!

— La course me manque; ici ce n’est pas possible, il n’y a pas d’endroit pour ça. Je nage, a-t-il répondu, les deux bras largement ouverts vers l’océan pour démontrer l’évidence.

Je n’ai eu le temps d’acquiescer que d’un seul signe de tête. Avant que j’aie pu ajouter un mot, Nicolas a enchaîné.

— C’est l’alimentation qui compte.

Il s’est adressé à Macha aussi sec.

— Et, ma chère, sache que mes habitudes alimentaires sont très saines. Je partage ton avis voulant que les sucres sont à bannir.

Il tutoyait Macha. Cela m’a étonnée.

— Ah bon! On écoute, c’est important, la parole d’un homme de science, a-t-elle répliqué, amusée et satisfaite de partager ses opinions avec lui.

— Les aliments sont de puissants poisons et de puissants médicaments.

— Du poison! me suis-je exclamée. Vous exagérez tous les deux, non?

— Parole d’un scientifique, a-t-il ajouté d’un air moqueur. Je suis convaincu que notre consommation de sucre, de sel et de toutes sortes d’autres produits toxiques est la première cause du cancer et de bien d’autres maladies, aussi bien cardiaques qu’auto-immunes.

— En fait, c’est une théorie assez répandue et qui me semble tout à fait crédible, ai-je concédé avec un sourire, mais, parler de poison, il me semble que c’est exagéré.

— Je suis médecin, Nicolas, dit Macha tout en douceur, et je n’ai jamais lu d’article qui positionne les aliments en médicaments puissants. En tout cas, ils ne soulagent pas les troubles mentaux.

— Je ne sais pas. Pour les troubles mentaux, tu es la spécialiste, tu as sans doute raison, mais, pour les autres maladies d’origine inconnue, la médecine ne se préoccupe pas suffisamment du rôle des aliments. Ce ne sont pas que des poisons, ils peuvent guérir!

Macha s’est faite silencieuse par la suite. Elle dévisageait Nicolas sans gêne, avec un regard admiratif. Je souffrais de la chaleur, mais je ne voulais pas quitter ce bout de plage. L’identité de l’amour de Macha était une énigme que je retournais sans cesse dans ma tête en essayant de faire des liens, d’effectuer des recoupements et surtout de formuler la question. Outre le ridicule de la situation, c’était la situation elle-même qui me tuait. Macha, que je croisais par hasard. Macha, avec son accoutrement de voyageuse de croisière dans cet endroit sauvage. Macha, à qui j’avais fait l’obligation de réanimer un noyé. Macha, dont l’amoureux portait le même prénom que l’homme avec qui j’allais m’engager. Et moi. Que dire de moi qui pleurais Simon, un amour déchu depuis cinq ans? Et ce Nicolas qui étudiait les hippocampes comme si sur cette terre il n’y avait rien d’autre à faire de plus nécessaire. Après coup, tout cela m’a paru invraisemblable. Pour l’heure, je ne pensais qu’à poser des questions à Macha. Il fallait que je découvre discrètement le filon.

Je n’avais qu’à retrouver mes outils de journaliste, à m’intéresser aux propos de Nicolas, à poser des questions sans hausser le ton. Il a collaboré merveilleusement. Il répondait à mes interrogations sur la toxicité des pesticides et des herbicides, ainsi que sur les recherches orientées uniquement sur le médicament. J’entendais les mots qui s’empilaient, mais la chaleur sèche, ma soif, mon malaise emportaient tout, aussi bien la beauté du paysage que le discours de mon nouvel ami. Je saisissais une phrase par-ci par-là que je relançais avec des oui, hum, pensez-vous? vraiment? Le chercheur s’engageait dans des envolées oratoires. Puis il a lâché la phrase accrocheuse.

— C’est ce que j’appelle l’économie du cancer.

— Qu’est-ce que ça veut dire, l’économie du cancer?

— Le cancer fait vivre tant de personnes! a-t-il affirmé en me regardant sans sourire. C’est une industrie.

— Je ne comprends pas. Le cancer tue. Le cancer coûte des fortunes en soins médicaux, en journées de travail perdues, en jeunes vies humaines…

— Non, chère Jasmine, l’industrie du cancer, c’est plus gros que l’industrie automobile. Grâce aux cancers, les compagnies pharmaceutiques font travailler des chercheurs sur les médicaments, ils vendent leur poison et investissent dans d’autres recherches. Dans les hôpitaux, on fait travailler des médecins, des infirmières et des techniciens, sans parler du monde de la radioactivité et des isotopes. Pensez-y juste un instant. Si le cancer était banni de notre terre, ce serait la crise économique.

— Vous exagérez, Nicolas. Dans notre pays, les coûts de la santé sont en train de nous ruiner. Tout est gratuit chez nous et il manque de médecins aussi bien que d’infirmières. Le cancer nous coûte très cher.

— Vous y réfléchirez, Jasmine; ce serait pire sans la maladie. C’est une industrie qui fait rouler toute une partie de l’économie. En tant que journaliste, vous auriez là un magnifique sujet de reportage, ou de quoi encourager des cinéastes à faire un documentaire. Je ne comprends pas que ce sujet n’ait jamais été exploité.

— Pourquoi étudies-tu les hippocampes, alors? lui a enfin demandé Macha. Tu sembles passionné par le sujet du cancer. En tant que biologiste, tu pourrais travailler sur la question.

— Ah! nous y voilà, ma chère! Le minuscule nous mène au grandiose.

Macha mâchonnait un brocoli cru, alors que je rangeais, épuisée par la chaleur, les restes dans les sacs. Toujours enroulée dans la serviette, elle s’est mise à faire des dessins sur le sable avec le bout de son doigt. « Il va bien falloir qu’elle se rhabille, pensais-je, qu’elle remette ce minisoutien-gorge trop mignon. »

— Tu es très silencieuse, Macha. Est-ce que tu fais de la recherche dans ton domaine?

— Oui, je collabore à des études neurologiques… Ce n’est pas facile de ne pas parler de son travail, hein? D’être simplement en vacances, de discuter en badinant. Je n’ai pas l’intention de vous entretenir de ça, Nicolas. Je suis tellement sérieuse tout le temps! Là, je suis en vacances.

— Pourquoi n’es-tu pas venue avec ton amoureux, alors? a-t-il osé lui demander.

— C’est un peu compliqué… Il ne sait pas que j’apprends à plonger, que je suis ici. Je veux l’épater…

— Tu pars en vacances, et l’homme qui partage ta vie ne sait pas où tu es! m’exclamai-je, vraiment étonnée.

— Je vous le répète, c’est compliqué, et aimer un homme ne veut pas dire partager toute sa vie…

Elle a penché un peu la tête en parlant d’Adam. Elle continuait à faire des dessins sur le sable sans nous regarder.

J’ai soudain eu envie de ressembler à cette femme. Quelle versatilité! Envier une allure et un comportement que je rejette. Elle avait quelque chose d’enfantin, de naïf, comme si elle cherchait à dissimuler une certaine lassitude. En même temps, elle semblait détachée, libre, sauvage malgré des attitudes et des allures bourgeoises.

Il fallait surtout que je trouve le mot juste et le bon ton pour l’interroger sur cet Adam. Mon rythme cardiaque s’est accéléré comme si je pressentais un danger. J’ai senti mon cœur battre à mes tempes. J’ai fixé la kératose sur sa joue qui fonçait à vue d’œil au soleil. J’ai posé la question en retenant mon souffle. La phrase courte, simple avec des mots coincés au fond de ma gorge.

— Macha, si tu nous parlais d’Adam. Que fait-il dans la vie? Est-il médecin comme toi?

— Oh! Jasmine, je ne te l’avais pas dit? C’est Adam Monro, le propriétaire des Brasseries Monro.