La circulation sur l’autoroute ralentissait par endroits à cause des énormes flaques d’eau que l’orage avait laissées. Le soleil pointait derrière les nuages gris et, au loin, le brouillard donnait au paysage urbain une allure d’aquarelle. Je m’étais blottie sur le siège arrière de la voiture taxi qui, pour une fois propre et neuve, dégageait une odeur nette de tissus et de plastiques tout juste sortis de l’usine.
— Sa première sortie, avait fièrement affirmé le chauffeur.
Il avait augmenté le volume de la chaîne stéréo pour que je puisse entendre la musique.
— Ça ne vous dérange pas, madame? Abba, je mets souvent ce disque, et c’est très amusant. Tout le monde aime ce groupe, mais en secret, comme Aznavour, Piaf… Je les regarde par le rétroviseur; des professeurs, des médecins, parfois des politiciens, des coiffeurs, tout le monde, en fait. Ils appuient la tête sur le siège et ferment les yeux. Ils sont émus. Même les gens les plus stressés, les plus pressés, leurs souvenirs flottent en eux. Pourtant, je suis convaincu que, chez eux, dans leur salon, avec leurs invités, ils se cachent bien d’aimer ce genre dépassé et trop populaire. C’est ainsi! Derrière chaque individu, il y a quelqu’un d’autre qui se cache.
Je me suis laissée bercer par la musique et par les propos du chauffeur de taxi philosophe. J’ai touché le cuir caramel. Il était doux. C’était comme si une main m’apaisait. Je songeais à la phrase que je venais d’entendre : « Derrière chaque individu, il y a quelqu’un d’autre… »
J’avais peur de manquer mon vol, mais je ne me suis pas laissé envahir par l’impatience et l’anxiété. J’avais fait ce qu’il fallait. Je n’avais pris que mon passeport en passant chez moi en vitesse. J’avais trouvé un billet pour Paris, sur Air France; tout au plus une heure pour l’embarquement. Ce serait la première fois de ma vie que je me pointerais dans un avion de cette manière, à la dernière minute et sans bagage; le billet de première classe faciliterait les étapes. Après que, revenue à la table, je lui avais eu résumé ma conversation téléphonique avec Adam, elle avait eu un petit geste anodin et avait aussitôt ouvert son téléphone intelligent.
— On trouvera une place. S’il faut, on te paiera un vol en première. Je te dois bien ça.
Dans la voiture qui m’amenait vers l’homme que Macha avait affirmé tant aimer, je songeais que c’est dans les choses de rien, comme de trouver un vol, que se nichent les preuves d’amitié. J’étais touchée. Une consécution d’événements parsemés de sérieux malentendus allait créer entre elle et moi un attachement réciproque; du moins était-ce mon désir. Cette femme étrange avait brouillé mes repères, ma boussole intérieure s’affolait et je lui en étais reconnaissante. Je ne dansais pas, non, jamais; c’était encore mieux.
J’ai pris mon téléphone et j’ai ouvert l’album photo. J’y cherchais celle que Simon avait prise de nous, sur la plage, trois mois plus tôt, à l’île Blanche. Qu’est-ce qu’elle me révélait, cette photo? Qui se cachait derrière ces deux personnes? Qui, je ne le savais pas, mais je voyais très bien une joie retenue, un bonheur entre parenthèses, un vide de cinq années qui m’échappait. Où était passée ma vie? Et celle avec Simon? Du temps avait fui. Je ne savais plus ce que j’en avais fait, à part m’être apitoyée sur mon sort. J’ai regardé encore la photo et, avec mes doigts, j’ai poussé l’écran et agrandi l’image. Je m’étais fait avoir. Par qui? Par Simon? Par Adam? Par Macha? Non. Par moi. Avec mes préjugés, je glissais sur des idées toutes faites et indiscutables.
L’art de dramatiser les choses sérieuses de la vie, je l’avais exercé avec brio. Bien sûr, on ne se libère jamais tout à fait des gens qui ont été importants et on devrait être capable de leur donner un rôle d’éclaireur, de s’en servir comme de petites antennes.
Toute cette histoire me donnait une leçon de vulnérabilité qui me poussait à la tendresse, à la conviction profonde que tout allait s’arranger, qu’Adam, contrairement à moi, saurait écouter, comprendre et pardonner. J’ai soupiré et j’ai senti ressurgir en moi les élans de mes vingt ans.
J’avais la certitude que je roulais vers une authentique histoire d’amour, et je m’accordais enfin d’en être l’héroïne.