20.

Le silence du désert a dévalé sur la côte à la tombée du jour, au moment même où le ciel s’obscurcissait. Ce silence accablant, lourd, épais comme une brume d’aurore au creux d’une vallée, ce silence installé dans une chambre au décor tropical, froide et déserte, ce silence absolu m’oppressait, m’étouffait. J’étais bêtement là, désemparée avec mon chagrin, ma colère et mes questions. Quoi faire? Comment agir? À quel moment?

Étonnamment, je parlais à Simon à voix haute.

Les deux premières années de notre séparation, il avait continué à faire partie de mon quotidien malgré son absence. Je lui parlais d’un nouveau roman, d’un disque de Keith Jarrett, de la vaisselle à faire, d’un film, de mes pneus d’hiver à entreposer, du nouveau correspondant à Paris, des guerres. De tout.

Personne ne l’a jamais su, et personne ne peut deviner à quel point j’ai peur, peur de la solitude dans laquelle je vis. Et j’ai honte de cette peur. Je voudrais jouir d’une maison déserte, d’un simple concert, d’un café chaud, blottie dans un gros fauteuil. Je voudrais être comme mon amie Suzanne et savourer un roman accompagné d’un bon vin, sans compagnon qui rentrerait à un moment ou un autre.

J’ai mangé une barre protéinée, seule dans le silence. Le corps sculpté de Macha m’avait coupé l’appétit. J’en avais assez de camoufler mes cordons de graisse sous mes vestes larges. J’ai pensé à la liposuccion, bien sûr. Qui n’y pense pas? Il faut simplement prendre un rendez-vous et s’y rendre, mais j’ai toujours trouvé cette solution dramatiquement inquiétante.

Cette fois, je ne me suis pas effondrée en pleurs sur le sol. Ma tête, mon cœur, mon ventre battaient la chamade, mais pas sur le même rythme. Du concert d’émotions toutes mélangées qui me submergeaient, une seule question faisait surface et s’imposait : comment agir dans une situation aussi farfelue? Encore une fois, c’était le silence qui me convenait, qui me semblait être la réponse sublime. Mais avais-je les moyens de me payer cette dignité absolue, alors qu’on m’avait fait la promesse du confort de la tendresse?

Je me suis toujours comportée comme il le fallait. Quand Simon m’a trahie, je l’ai écouté me raconter sa salade et je l’ai quitté. Sans un mot. Sans une crise de larmes. Sans hausser la voix. Un seul regard. Je me suis réfugiée chez mes parents en attendant qu’il déménage. J’ai fait ce qu’une femme trompée doit faire : rompre. J’ai fait plus que ça, j’ai avisé tous nos amis, en toute simplicité et sans montrer mon chagrin. Aucun mot sur Simon. Pas de mépris. On a constaté ma tristesse, ma solitude, et on a encensé ma retenue, ma décence, mon panache.

J’ai fait tout ce qu’il fallait. Je me suis entraînée tous les jours, j’ai perdu du poids, j’ai fait installer de nouvelles couronnes sur mes dents pour être encore plus jolie et j’ai changé ma coupe de cheveux. Ma part de notre condo rachetée, j’ai à nouveau emménagé chez moi avec ma solitude. Mes amies voulaient que je m’achète un chien. Non, pas de chien et pas de chat. Je crois que j’ai fait les choses parfaitement comme il faut faire. J’ai été un exemple, un modèle pour toutes les femmes trahies de la terre.

Dans la salle de rédaction, c’était la même chose. Un sourire retenu, une voix douce, un rythme lent. Je ne m’affolais jamais. Je ne me fâchais jamais. Je m’imposais fermement, avec douceur, avec l’autorité de la compétence et de la rigueur.

Ce soir-là, dans la chambre d’hôtel, sur une île du bout du monde, la glace intérieure qui m’avait figée sur la plage avait fondu. La femme parfaite était restée devant les caméras pour le bulletin de nouvelles. Celle que je découvrais à présent était tout autre : stupéfaite, indignée, en colère. Elle bouillait. Je ne crois pas que, devant Adam, j’aurais pu me contenir, mais il n’était pas là. J’ai lâché mon iPhone comme si c’était un engin explosif.

Souvent, je m’étais demandé comment je réagirais si je surprenais le mari d’une bonne amie en flagrant délit d’adultère. Macha n’était pas mon amie. Devais-je lui dire la vérité, qu’Adam voulait vivre avec moi, qu’il nous trompait toutes les deux? Elle trompait Adam avec Steeve et je l’avais jugée, mais que savais-je de son histoire? Avait-elle fait des promesses à Adam? Il était possible qu’elle ne se soit pas engagée avec lui. Chose certaine, Adam mentait.

*

J’ai peu d’amis. Ceux que j’ai, je les connais depuis toujours, de sorte que je suis assurée qu’ils sont avec moi pour moi et non pour ma célébrité. Je ne suis pas idiote, je sais que, pour un certain groupe de personnes, c’est bien de m’inviter à leur table. « Je suis allée souper chez Martine. Tu sais qui j’ai rencontré? Jasmine Lucas! »

Je reçois d’ailleurs beaucoup d’invitations que je refuse.

Je n’avais pas l’intention de devenir amie avec Macha Savaria. Elle représentait une collision inqualifiable dans mon existence. Grâce à elle, j’échapperais peut-être au pire, mais elle n’était pas mon amie.