Une collision frontale, brutale. Un moment de bascule où on voudrait tout effacer, recommencer, zapper, changer, fuir ou s’accrocher à quelqu’un.
La comparaison peut paraître boiteuse, mais c’est tout de même comme si un camion à remorque de dix roues avait frappé une petite voiture. Le mastodonte ne ressent presque rien, rien qu’un petit coup. L’autre véhicule est anéanti. La phrase de Macha avait eu sur moi la force d’un géant. Elle avait levé les yeux, cligné deux fois les paupières, placé ses mains sur le sable et m’avait balancé une vérité. Elle avait donné le coup fatal. Mais fatal à qui?
Une minuscule petite femme, psychiatre, nue dans une serviette enroulée autour d’elle, venait de me frapper avec un nom et elle n’était pas touchée par la collision.
Mon réflexe a été de ne rien laisser paraître. Après le choc, ma tête tournait et je voyais de petits points noirs. J’ai avalé, mais ma bouche était sèche. J’ai serré les poings. Une bombe venait d’exploser et j’étais la seule à le savoir. Une bombe qui pouvait faire des dégâts si je le voulais.
J’étais maintenant en possession d’une information déterminante, majeure. C’était maintenant moi qui pouvais frapper avec puissance. En un instant, les rôles s’étaient renversés. J’aurais pu lui dire banalement : « Eh bien, nous avons le même amant. »
Je ne voulais pas partager avec elle mon humiliation, lui dire que non, elle avait tort, qu’elle était trahie tout comme moi, qu’Adam Monro était mon amoureux à moi et qu’il m’avait même demandé de vivre avec lui. Impossible. Le sang gonflait mes joues. J’aurais voulu lui éclater de rire en pleine face. Ouf! le décorum dans lequel baignait ma vie menaçait de s’écrouler. Les mots appris dans le quartier Hochelaga de mon enfance, ces mots emprisonnés depuis longtemps par mon éducation et mon métier, Macha venait de les libérer. Les mots disgracieux, les mots vulgaires étaient maintenant prêts à attaquer.
— Tu sembles surprise, a-t-elle dit d’une voix hésitante.
— Oui, je ne t’imaginais pas avec un homme d’affaires, bafouillai-je en m’efforçant d’éliminer toute émotion de ma voix.
— Tu le connais, Adam?
— Comme tout le monde…
Voilà, je ne mentais pas tout à fait, mais je mentais.
— Tu ne l’apprécies pas?
— Je n’ai pas dit ça, ai-je rétorqué en montant involontairement le ton.
J’étais tellement ahurie que je ne trouvais pas de réplique.
— C’est qu’il y a des personnes qui ont toujours des commentaires disgracieux à faire sur les riches.
— Si je saisis bien, docteure Macha, tu as un amoureux riche et connu, a dit Nicolas.
— Je suis très amoureuse d’un homme généreux, a-t-elle répondu pour accompagner son signe de tête qui disait oui. Il s’investit socialement et il adore ses deux sœurs et ses trois filles.
— Ça semble idyllique, a dit gentiment Nicolas, l’étranger, à qui nos célébrités nationales étaient tout à fait inconnues.
— Oui…, euh…, eh bien, il n’y a jamais rien de par-fait. Je fatigue mes amies avec mes indécisions. Surtout Lina, dit-elle comme si nous la connaissions. Je la comprends. Je pense parfois que je ne suis pas vivable. Mon amie me dit que je change trois ou quatre fois d’idée par heure. Alors que je roule vers le nord sur avenue du Parc, je veux vivre avec Steeve et, en revenant vers le sud, je lui trouve tous les défauts de la terre.
— Steeve? Je croyais qu’il s’appelait Adam.
— Tu as raison, Nicolas. Steeve est mon amant.
— Vous êtes difficile à suivre, ma chère… Sincèrement, je pense que vous n’aimez ni l’un ni l’autre, chère Macha, lui a dit Nicolas en la vouvoyant à nouveau, comme toutes les fois où le sujet lui semblait litigieux ou qu’il énonçait une remarque plus incisive.
— Rien n’est jamais simple, en amour comme dans la vie, Nicolas…
Je n’ai pas écouté la suite de la réplique de Macha. Je n’entendais que les toc, toc de mon cœur et l’explosion de colère qui éclatait en moi. De plus, j’étais vraiment surprise que Macha livre ainsi sa double vie amoureuse à un homme qui lui était étranger.
Il fallait que je sorte de cette conversation, que j’aille téléphoner à Adam, l’injurier, l’engueuler, le menacer de dénoncer ses mensonges à la terre entière, lui faire honte.
Sortir de cette plage, de cette situation. Je n’avais pas pris le dessert, je n’avais plus faim, je n’avais aucun endroit où courir, je devais retourner avec eux dans la jeep et reprendre la route. Me maîtriser, j’en avais pourtant l’expérience. Comment faire? J’avais envie de vomir. Tiens, la maladie était une porte de sortie. Mais je suis trop bien élevée pour feindre la maladie. Trop bien élevée pour sortir la litanie d’insultes qui valsaient dans ma tête. Tiens, un malaise tout au moins, me suis-je dit. Il faisait si chaud! Mais je craignais que ma réaction ne soit trop évidente. La trousse de camouflage de mes émotions était restée quelque part en arrière comme mon courage devant la montagne d’iguanes.
« S’il te plaît, Nicolas, s’il te plaît, dis quelque chose », l’implorais-je mentalement comme s’il pouvait lire dans mes pensées. J’aurais voulu l’interroger sur sa vie personnelle, juste pour changer de sujet, juste pour changer de cible. Meubler la plage de mots perdus que je n’écouterais pas. Après notre conversation de la veille et ses confidences au sujet de la mort de sa fille, je n’ai pas osé.
C’est elle qui a changé de sujet.
— C’est étrange, nous ne parlons plus de l’homme qui est mort devant nous.
— Tu y penses beaucoup? lui a demandé Nicolas.
— Absolument. J’ai eu beaucoup de mal à dormir. Je le voyais tout le temps.
— Pourtant, tu es médecin. La mort et les cadavres ne te sont pas étrangers.
— Je n’y suis pas vraiment confrontée, du moins pas autant que tu le crois. Pendant les quatre années de ma résidence en psychiatrie, je n’ai été appelé que deux fois pour constater un décès. Deux suicides, c’est déjà trop… Ça fait dix ans que je suis patron. Je ne fréquente plus la mort, mais je suis toujours médecin et, une chose est certaine, dès mon retour à la maison, je m’inscrirai à une mise à jour en RCR3. Je me suis sentie vraiment nulle.
— Vous avez été héroïques toutes les deux, c’est ce que je pense et c’est ce que nous pensons tous, sur l’île.
— Mais voyons, ai-je rétorqué, nous avons fait simplement ce qu’il fallait.
— Tu as risqué gros, Jasmine, en plongeant aussi profondément.
— Je trouve aussi que ton intervention a été vraiment exemplaire, a ajouté Macha. Réanimer un mort, ce n’est franchement pas difficile, même si ce n’est pas agréable, mais, malgré mon manque d’entraînement, je savais bien que c’était impossible dans ce cas. Il s’était écoulé trop de temps… Vous savez quoi? Quand je l’ai vu, cet homme, à nos pieds, si seul, et que je l’ai touché, je me suis sentie mal à l’aise. Je nous percevais comme des intrus dans son intimité. Nous étions tous là à le regarder, à fixer son corps déjà meurtri qui ne nous avait rien demandé.
— On n’en sait rien, de ce qu’il voulait. On ne sait pas pourquoi il était là. Peut-être était-il très heureux que nous tentions de le sauver. Peut-être avait-il souhaité toute sa vie que ses lèvres touchent celles d’une femme comme vous, Macha… a avancé Nicolas, un brin sarcastique.
— C’est tout de même tout un hasard, ai-je ajouté, bien que j’eusse préféré déguerpir de l’endroit. C’était la première plongée de Macha!
— Mais toi tu es une vraie héroïne, a repris Macha. Quitter le groupe, plonger dans l’abysse bleu, t’agripper à lui, remonter, et tout ça avec ce requin tout près… Le pire, c’est ce qui vient après le beau geste : les louanges, les remerciements, la gratification. Puis c’est le retour à la normalité, à la solitude, à l’abandon à soi-même, alors que l’image de la scène, nos questions et nos doutes nous hantent toujours, surtout la nuit, durant des jours et des jours.
Je l’ai écoutée avec respect. Nicolas également. Elle avait raison : je me demandais combien de temps encore j’allais repenser à l’événement. Je me demandais si nous devions en reparler et à qui je raconterais l’aventure à mon retour, si j’en parlais. Probablement à mes nièces, car elles adorent que je leur raconte des anecdotes de toutes sortes. Elles me feraient sans doute répéter mon histoire à leurs amis.
— Sans parler de choc post-traumatique, car il n’en reste pas moins que c’est une expérience traumatisante, que tu as vécue, et qu’elle peut engendrer un stress, a poursuivi Macha.
— Jasmine est journaliste, elle fait des reportages…
— C’est différent. Dans son travail, elle observe, elle note, elle n’a pas à jouer les sauveurs.
— Vous parlez de moi comme si je n’étais pas là, ai-je rétorqué. Je suis touchée de votre sollicitude, mais je n’en ferai pas une névrose.
— Souvent, a déclaré Macha comme si je n’avais rien dit, les gens ont besoin de parler encore et encore de ce qu’ils ont vécu, un peu comme les malades qui ne cessent de décrire leur maladie à tout le monde, en détail, d’évoquer leurs souvenirs des douleurs et des inquiétudes qu’elles ont vécues.
Macha ne nous avait donné que peu d’accès à sa sensibilité, mais nous la connaissions à peine. Je l’avais jugée sur quelques comportements, sur quelques clichés. Je me suis dit que cette femme méritait d’être connue.
J’avais eu une telle envie, jusqu’à ce moment-là, de lui crier que j’en avais assez, qu’elle me scandalisait avec ses airs de sainte-nitouche, ses tenues extravagantes et inappropriées, ses simagrées, son besoin de tout savoir sur tout, ses phobies alimentaires, ses deux amants et son sac Louis Vuitton sur une plage! La femme avait le don de charrier mes émotions dans tous les sens sans le savoir, sans même s’en rendre compte.
Là, je me suis sentie apaisée. C’est bien vrai, l’empathie a un effet calmant. Nicolas et Macha ont parlé ensemble. Je n’écoutais plus. Je ne repensais plus à l’incident de plongée, mais à la situation dans laquelle je me retrouvais.
L’énergie commençait à me faire défaut. Je me sentais les jambes lourdes, la bouche desséchée, les idées embrouillées. Je me suis excusée et suis allée tremper mes pieds dans l’eau. Ils bavardaient toujours quand je suis revenue. J’ai regardé ma montre. Je ne m’étais absentée que cinq minutes, le temps de prendre quelques bonnes respirations, de me rafraîchir un peu et de décider que je voulais vraiment rentrer et qu’il me fallait m’affirmer.
— Je demandais à Macha pourquoi elle a choisi la psychiatrie entre toutes les spécialités médicales, m’a dit Nicolas.
— Et?
— Un stage, un psychiatre, l’histoire d’une femme très malade, mon contact avec elle… J’ai été séduite par sa profondeur, émerveillée par son courage, touchée par sa souffrance et impressionnée de pouvoir l’aider simplement par ma présence. Je n’ai plus jamais douté de mon choix et je crois que c’est le plus beau métier du monde.
— Il faut réellement aimer les gens, a dit Nicolas. Toute cette douleur, cette détresse… Toujours des malheurs. C’est plus facile en biologie marine.
— On soulage, vraiment. La psychiatrie change énormément. Au fil du temps, elle devient plus médicale que psychologique. Les découvertes des nouvelles molécules sont spectaculaires.
— Nous ne sommes que de la chimie, finalement, si je peux me permettre, ai-je ajouté.
— Une chimie très complexe.
Je n’avais pas repris ma place sur la couverture. Je commençais à ranger les verres vides dans le panier. Nicolas s’est enfin décidé à aller porter la glacière dans la jeep. J’ai souri à Macha et lui ai proposé de s’habiller. Elle paraissait calme. Elle ne savait rien de mon drame, du charivari qu’elle venait de provoquer en prononçant le nom d’Adam Monro. Elle n’avait pas deviné. J’avais réussi à donner le change. Rien n’était sa faute et j’ai toujours pris garde d’en vouloir aux femmes. Je suis ainsi faite. S’il y avait quelqu’un à blâmer, c’était Adam.
— J’ai envie de rentrer, lui ai-je avoué sans émotion dans la voix.
Comment ai-je pu ainsi me maîtriser? C’était tout simplement que Jasmine-Lucas-journaliste-chef-d’antenne était entrée en scène. Elle dominait l’autre, la Jasmine-tout-court. Les mots méchants avaient été chassés dans les méandres de mes apprentissages du savoir-faire. Je me sentais lasse; j’ai eu du mal à me lever. C’est lourd, le poids de deux personnes.
— Tu as raison, on va cuire si on reste ici. Jasmine, je suis contente de te connaître. J’espère qu’on restera amies! Je ne veux pas te perdre au retour.
Là, j’ai compris qu’inévitablement elle raconterait à Adam qu’elle m’avait rencontrée sur l’île. Je l’imaginais en train de lui dire : « Adam, tu peux pas deviner avec qui j’ai passé la semaine… » Peut-être même lui avait-elle déjà parlé ou lui avait-elle écrit un courriel… Quelle serait la réaction de l’homme qui avait dit vouloir partager ma vie? C’était difficile à imaginer. Se faire prendre en faute ainsi, dans un détour aussi tordu…
Mais je ne voulais pas penser à Adam. J’étais lasse, j’avais très chaud et, à l’intérieur de moi, les émotions se cristallisaient, glacées. Je devenais froide en plein soleil. Ce cheminement a eu lieu en quelques minutes à peine. Les sentiments étaient une illusion et une violence. Je n’en voulais plus. Les questions résonnaient : à quoi servent les sentiments? Ils mènent où, sinon à la souffrance et à la désillusion? Je n’étais plus qu’une vieille étoffe blessée, à peine raccommodée, et voilà qu’on m’utilisait encore pour des raisons obscures. Je n’étais plus seulement dans l’évidence, le sentiment d’urgence s’imposait, celui du silence. Je me tairais. Il apprendrait par la bouche réjouie de Macha que la vie l’avait rattrapé.
Malgré tout, c’était absolument incroyable, ce hasard qui m’avait fait rencontrer Macha ici, dans ce coin du monde. Ma grand-mère répétait souvent qu’elle croyait que tout a un sens, que rien n’arrive pour rien, que les événements font ce que nous sommes et que, parfois, la vie nous envoie des signes de toutes les façons possibles pour nous faire avancer.
« Ou nous détruire! » n’ai-je pu m’empêcher de penser.
3. RCR : réanimation cardiorespiratoire.