Sur les plages des grands hôtels, le matin aux aurores, on efface les traces laissées par les vagues et les marées sur le sable. Avant que les vacanciers ne se pointent avec leur sac de plage, leur odeur de crème solaire, leur roman pour la journée et leur serviette pour garder leur place à l’ombre sous un parasol, on nettoie la plage. Des machines ou des hommes balaient le sable, grattent, ramassent, mettent de l’ordre. Pas à l’île Blanche. Pas dans cet hôtel. Tout était là : les algues arrachées, les carapaces vides des petits crabes mangés par les mouettes, quelques poissons échoués ou échappés de la bouche des pélicans, la mousse ramassée par le mouvement de la marée. Bien qu’il y eût des chaises longues et des parasols, la plage était sauvage. Sauvage pour moi. Pas pour Nicolas.
— Ma chère, avait-il dit, les plus belles plages sauvages du monde sont aux Îles-de-la-Madeleine. Il n’y a pas de plages sauvages dans les Antilles. Terminé!
Nous avions eu sur la question une discussion amusante le soir où nous avions soupé avec Macha. Elle s’était abstenue de tout commentaire. Cette femme si résolue à tout connaître et qui avait voyagé n’avait aucun intérêt pour ces îles magnifiques et francophones. Elle n’avait pas de curiosité pour son pays.
De mon côté, ce soir-là, j’avais dit préférer l’île Blanche à toutes les îles du monde. D’une certaine façon, c’était vrai et ce l’est toujours. J’ai toujours aimé cet endroit.
Nos vies, en tout cas la mienne, sont comme cette plage. Les débris sont là, échoués. Les traces des chagrins, les blessures, les souvenirs heureux qui font encore plus mal que les chagrins, la voix de l’homme aimé, celle de celui que j’aurais dû aimer… Ma vie, comme cette plage sauvage, avait besoin d’une énorme tempête qui aurait tout emporté, mais il n’y avait pas d’ouragan à l’île Blanche. Si peu de vent, même. L’alizé ne donnait qu’un léger frisson à la mer. Adam aurait pu être cette bonne bourrasque de pluie et de vent qui transforme les dunes. J’avais espéré cette tempête pour me réveiller sous le soleil, dans un décor de vie épuré, et prendre un nouveau départ. Rien ne s’est passé de cette façon.
Le jour se levait sur les petits cottages de bois de toutes les couleurs éparpillés au bord de la mer, dispersés sans ordre apparent sur le terrain, autour de la piscine et de la lagune. Une femme aux épaules découvertes traînait ses pieds nus dans une longue jupe de coton. Quel drame vivait-elle, cette femme matinale?
Aucun vent. Pas un balancement des hauts palmiers. La mer faisait figure de grand lac calme, sans mouvement. Seuls les pélicans, la femme nonchalante et moi admirions le rose du ciel dans le silence.
Des pas claquèrent sur le sol. Quelqu’un marchait. L’île se réveillait. Moi, je n’avais pas dormi. J’étais abattue par toutes mes nuits d’insomnie. Être épuisée en vacances!
Je me suis assise, lasse, sur le bout d’une chaise longue, et j’ai regardé la mer, la plage, les gros oiseaux perchés sur le bout des quais, le ciel sans nuages. Évidemment, je ne pensais qu’à la conversation que j’avais eue avec Simon. Je ne pouvais pas dire combien de temps nous avions parlé. Je n’en savais rien. Tout me semblait s’être passé si vite.
J’étais capable de réentendre des morceaux de l’entretien, perdu dans l’espace flou du temps et des distances.
— Jasmine, je suis si heureux que tu aies vu des dauphins! C’est un signe de chance. C’est exceptionnel, des dauphins sauvages, libres, en plongée! Les autres ne peuvent pas comprendre. Moi, si.
— Oui, un signe de chance, lui avais-je répondu, émue par sa voix toujours grave et par le souvenir évoqué qui n’appartenait qu’à nous.
— Je suis content que tu me téléphones. Très content! avait-il répété.
Et sa voix m’avait semblé sincère et émue.
— C’est idiot de te contacter pour te dire ça.
— Il y a plus de cinq ans que j’attends cet appel.
— Ah…
Simon n’avait jamais supporté d’attendre, il avait toujours évité le plus possible de le faire. C’était ainsi qu’il avait manqué plus d’un vol et qu’il s’était également mis en retard à ses rendez-vous, négligeant les imprévus. C’était son défaut le plus incommodant. Il faisait attendre les autres pour éviter de supporter lui-même leur retard. Et voilà qu’il m’avait dit avoir patienté cinq années. J’avais eu envie de rigoler.
— Et si j’allais te rejoindre?
Silence. Je n’avais jamais imaginé qu’il puisse me servir cette réplique.
— Et ta copine Nicole, qu’est-ce qu’elle va en penser?
Aussitôt dit, aussitôt regretté. Je m’étais mordu les lèvres, j’avais eu le cœur tordu, je m’étais accroupie. Je me comportais comme une petite femme ordinaire, jalouse, mesquine. Oui, ordinaire, très, très ordinaire. Moi qui avais toujours voulu être exceptionnelle.
Je venais d’évoquer ce prénom maudit, c’était pire que tout. Si au moins j’avais dit « elle »!
— Elle n’est plus là depuis longtemps. Elle n’a jamais été là. Je n’ai jamais vécu avec elle. Je l’ai quittée quand tu es partie. Le soir même.
Il n’avait pas répété son prénom.
— Ne me dis pas que tu vis seul, je ne te croirai pas.
— Je vis seul.
— Amoureux de personne?
— De toi, Jasmine. Il n’y a jamais eu que toi.
— Suis-je aussi en train de devenir ton second fantasme, une autre femme qui ne veut plus de toi?
Cette fois, mon ton avait été plus sarcastique, un peu trop caustique. Je ne contrôlais absolument pas ce qui sortait de moi.
— Je comprends ce que tu as pu vivre, Jasmine. J’ai essayé de t’expliquer. Je t’ai téléphoné, écrit… Je suis assez puni.
— Puni! Je n’ai jamais voulu te punir!
Je n’en croyais pas mes oreilles. Je n’allais pas me payer le chagrin d’amour de mon ex-amoureux menteur.
— Écoute. Si tu es seule et si tu acceptes, je prends l’avion demain matin. Demain soir, je mangerai avec toi. On pourra parler. Ce n’est pas le genre de conversation à tenir au téléphone.
— C’est fou, voyons! Venir ici! Je pars dans deux jours. Tu n’es même pas certain de trouver un vol.
— Oh! eh bien! crois-moi, j’en trouverai un.
— C’est fou, pour deux jours.
— Jasmine, je me rendrais en Australie aller-retour pour te parler, pour te voir. Accepte. Accepte pour nous deux, pour tout ce que nous avons été.