Il y avait une inhabituelle agitation sur le quai. Deux hommes de race blanche, cheveux blonds, peau basanée, en chemise blanche et veston cravate au milieu des bombonnes de plongée, des palmes, des masques, de l’odeur de diesel et des plongeurs, attirent forcément l’attention. Des enquêteurs de la police de l’île Blanche. C’était facile à deviner : leur voiture était garée tout près. Ils avaient le style.
Une femme était avec eux. Une grande jeune femme élégante. Des cheveux brun foncé, bouclés, tombaient sur ses épaules nues. Elle portait une robe noire toute simple, serrée sous la poitrine. Dans ses pieds, des ballerines rouges en cuir verni. Un seul bijou, un gros bracelet d’argent au poignet gauche. Elle était très belle et elle arborait un large sourire, un sourire accueillant.
Eddy avait sauté sur le quai pour attacher les câbles.
La belle jeune femme a marché directement vers moi. Je ne savais pas comment elle connaissait mon identité. Elle me fixait, moi, personne d’autre. Elle m’a intimidée. Je suis descendue la deuxième du bateau et je n’ai pu rien faire d’autre que la regarder. Elle m’a tendu la main d’une manière assurée.
— Vous êtes Jasmine Lucas? m’a-t-elle dit en français.
— Oui. Et vous êtes?
— Évelyne Lévy.
— Enchantée.
— Je vous suis tellement reconnaissante, madame! me dit-elle, les yeux mouillés. Vous avez tenté de sauver mon père.
— C’était votre père? Je suis désolée, mademoiselle. Je vous offre toutes mes condoléances.
La vie se mêle souvent de nous ramener à l’ordre. Le choix de ma coiffure, de ma tenue, du bijou manquant, du repas que j’allais prendre le soir même au bord de la mer en compagnie d’un homme que j’avais tant aimé, toutes ces choses me sont apparues comme des préoccupations bien futiles devant cette jeune femme qui venait de perdre son père.
À l’ombre, juste à côté du club Le Toucan, il y avait quelques bancs de bois. Nous nous sommes assises. Elle avait peu de temps. Elle devait passer chercher les effets personnels de son père et ramener le corps en France, à Paris.
— Il a dû avoir un malaise, ai-je suggéré pour dire quelque chose. Vous aurez sûrement un rapport d’autopsie. Vous saurez… Il n’y a rien de plus pénible que de ne pas comprendre… La peine doit être encore plus grande!
— Merci pour votre compréhension… et pour votre disponibilité. Après tout, vous êtes en vacances et vous n’avez pas de temps à perdre à discuter avec une femme en deuil. Quant aux causes de sa mort, je sais déjà. Mon père était très malade, il savait qu’il allait mourir. C’est…, c’était un médecin pathologiste. Un cancer très malin au cerveau allait l’emporter. Il voulait dire bonjour à tous ses amis avant de mourir. Il est allé en Israël; sa sœur y vit. Il est allé au Canada; on y a habité quand j’étais petite. C’est même surprenant qu’il ait pu faire tous ces déplacements.
— Pourquoi est-il venu ici? Il aimait la plongée, votre père?
— Oui, il adorait. Nous sommes venus ici plusieurs fois, toute la famille. Il nous a tous initiés à ce sport formidable.
— Dans ce cas, il a eu une belle mort.
— Oui, a-t-elle répondu en hochant la tête. On peut dire cela. Par contre, nous ne saurons jamais s’il s’agit d’un suicide, s’il a fait une convulsion ou éprouvé un problème dû au cancer. C’est son secret. Il l’emporte avec lui et nous le respecterons… Il n’aurait jamais voulu être réanimé, mais personne ici ne pouvait le savoir. Vous avez fait ce qu’il fallait, madame. J’aurais fait comme vous.
J’ai eu envie de lui dire que je n‘étais pas une bonne personne, que son père, cet homme en chute libre dans l’océan, était à des années-lumière de mes préoccupations du moment.
Je l’ai remerciée, Évelyne. D’avoir pris la peine de venir me rencontrer. Elle aurait voulu saluer Macha. Elle lui écrirait un mot.
*
Les paroles d’Évelyne Lévy revenaient dans ma tête comme de petits coups secs. « Il n’aurait jamais voulu être réanimé. »
L’humanité souffre d’un laisser-faire que je constatais tous les soirs en annonçant les pires horreurs commises par les hommes. Très souvent, je rentrais chez moi après le travail, bouleversée par les génocides, les enfants maltraités dans ma propre ville, les itinérants tirés à bout portant, les peuples massacrés… Je trouvais l’humanité très lâche de laisser faire toutes ces horreurs. L’humanité porte si mal son nom; elle peut être sans compassion, sans bienveillance. J’aurais voulu être une révolutionnaire. Il m’aurait fallu une cause, mais il y en avait trop. Je me contentais de décrire, d’informer, peut-être pour partager mon impuissance. Et voilà que j’avais joué à l’héroïne en allant récupérer un homme déjà noyé et, dans ce bateau, j’avais incité Macha à le réanimer alors qu’il ne voulait pas vivre, qu’il ne pouvait plus vivre. J’avais été idiote. Il avait déjà la peau bleue, cet homme. Je m’étais prise pour qui?
En marchant sans but dans le complexe hôtelier, je m’écoutais débiter mes tirades intérieures; je questionnais, je répondais. Ça peut paraître triste, de discuter toute seule, mais avec qui aurais-je pu le faire? Combien d’êtres dans une vie nous permettent d’être franc et ouvert? Combien nous donnent des réponses?
À tout hasard, je suis allée vérifier si on y avait ouvert un salon de coiffure. Non. Je devrais passer au plan B, Macha. Je me suis arrêtée dans l’unique boutique de l’île; j’ai choisi une robe rouge toute simple et des tongs noires ornées de perles grises. J’ai voulu acheter un bijou, mais le magasin était fermé. Il n’ouvrait qu’à seize heures.
C’était l’heure du lunch. Je suis allée frapper à la porte de la chambre de Macha. Elle était absente.
À la cafétéria le matin, ni elle ni Nicolas n’avaient paru. Étaient-ils ensemble, enlacés, déterminés à ne pas ouvrir?
J’avais besoin de Macha. J’ai échappé un rire curieux, amer, un rire rempli de contradictions. Le rire d’une femme libérée de trop de fierté mal placée. Il y a parfois un monde entre la personne que l’on veut être, que l’on croit être et celle que l’on est réellement.
Aurais-je dû venir avant à l’île Blanche? Aurais-je dû suivre une thérapie? Je n’avais que des questions. Pas de réponse. Et je cherchais Macha.
Je l’ai trouvée assise au soleil sur le quai. Avec la revue The Economist.
— Je te dérange? lui ai-je demandé.
— Non, je dois seulement terminer cet article.
Elle portait des lunettes de lecture et son chapeau de paille à large bord. Elle m’a à peine souri.
— Tu es obligée de lire The Economist!
— C’est un devoir, de lire cette revue. Je n’ai pas le temps de m’attarder aux journaux, sauf le samedi. De toute manière, ils sont si ordinaires, les journaux, mais cette revue est géniale… et j’apprends des mots nouveaux.
« Bien sûr, me suis-je dit, apprendre! » Elle était obèse de connaissances empilées, elle s’en enveloppait comme dans une cape magique qui l’aurait protégée.
— J’aurais besoin de ton aide, Macha.
Elle s’est redressée, a lâché la revue, enlevé ses lunettes, plissé les yeux et arrondi légèrement la bouche en formant un o étonné. D’un geste, elle a tapé le sol du quai pour me signifier de m’asseoir.
Métamorphose.
Disparue, son ingénuité, ainsi que ma méfiance. Sur ce quai, il y avait un chapeau, une revue, son écoute et ma peur. Mes paroles décuplaient sa vitalité et ma fatigue.
Elle n’a rien dit. Elle m’a écoutée jusqu’à ce que mes mots s’épuisent. Je ne voulais qu’une brosse chauffante et du maquillage. En retour, je lui offrais mon histoire. C’était assez cher payé.
Évidemment, je ne lui ai pas parlé d’Adam, mais de Simon.