37

« En première année ? Ils veulent le faire entrer en première année ? Il n’a pas sept ans, il en a bientôt douze ! »

Sidonie a donné voix avant lui à l’incrédulité atterrée de Gilles. Dom Foulques agite des mains apaisantes : « On l’aurait dû si Gilles n’était allé depuis cinq ans à l’école Saint-Alexis. J’ai vérifié qu’il y a eu de fort bonnes notes. Il est même en avance en ce qui concerne les disciplines essentielles, lecture, écriture, calcul et géométrie. Il a reçu sa Première Confirmation à la satisfaction des ecclésiastes et connaît fort bien son catéchisme. Il est doué pour les langues, ses résultats en latin sont excellents s’ils sont moyens en grec, il est dans les premiers pour l’histoire ancienne, et en ce qui concerne les sciences végétales et élémentales… » Il sourit à Sidonie : « … Il tient de sa mère, et n’aurait aucun problème à commencer en cinquième année. »

Son sourire s’efface. « J’ai donc pu obtenir de mes collègues qu’ils lui fassent passer un examen oral dans ces domaines, avec chacun des professeurs qui y sont préposés. Mais il est des disciplines auxquelles forment seules les Maîtrises, et c’est dans celles-là que Gilles a un retard considérable. Mes collègues ont donc été unanimes à décider que, quels que soient les résultats de son examen, il ne pourrait commencer plus haut que la troisième année. »

Sidonie se tourne vers Gilles avec une esquisse de sourire : « Eh bien, ce ne sera pas si terrible, alors, n’est-ce pas, mon Gillou ? Il doit bien y en avoir qui ont plus de neuf ans en troisième année de la Maîtrise ?

— Deux ou trois ont en effet onze ans, et plusieurs dix », acquiesce Dom Foulques.

Gilles n’arrive pas à répondre au sourire de sa mère. Il sera le plus vieux de sa classe, et les élèves qui seront proches de son âge seront certainement les moins doués, ceux qui sont en retard ! Du moins pourra-t-il ne pas se couvrir de ridicule, voire même briller dans les domaines où il excelle… Mais c’est une mince consolation.

Dom Foulques l’observe avec attention. « Je serai ton tuteur pour plusieurs disciplines, et je ne désespère pas de convaincre certains de mes collègues de t’y aider aussi. Mais il te faudra être très assidu, Gilles, et travailler sans relâche. Y es-tu prêt ?

— Le travail ne lui a jamais fait peur », dit Sidonie en lui ébouriffant les cheveux. Puis elle soupire avec une petite moue agacée : « J’entends Aliette qui est réveillée, Dom Foulques. Pardonnez-moi de vous quitter, je dois aller la nourrir.

— Mais bien sûr, mon enfant, allez. »

Gilles observe le mage à la dérobée : est-il si vieux qu’il puisse appeler Maman Sidonie “mon enfant” ? Il n’en a pas l’air. Quarante ans, ou cinquante. Il n’a guère de rides, sa peau est bien tirée sur son visage rond… Il est sûrement plus jeune que Monsieur Père. Non que le vieux corbeau dût jamais appeler Maman Sidonie “mon enfant” !

« Eh bien, Gilles », reprend le mage lorsque la robe verte de Sidonie a disparu dans le couloir, « es-tu prêt à travailler très fort, et longtemps ? »

Qu’attend-il donc qu’il lui réponde ? “Non” ? Gilles garde la tête baissée et, secrètement maussade, contemple les rayures dans le bois du pupitre auquel il était assis lorsque le mage est arrivé. C’était le pupitre de Ferdinand quand il était petit ; il aurait préféré que ce fût celui de Guillaume, mais on a jeté ou donné tout ce qui appartenait à celui-ci lorsqu’il s’est enfui dans les Atlandies.

Il se rend compte avec un petit sursaut coupable que le silence a duré longtemps. Le mage attend sans impatience, les mains croisées dans le dos, la tête un peu penchée de côté. D’une voix qu’il ne peut s’empêcher d’être assez morne, Gilles répète ce qu’a dit Sidonie – c’est la vérité, après tout : « Le travail ne me fait pas peur. »

Dom Foulques hoche la tête sans le quitter des yeux. Puis il dit soudainement : « Asseyons-nous donc, veux-tu ? », et il s’installe sur la chaise en face du pupitre, en tirant avec désinvolture sa grande robe bleu foncé pour croiser les jambes plus à l’aise, découvrant de fort jolis souliers et des bas de soie blanche. Gilles s’assied sur sa propre chaise, un peu déconcerté.

« J’ai été un talent sauvage, moi aussi, vois-tu, mon garçon. J’avais huit ans lorsque la Divinité m’a octroyé ce don. »

Gilles va pour dire “je sais”, se mord les lèvres à temps. Il écarquille les yeux comme s’y attend sans doute le mage et demande : « Vous vous êtes cogné la tête, vous aussi ? »

Dom Foulques sourit « Non. Je n’ai pas même eu une forte fièvre, comme cela arrive parfois. Le talent s’est ouvert en moi comme une fleur. » Il dit cela d’un ton presque hilare, et Gilles n’a plus de mal à sembler étonné.

« Vous n’étiez pas en léthargie ?

— Eh non ! C’était à l’Office de la Pâque, imagine-toi donc ! Il m’est venu comme une extase en recevant le Pain. Ce fut ma chance : les ecclésiastes ont aussitôt compris ce qui se passait et ils ont suspendu mon talent sur-le-champ. »

Il redevient sérieux. « J’étais fils de savetier, et c’était il y a près de quarante ans. Les choses ont un peu changé depuis, mais pas tellement. Il n’y avait jamais eu de talent dans ma famille, bien entendu. Que crois-tu qu’il arriva ? »

Gilles comprend très bien ce qu’il veut dire, mais la question finale le prend au dépourvu. C’en est une véritable, pourtant, il peut le dire à l’air attentif du mage. « On n’a pas voulu que vous alliez à la Maîtrise ? »

Le mage ne change pas d’expression, sinon que ses yeux se plissent un peu. Il hoche la tête : « Si les ecclésiastes présents n’avaient été l’Évêché de Toulouse en personne, et si la chose n’avait été si saintement publique, je n’y serais peut-être point allé, en effet. »

Gilles ne sait comment il doit réagir à cette confidence, aussi ne dit-il rien. Le mage croise les mains sur son petit ventre. « Ou j’aurais été découragé assez tôt à la Maîtrise de Toulouse. »

Il n’a pas dit “je me serais découragé”, Gilles le remarque bien. Est-il donc à lui dire… qu’on a essayé de le décourager ?

Qu’on veut le décourager, lui, Gilles, d’étudier à la Maîtrise d’Aurepas ? Mais oui, cela aurait bien du sens : on le fait entrer tout de suite sans lui donner le temps de se préparer, on l’oblige à passer un examen, et même ainsi on ne le laissera commencer qu’en troisième année… Gilles se redresse et, d’une voix où toute mollesse a disparu, il répète : « Le travail ne me fait pas peur, Dom Foulques. » Il regarde le mage bien en face et il ajoute : « Le reste non plus. »

Le petit homme hausse un peu les sourcils en faisant “Mmmm”. Il semble un peu sceptique. Il ne sait pas ce que Gilles a dû endurer à l’école Saint-Alexis ! S’il a pu s’y tirer d’affaire, ce ne pourra être pire à la Maîtrise, sûrement ?

« Tu t’es beaucoup battu, à Saint-Alexis », remarque dom Foulques, et cette clairvoyance plonge Gilles dans un brusque désarroi. Est-il en train de lire dans son esprit ? N’est-ce pas défendu aux mages ? “Seulement quand les circonstances l’exigent et avec la permission expresse des intéressés.” Sûrement, les circonstances ici ne l’exigent point ?

Le mage semble le deviner encore, même si c’est pour le rassurer : « Je me suis entretenu avec le principal. Nul doute que mes collègues auront également obtenu ces informations. Aimes-tu te battre, Gilles ?

— Non, dit Gilles, sincère. Mais…

— Mais quelquefois c’est plus fort que toi.

— L’harmonie me fait parfois défaut », déclare Gilles, espérant que cette réponse pieuse lui vaudra quelque crédit.

Dom Foulques a un petit sourire attristé : « Je suis bien sûr qu’elle faisait tout autant défaut à ceux qui te harcelaient. Elle peut faire défaut n’importe où, et aussi à la Maîtrise. Mais cela ne conviendra pas de t’y battre, Gilles. On en sera encore moins tolérant qu’à Saint-Alexis, et moins encore parce que ce sera toi, un talent sauvage. Il te faudra beaucoup de courage et de patience dans tes études et ailleurs. Et beaucoup de charité. »

Gilles bat des paupières sous le regard scrutateur du mage. Et soudain il songe à ce qu’il se rappelle mais qu’il garde pour lui, précieusement, tout près de son cœur, le souvenir des ailes de l’Entremonde, de leur caresse protectrice. Il relève le menton. « La Divinité m’y aidera. Je serai digne de mon talent. »

Après une petite pause, le mage se penche vers lui pour lui tapoter la main avec un rire satisfait : « Voilà bien l’attitude requise, mon garçon ! Et pour faire bonne mesure, moi aussi je t’y aiderai, tu peux compter sur moi. »

 

 

 


38

Le mois de mars est arrivé, mi-pluie mi-soleil. L’herbe a vite reverdi dans le parc, les bourgeons sont à éclore, les hirondelles revenues nicher volent partout, traits stridents au-dessus des toits. Madeline, à la maison, semble parfois un peu absente, mains immobiles au-dessus d’un tas de légumes à éplucher ou d’une casserole dont elle remue la sauce. Et Grand-père, au pavillon, vient moins souvent surprendre Senso et Pierrino au sortir des leçons, ne bavarde guère lorsqu’ils reviennent de l’offrande matinale ou vespérale. Peut-être que Grand-mère y pense aussi, dans son monde à elle, même si les rituels du matin et du soir avec elle n’en sont point altérés. La deuxième semaine de mars, le 10, c’est leur anniversaire à tous trois. Et l’anniversaire de la mort de leurs parents.

C’est un jour de semaine cette année-là, un mercredi. Après l’offrande du matin, avec Grand-père et Madeline – on a confié Jiliane à Annette –, ils se rendent dans le déambulatoire sud à la chapelle de la sainte apôtre Pétra, où a été apposée la petite plaque (toute en or, pas du plaquage ni une feuille martelée sur de l’argent, et surtout pas du cuivre) : Agnès-Antoine Garance, 1758-1785. Une croix rosée est gravée dans chacun des coins, une vraie rose, pas seulement le symbole trilobé au cœur du tau. Les pétales s’en enroulent vers le bas, de droite à gauche : du Monde Divin au monde humain où Sophia est demeurée après la transmigration de Jésus, puis à l’Entremonde où Jésus est passé en premier, et d’où les âmes, souffle de la Divinité, retournent à Elle après avoir connu et loué Sa Création. C’est ce que leur a dit dom Patenaude ; Grand-père, lui, leur a expliqué que c’était la raison pour laquelle les aiguilles de la grande horloge du temple – de toutes les horloges, comme de sa belle montre de gousset – tournent de la même façon, vers la gauche, rappelant ainsi aux fidèles, à chaque instant du jour et de la nuit, le mouvement même de la Grâce divine. Mais Madeline leur a appris depuis longtemps à jouer à la marelle : pied gauche, pied droit, le côté de Sophia, le côté de Jésus – comme pour la version la plus difficile des osselets, où il faut faire toutes les passes deux fois, en alternant les mains.

Ils sont assez grands pour ne plus avoir besoin d’être portés : chacun à son tour, ils tendent une main pour toucher la plaque. Senso prononce intérieurement l’offrande deux fois, une pour lui et une pour Jiliane. Pierrino aussi prie peut-être deux fois ; il ne le lui a jamais demandé. Quand ils étaient petits, ils pensaient que la magie de la plaque ferait apparaître leur mère ; ils savent maintenant que la prière seule est magique à sa façon et s’envole jusqu’à elle. Des mages, eux, pourraient faire apparaître ou parler Agnès, mais il est sacrilège de déranger ainsi les âmes dans l’Entremonde, où elles sont occupées à leur transmigration vers la Divinité. Ils ne l’ont pas même fait pour essayer de persuader Agnès et Henri de desserrer le fil d’or qui relie si douloureusement leurs enfants. Les âmes n’apparaissent que pour la Charité, surtout lorsque des magiciens verts ont besoin d’une âme-guide, et c’est parfois l’âme qui se propose alors d’elle-même.

Le buisson ardent des cierges illumine les dentelles de bois sombre où niche la très ancienne statuette de sainte Pétra, au-dessus du gros bouquet de roses – celles du Saint-Rosier, à la teinte translucide, au parfum délicat qui emplit toute la chapelle. Dans l’esprit de Senso, c’est le parfum même d’Agnès. Il y a quantité d’autres plaques, bien sûr, il s’en trouve dans toutes les chapelles, le souvenir d’autres âmes qui ont transmigré dans l’Entremonde, mais pour Senso, c’est la chapelle de leur mère – tout comme de l’autre côté des bancs, dans le déambulatoire nord, la chapelle du saint apôtre Philippe est celle de leur père, puisqu’une plaque identique s’y trouve, Henri d’Olducey, 1755-1785.

Celle-là, Grand-père ne la touche pas longtemps, et Madeline secoue toujours la tête avec un soupir en y posant la main après lui. Henri d’Olducey a gardé Agnès loin d’Aurepas, à Paris. Et quand ils sont revenus, avec Senso et Pierrino bébés et Jiliane dans le ventre d’Agnès… ils sont morts. Est-ce que Grand-père lui en veut, et Madeline ? Devraient-ils lui en vouloir, eux trois ? Mais si Agnès est partie avec leur père, puis revenue, c’est qu’ainsi le voulait leur harmonie, à elle et à Henri, n’est-ce pas ? On ne peut leur en tenir rigueur. Non, il est normal pour Grand-père d’être triste, comme pour Madeline de l’être pour lui et pour eux trois.

Senso ne sait trop ce qu’il ressent, pour sa part. Quelquefois, il voudrait se souvenir vraiment de leur mère, de leur père. Même si cela devait le rendre encore plus triste. Ils ont vécu deux ans avec eux, pourtant, loin d’Aurepas, avant le fatal voyage et l’accident. Mais rien, aucune image, même en rêve. Pierrino non plus. C’est comme s’ils avaient commencé à exister avec Jiliane. Non, c’est comme si Jiliane avait toujours été là avec eux. Senso ne se rappelle pas la première fois qu’ils l’ont vue, mais ses souvenirs de leur petite enfance s’ouvrent sur elle : ils ont trois ans, c’est la fin de l’été – dans le parc du pavillon : ils n’ont commencé à se rendre régulièrement à Lamirande que l’année suivante. On a étalé une couverture sur l’herbe, ils viennent de goûter, ils se lèvent pour retourner jouer, s’éloignent… et s’arrêtent, et se retournent : Madeline arrive avec un petit paquet blanc dans les bras. Et un désir s’agite en eux, comme lorsqu’on voit quelque chose d’étrange et de brillant et qu’on a envie de le toucher : ils éprouvent le besoin invincible de s’approcher de Madeline et de toucher le petit paquet blanc. C’est un bébé aux yeux très bleus, grands ouverts, qui les regarde fixement l’un après l’autre, et ensuite le bébé sourit et se met à gazouiller en tendant vers eux ses mains minuscules. Ils les lui prennent, elles se referment avec une force étonnante sur un de leurs doigts, et ils savent en cet instant qu’ils sont entiers. Ils n’avaient jamais eu le sentiment auparavant de ne point l’être, sinon l’un sans l’autre. Et maintenant – ils ne se demanderont pas pourquoi avant très longtemps, c’est ainsi, l’évidence en est trop éclatante – ils ne seront entiers que tous les trois ensemble.

Quand Madeline a voulu la coucher dans son berceau avec elle, ce soir-là, dans sa chambre, la petite s’est mise à hurler à pleins poumons. Madeline en avait été toute contente, ce que Senso avait trouvé plutôt curieux, mais Grand-père venu constater avait dit “Bon, elle a une voix, après tout, cette petite” : ils avaient dû penser tous deux qu’elle parlerait ensuite normalement. Madeline a été forcée d’attendre longtemps que Jiliane se fût endormie dans leur chambre pour l’emmener dans la sienne et se coucher elle-même, pauvre Madeline. Mais quand la petite a su ramper à quatre pattes, Senso s’est réveillé une nuit pour la trouver sous les couvertures avec lui : elle s’y était glissée sans le réveiller – après avoir trouvé moyen de sortir de son petit lit chez Madeline et de pousser deux portes. De ce moment, elle a dormi dans leur chambre. Ils ont vite pris l’habitude de toujours regarder derrière eux, de ne pas marcher trop vite pour que la petite puisse les suivre à quatre pattes, puis en trottinant, de la porter dans les escaliers quand elle se fatiguait. D’ailleurs, elle a très vite appris à marcher debout. Elle ne parlait toujours pas, mais à moins de deux ans d’âge, on pensait encore que ce n’était pas très grave. D’ailleurs ce ne l’était pas, Grand-père avait raison, puisqu’elle parle, maintenant.

Quand Madeline leur a-t-elle expliqué, pour leurs parents, pour Jiliane ? Là aussi, impossible de déterminer un avant et un après. Tout comme Jiliane a toujours été là, ils ont toujours su que leurs parents étaient morts ensemble dans cet accident de carrosse, alors qu’ils revenaient les chercher chez Grand-père, et que Jiliane est née juste à ce moment-là – le même jour qu’eux, à trois ans de distance. Le savait-elle ? Qui choisit le moment où naissent les bébés ? Car Madeline a toujours répondu à leur étonnement : “Parce que Jiliane était prête à naître ce jour-là.” En ne manquant jamais d’ajouter : “Et parce que votre maman voulait vous laisser quelque chose d’elle.” Jiliane, qui est “tout le portrait de votre mère quand elle était petite”, Jiliane, qui les a toujours distingués l’un de l’autre bien avant de dire leurs noms, Jiliane – et cette pensée emplit toujours Senso d’un sentiment étrange – est l’ultime cadeau d’anniversaire que leur ont fait leurs parents.

À mesure que la matinée passe, l’humeur de la journée se renverse peu à peu, du sombre au joyeux. Ils se rendent avec Madeline et madame Beaupretz au pavillon : elles ont commandé au cuisinier, monsieur Faubrisson, un repas spécial avec des mets qu’ils aiment, et ils dîneront tous quatre avec Grand-père dans la belle salle à manger. La table est bien trop grande – près de vingt personnes peuvent y tenir – mais madame Beaupretz a disposé bouquets et cadeaux de telle façon qu’on ne voit pas l’autre extrémité de la longue table rectangulaire lorsqu’on est assis de l’autre côté, près de la porte. Grand-père au haut bout, bien sûr, Pierrino et Senso à sa droite, Jiliane à sa gauche – on a posé un coussin sur un très gros livre pour l’amener à hauteur de la table. Pour Senso et Pierrino, ce n’est plus qu’un coussin ; ils grandissent vite, dit Madeline, bientôt ils n’en auront plus besoin.

On ouvre les cadeaux au dessert. Celui de Senso est enveloppé de papier doré, celui de Pierrino de papier argenté, celui de Jiliane de papier vert. Leur forme ne dit pas grand-chose – ce n’est pas comme l’année où il y a eu le tant désiré cheval à bascule. Une boîte plate et carrée pour Pierrino, une grande boîte cubique pour Senso. Et pour Jiliane, la plus grosse boîte – rectangulaire, aussi haute qu’elle, et profonde : sûrement pas une poupée. Ils lui laissent ouvrir son cadeau en premier, c’est le rituel, et ils poussent un cri admiratif : le papier déchiré avec impatience, puis le carton démonté, révèlent une élégante mais solide petite voiture laquée bleu et jaune avec des filets noirs sur les côtés, une réplique exacte de cabriolet dont la capote de cuir fin s’ouvre et se ferme vraiment, comme les portes de chaque côté ; et le marchepied se déplie. Mais il n’y a pas de chevaux, seulement le timon et la barre d’attelage, qui servent de grande poignée. « Tu pourras emmener ta poupée Bettina quand tu vas te promener en ville », dit Grand-père. Senso échange un regard entendu avec Pierrino : c’est une bonne idée pour faire sortir Jiliane davantage, mais il sait bien qui va se retrouver le plus souvent dans la voiture, et qui au timon.

Puis, tandis que Jiliane, fascinée, ouvre et ferme les portes, la capote, plie et déplie le marchepied, ils défont chacun les fils de soie et le papier de leur cadeau, au même rythme – leur autre rituel d’anniversaire – et soulèvent le couvercle en même temps… « Oh ! » souffle Pierrino.

Dans sa boîte, enveloppé de papier de soie vert, il y a le plateau d’un jeu d’échecs fait d’ivoire d’une blancheur crémeuse. Les cercles concentriques entrelacés de la surface de jeu, son contour, les motifs de nœuds celtes, dans chacun des coins, et l’étoile à huit branches dessinée par les petits ronds pleins et vides où se placent les pièces, sont un filigrane d’azurite d’une incroyable délicatesse – et ce n’est pas un jeu pour enfants comme leur petit jeu de jacquet : il a les vraies dimensions. Des compartiments à glissières s’ouvrent de chaque côté du plateau carré, sur les pièces magnifiquement sculptées, respectivement d’ivoire et d’azurite, et de la bonne taille aussi : la reine, le roi, les hiérophantes, les chevaux, les tours… et les pions sont tous différents, chaque pièce un artisan qui tient un attribut de son métier : du pain, un gros marteau, une bouteille, une chaussure…

Le couvercle de la boîte de Senso a découvert ce qui ressemble à un sous-main finement tendu de cuir brun, mais articulé. Senso déconcerté le retourne, le déplie… C’est une grande carte des Atlandies collée sur du cuir rigide, avec comptoirs et colonies en couleurs, les deux taches bleu roi pour la France, l’Espagne jaune, et les taches orange et rouges du Hutland et de l’Angleterre. Et il y a plusieurs petites boîtes à l’intérieur de la grande ; Senso les ouvre les unes après les autres avec ravissement sur des figurines de plomb peintes avec une exquise minutie. Il les reconnaît : ce sont des tribus atlandiennes, des animaux de toutes sortes, des maisons indigènes, des canoës… Il y a aussi des figurines représentant mages, soldats et colons français et espagnols, de même que colons et soldats hutlandais et anglais ; et des personnages vêtus de longues robes qui les feraient ressembler à des mages si elles n’étaient noires.

« Ce sont des prêtres christiens », confirme Grand-père venu se pencher avec eux sur leurs cadeaux, en le voyant manipuler l’une de ces figurines.

« Comme dans le livre, fait Pierrino d’un ton entendu.

— Comme dans le livre », acquiesce Grand-père en souriant aussi.

Quoi, le livre de monsieur d’Iberville a donné à Grand-père l’idée du cadeau ? Ou peut-être le livre faisait-il partie du cadeau, et Grand-père a décidé de le donner plus tôt. Mais Senso n’en a cure. Il a déplié la carte sur le parquet et, avec Jiliane, commence d’y installer les figurines de plomb.

« Ah, Pierre-Henri », soupire Grand-père d’un ton décidément amusé, « on nous abandonne. Viens donc jouer aux échecs avec moi. »

Vers trois heures, ils retournent avec leur butin à la maison – ils ont placé leurs boîtes dans la voiture de Jiliane, qu’elle tire triomphalement. Mais la tournée des cadeaux n’est pas finie : il y a encore Madeline, à la cuisine, qui leur offre à chacun un fin mouchoir blanc brodé en bleu de leur monogramme en cursive sous la croix rosée, AA (puisque c’est “Alexis-Andre”), PH, JA. « Ce n’est pas pour se moucher, précise-t-elle, c’est pour le dimanche. »

Et puis, il y a le cadeau de Grand-mère. Toujours un seul cadeau parce qu’il est vraiment pour eux trois. Ils partagent toujours leurs jouets, bien sûr, même s’ils ont leur préférence indépendamment du destinataire premier des cadeaux de Grand-père : ainsi, Senso et Jiliane adorent manipuler les marionnettes à fil du petit théâtre et leur inventer des histoires, fabriquer des décors et des habits pour les pantins, ou pour les poupées de Jiliane – et Pierrino préfère être le spectateur ; c’est plutôt Pierrino qui joue avec le cerceau de Senso, plutôt Jiliane avec le bilboquet de Pierrino, plutôt Senso qui fait voguer les deux splendides caravelles de celui-ci sur la fontaine devant le pavillon ou dans l’étang à Lamirande ; seul le cheval à bascule fait l’unanimité, Jiliane sur son dos entre Senso et Pierrino, hue, hue ! Mais les cadeaux de Grand-mère sont conçus pour jouer à plusieurs : le jeu de jonchet, les osselets, le jeu de l’oie… et les animaux de bois peint ingénieusement découpés et articulés en casse-tête qu’on démonte et doit remonter à qui ira le plus vite, âne, bœuf, cheval, zèbre, éléphant, lion, rhinocéros, hippopotame, singe, girafe… Bien sûr, c’est Pierrino qui réussit le plus souvent, mais peu importe : comme les osselets, on ne peut y jouer tout seul, ou alors ce n’est pas aussi divertissant.

Aujourd’hui, accroché à la porte de leur chambre, il y a un tout petit paquet enveloppé d’un brillant tissu de soie bleu-vert retenu par une sorte de filet. En dessous, ce sont des surfaces dures, rectangulaires, une boîte. Quand on secoue, un faible choc retentit : ce qui se trouve dans la boîte ne la remplit pas tout à fait. Ce n’est pas très lourd, pas vraiment léger non plus. Plus perplexes et excités que déçus – les cadeaux de Grand-père les ont comblés –, ils vont s’asseoir en rond sur le lit de Pierrino. Il faut ouvrir le filet d’abord, mais il n’y a pas de nœud apparent. Senso est d’avis de prendre les ciseaux. Pierrino proteste : le filet lui-même doit faire partie du cadeau, une variété de casse-tête. Il retourne la boîte en tous sens pour s’exclamer enfin, « Aha ! », montre à Senso une maille légèrement plus épaisse, qu’il triture de l’ongle jusqu’à ce qu’un morceau de fil s’en sépare, qui y était collé. Il tire dessus… et le filet se dénoue tout seul, maille après maille : ce n’était qu’un seul fil.

La soie retombe sur le lit, dévoilant la boîte joliment marquetée d’un motif ocre et roux ; cela ressemble plutôt à de la paille tressée. Ni couvercle ni ferrures apparentes, mais on discerne des lignes de jointure : cette boîte doit s’ouvrir. Bon, encore un autre casse-tête. Ils tirent sur chacune des parois, les poussent, et c’est à Senso de faire “aha !”, très fier de lui – mais c’était juste le hasard –, quand l’un des petits côtés se déplace sur une glissière invisible. Un paquet se trouve à l’intérieur, étroitement enveloppé de papier de soie. Ils l’en sortent, mais ne l’ouvrent pas tout de suite : Senso a découvert qu’un autre des côtés de la boîte glisse aussi. Une fois le principe compris, ce n’est pas compliqué : quatre des côtés sont amovibles, deux sont fixes, il faut démonter le tout dans un certain ordre.

À l’intérieur du papier de soie translucide et bruissant, il y a un paquet de cartes à jouer.

Là, ils sont un peu déçus. Des cartes magnifiquement illustrées, peintes et vernies, mais c’est le jeu ordinaire, dans l’ordre habituel. Senso les dispose à mesure sur le lit en petits paquets selon leur couleur – Balance, Sceptres, Flèches, Étoiles, Coupes – puis les étale : Reine, Roi, Princesse et Prince, ensuite la carte des Hiérophantes puis celles des Mires (un autre mot pour “Mages”, a expliqué Madeline), des Juges et des Bourreaux, ensuite celles des trois Chevaux, et, enfin, les cartes chiffrées de un à dix.

La première fois que Madeline a étalé les cartes à figures pour leur montrer comment jouer, elle a dit, en les réunissant d’abord en quatre groupes de deux, puis les trois Chevaux ensemble : “la Royauté, les Jumeaux, la Magie, le Monde, le Ciel”. Les Gémeaux venaient après la Royauté ? Mais ce ne sont pas les Gémeaux, seulement la Princesse et le Prince, les jumeaux royaux disposés tête bêche. (“Des bons jumeaux, une fille et un garçon”, a dit Senso. C’est alors que Madeline, déconcertée, s’est exclamée pour la première fois : “Mais voyons, vous êtes aussi bons que n’importe quels jumeaux !” et les a embrassés – juste un peu trop fort.)

De très belles cartes, pour sûr. Au lieu de porter simplement leur nombre et le symbole de leur couleur, toutes les cartes chiffrées sont illustrées de scènes différentes, plus ou moins énigmatiques à première vue mais comportant un luxe de détails minuscules qui promettent des heures d’examen sous la grosse loupe de Pierrino. Quand même, est-ce là tout leur cadeau ? Peut-être était-ce la boîte, le cadeau. Pierrino est déjà occupé à essayer de la reconstituer, sans succès pour l’instant – il a dû oublier dans quel ordre elle a été démontée.

Jiliane tire Senso par la manche : elle a ramassé des cartes et les lui tend en disant « Maisons ! ». Elle veut jouer au jeu des Cinq Maisons. Ils ne lui ont pas encore appris ce jeu-là parce qu’il est trop compliqué, mais ils lui ont promis de le faire lorsqu’elle aura l’âge où ils l’ont appris eux-mêmes : quand Madeline le leur a montré, ils avaient cinq ans. Mais Senso a plutôt envie de voir s’il pourrait remonter la boîte, lui qui l’a défaite.

« Tout à l’heure, Jiliane… »

Elle jette les cartes sur le lit, lèvres boudeuses, les yeux bientôt pleins d’eau. Senso honteux commence à ramasser les cartes. C’est son anniversaire à elle aussi, il n’est pas gentil, il se rappelle très bien qu’ils lui ont promis. Il tombe sur une carte à l’envers, la remet de face.

Se fige.

Retourne de nouveau la carte pour en contempler le dos.

Des lignes de toutes petites figures rouges et dorées en couvrent la surface. Il n’avait pas fait attention : des motifs décoratifs… Quatre cercles et un triangle, répétés dans des combinaisons différentes.

Les mêmes que ceux de la carte magique.

 

 

 


39

Gilles s’éveille en sursaut, brusquement rassemblé. Du rêve que visitait sa psyché vagabonde ne lui reste qu’une brûlante nostalgie, sans une seule perception. Il regarde autour de lui, égaré, tandis que la voix répète : « Que fais-tu là ? »

Oui, que fait-il en chemise de nuit dans ce petit escalier inconnu ? Puis il se rappelle. Il est à la Maîtrise, l’escalier mène aux combles, il s’y était installé pour essayer de méditer, mais il a dû finir par s’endormir. Le jour se lève, coloré par les vitraux des hautes fenêtres. Une fillette le regarde, vêtue d’un sarrau brun, et elle a posé devant elle le seau qu’elle portait, un des grands seaux à bran de scie, qui lui arrive presque à la hanche : une des élèves auxiliaires de la semaine. Elle semble avoir son âge. Une cinquième année, alors. Il ne la connaît pas, évidemment. Il la distingue mieux à mesure que la lumière monte. Des mèches de cheveux clairs s’échappent de son bonnet d’auxiliaire, elle a de grands yeux noirs, un visage ovale, une bouche en bouton de rose, comme les bébés, et elle répète pour la troisième fois, plus curieuse qu’impatiente : « Que fais-tu là ? Marches-tu en dormant ? »

Il dit “non” en se levant avec une grimace, il est tout courbaturé. « Je n’arrivais pas à dormir dans la chambrée. Il y en a un qui ronfle et l’autre parle dans son sommeil. »

La bouche de la fillette s’arrondit en une expression de commisération. « Toutes les nuits ?

— Souvent.

— Il faut te mettre du coton dans les oreilles.

— Je les entends quand même.

— Il faut mélanger de la cire avec le coton. Pour moi, c’est des plus efficaces. »

Idiot, il aurait dû y penser ! C’est mieux que le conseil de dom Foulques : “Essaie de méditer.”

« Je le ferai ce soir. »

La fillette sourit en hochant la tête. « Dommage qu’on ne puisse pas magiquer pour avoir du silence, hein ? »

Un peu surpris, il acquiesce – “magiquer”, il croyait que seuls les première et deuxième années disaient ce genre de choses. Comme la fillette reprend son seau, il descend les deux marches et saisit l’une des anses. « On va y mettre un peu d’huile de bras ordinaire. Es-tu aussi de récurage ?

— Non, moi, c’est le service dans ma chambrée et le bran de scie et les tapons pour les cabinets nord. J’ai fini pour le feu et les pots de chambre. Les tapons et le bran, ça prend toujours plus de temps. »

Ils se dirigent ensemble vers les cubicules du couloir nord, elle ouvre la première porte, vérifie le niveau du contenant placé près du siège et, avec la petite pelle qu’elle décroche de sa ceinture, elle transfère de son gros seau la quantité nécessaire de bran de scie. Elle recommence dans le cabinet suivant, et le suivant. Ça ne sent vraiment pas aussi fort que cela le devrait, avec tout ce monde – il y a des jours à la maison où c’est pis, même si les fosses à souile ont été rénovées l’année de sa Petite Confirmation… Encore heureux – presque surprenant même – qu’on ne l’ait pas désigné comme auxiliaire dès son entrée, et au récurage !

En refermant la porte du quatrième cubicule, il demande, soudain frappé par l’évidence : « Pourquoi tu ne fais pas les tapons en même temps ? Cela te prendrait deux fois moins de temps. »

Elle hausse les épaules, étonnée : « On ne peut pas porter le panier et le seau en même temps, c’est trop lourd, idiot ! »

Sans s’irriter – c’est la première fois que quelqu’un de son âge lui dit un mot hors des classes depuis qu’il est arrivé, il y a dix jours –, il explique : « Ce serait facile de fabriquer un petit chariot où tu pourrais mettre le panier avec le seau, et que tu tirerais. » Il s’enthousiasme à mesure que l’idée se précise : « On pourrait même le faire assez grand pour mettre un plus gros seau et un plus gros panier, on n’aurait pas besoin de retourner aussi souvent les remplir de nouveau à la réserve ! »

La fillette s’arrête pour le dévisager d’un air vraiment perplexe, cette fois : « Bien sûr ! »

Complètement pris au dépourvu, il reste muet. Et c’est elle qui hausse soudain les sourcils, et dit comme si cela expliquait tout : « Tu es Gilles Garance ! »

Aussitôt assombri, il hausse les épaules et la plante là avec son seau avant de se faire signifier qu’on n’a pas besoin de ses services.

 

*

 

Jiliane sourit dans son sommeil : elle sent des lilas, un parfum qu’elle aime, parce qu’il annonce l’été. L’odeur du lilas l’emplit tout entière, fine et sucrée…

 

*

 

L’odeur du lilas l’emplit tout entier, fine et sucrée. Non, il ne faut pas penser à l’odeur du lilas, il faut être l’odeur de lilas ! Il essaie de rattraper cette pensée, mais il est déjà trop tard. Tout le reste déboule, le bourdonnement des abeilles, les cris lointains d’autres élèves ailleurs dans les cours, le crissement des gravillons blancs dans l’allée des Acacias, devant lui, là où l’un des jardiniers tire sa brouette de compost, accompagné de deux élèves auxiliaires. Moins de dimanche, pour eux. Non que le dimanche soit un jour si spécial à la Maîtrise, malgré les quatre heures soi-disant “libres”. Pas libres pour les élèves auxiliaires, ni pour les élèves zélés qui en font des heures d’étude – ni pour qui doit courir sans cesse pour rattraper… Et voilà, encore une méditation ratée, le petit écureuil tourne et jacasse dans la cage de son esprit ! Avec un soupir maussade, il déplie ses jambes en ouvrant les yeux.

La fillette du matin se tient devant lui, toute blonde dans le soleil, les mains dans les poches de son long tablier maintenant vert, l’uniforme habituel des filles à la Maîtrise, avec une expression curieuse qui se transforme en embarras. « T’ai-je dérangé ? Pardonne-moi. »

Comme il ne réagit pas, trop stupéfait, elle se balance un peu d’avant en arrière puis demande : « Pourquoi tu t’es sauvé, ce matin ? Je n’allais pas te demander de servir à ma place, tu sais. »

Et comme il ne peut pas répondre “je suis parti avant que tu me dises de m’en aller”, il réplique d’un ton plus agressif qu’il ne l’aurait voulu : « Et toi, tu t’appelles comment ? »

Elle est un peu désarçonnée, mais sourit d’un air d’excuse : « Oh, c’est vrai, tu es parti trop vite. Amélie. De Lamirande. » Son sourire s’élargit. « Nous sommes presque voisins. Tu es de Bize, n’est-ce pas ? Nous avons dû faire nos retraites de Petite Confirmation ensemble au Rimboul. »

La fille aînée des seigneurs de Lamirande ! Il reste de nouveau muet de stupeur, moins à cause de l’identité de son interlocutrice que du simple fait qu’elle veuille encore lui parler, tandis qu’une autre part de son esprit admire comme les cheveux blonds s’auréolent d’un pétillement de lumière, comme la lèvre supérieure de la bouche en cœur s’avance un peu, pulpeuse, comme les grands yeux et les sourcils bruns nettement arqués font un beau contraste avec la peau délicatement rosée. Puis, irrité de se sentir rougir, mais dans l’ombre des lilas elle ne le verra peut-être pas, il dit, encore trop abrupt : « Comment peux-tu le savoir ?

— C’était la première fois que je voyais quelqu’un de roux. »

Elle l’a dit si simplement, si naïvement, qu’il n’arrive pas à y voir une insulte détournée. Elle ajoute d’ailleurs, toujours candide : « Ils sont plus clairs maintenant, on dirait. Plutôt blond vénitien. Les gens de Venise ont-ils vraiment cette couleur de cheveux, crois-tu ? »

Abasourdi, il balbutie vaguement : « Je ne sais pas. »

Cette fois, elle est sûrement au bout de son incompréhensible patience : avec une petite moue, elle fait mine de se détourner. « Je ne voulais pas te déranger dans ta méditation, excuse-moi.

— Mais non, tu peux rester ! » Il s’est levé sans s’en rendre compte, en désignant le petit banc où il s’était installé. Il ajoute, en se sentant complètement stupide : « Je ne suis pas très doué pour la méditation. » Divine, a-t-il besoin de souligner ses lacunes ?

Elle vient s’asseoir sans façon, en écartant une branche de lilas. « C’est normal, tu commences. Personne n’y arrive, au début. Moi, il m’a fallu toute la première année ! » Elle le considère d’un air pensif. « J’avais sept ans, il est vrai. On est plus facilement distrait. Tu devrais y parvenir bien plus vite. »

Ça n’en prend pas le chemin. Mais il garde le commentaire pour lui. Il préfère dire n’importe quoi d’autre : « La posture n’est pas confortable. D’ailleurs, je ne vois pas en quoi cela ressemble à une rose.

— Mais si, voyons ! » Elle mime de ses deux mains à l’horizontale, paumes face à face vers le haut, poignets joints. « Les jambes de chaque côté et le torse au milieu.

— On pourrait aussi bien dire la position du trèfle.

— Mais non, ce n’est pas pareil. Le trèfle est à plat. La rose forme une coupe. »

Oui, oui, pour s’offrir à l’Entremonde et à la Divinité. C’est aussi ce qu’a dit dom Foulques. On pourrait aussi bien dire que le trèfle forme une croix, un peu comme celle où Jésus s’est offert à la Divinité. Il ne voit toujours pas en quoi cela fait une différence. “Ce sont ainsi que les Gémeaux nous l’ont appris”, a tranché dom Foulques pour mettre fin à la discussion. Si encore on était simplement assis en tailleur. Mais non, il faut se coincer les pieds sur les mollets ! “Il est nécessaire de rassembler étroitement son psychosome afin de pouvoir jaillir ensuite vers l’Entremonde.” Mais “jaillir vers l’Entremonde”, quand on est détalenté, on ne peut pas ! “On n’a pas besoin du talent pour apprendre l’état d’attention détachée qui lui permet de se déployer.”

Gilles adresse une moue à dom Foulques absent. « Ce n’est quand même pas confortable. »

Elle se met à rire : « Tu t’y habitueras. »

Il lui jette un coup d’œil à la dérobée, de nouveau dérouté par sa simple gentillesse, sa bonne volonté à lui parler, à rester en sa compagnie. Elle a renversé un peu la tête en arrière, les yeux fermés, aspirant d’un air ravi le parfum des lilas. « Cela sent tellement bon ! C’est un bel endroit pour venir méditer si tu es un signe d’air.

— Plutôt le feu.

— Oh, ils sont liés. Ils sont liés avec la terre aussi. Dans les jardins, ou près des parterres, de toute façon, c’est une bonne place. » Elle sourit. « Et puis, c’est tellement joli, ici. »

Le parterre de la Lune étend en effet devant eux son croissant en creux, avec l’ondulation régulière de la rangée de petits buissons vert tendre qui en dessine le pourtour, ponctuée de part et d’autre par de gros bouquets ronds de pensées, et, au milieu, les plants de fleurs qui serpentent autour de la rangée continue de buis taillés court, dessinant le caducée de Mercure – en cette fin d’avril, ce sont jonquilles, tulipes et muguets ; plus tard ce seront les fleurs d’été, pour l’instant des touffes vertes.

« Quoique, ajoute la fillette d’un ton espiègle, tu serais peut-être mieux près du parterre du Soleil. »

Il réplique “C’est trop dégagé” avant d’avoir compris la tentative de plaisanterie, mais Amélie acquiesce, maintenant sérieuse : « Oui, bien sûr », comme si elle était vraiment d’accord qu’on ne peut tout de même pas, et surtout lui, aller méditer au su et au vu de tous sous un des tilleuls ou sur les pelouses, ou même sous la tonnelle du Saint-Rosier.

Il s’ensuit tout de même un petit silence, qu’elle est la première à rompre en demandant : « Comment cela fait-il d’être un talent sauvage ? »

De nouveau pris au dépourvu, il hausse les épaules : « Qu’est-ce que cela fait d’être née talentée ? »

Elle ne se démonte pas : « Oh, c’est sûrement très différent. On m’a suspendue à la naissance. Je n’en ai pas souvenir, ni d’avant. Je n’ai jamais fait l’expérience de mon talent. Mais toi… Il paraît que les mages ont mis une bonne heure avant d’arriver chez vous. Et tu étais en léthargie, n’est-ce pas ? Tu as eu le temps de te promener dans l’Entremonde. »

C’est cela, alors, elle est curieuse ? Mais il sent bien que ce n’est pas une curiosité malveillante. Il commence à répondre, “ils n’ont pas mis une heure…”, puis la prudence le retient, comme avec les mages, comme avec dom Foulques même. On n’est pas censé se rappeler grand-chose ; il vaut mieux ne point se singulariser davantage. Il conclut : « … et je ne me rappelle pas trop. Il y avait de la lumière. Comme du feu. »

Elle hoche la tête. « Ah oui, si c’est ton signe, tu le sentirais ainsi. Et les âmes, sont-elles venues te rassurer ?

— Oui. Enfin, je le crois. Il y avait des présences. Comme des ailes. »

Elle hoche de nouveau la tête : « Tu vois ? Air et feu. Chanceux, tu sais déjà quelles seront tes résonances !

— Tu ne le sais pas, toi ?

— Il semble que ce soit avec l’eau. » Elle éclate de rire. « Nous sommes faits pour nous entendre, tu vois ! »

Mais l’eau éteint le feu. Il garde le commentaire par-devers lui. Elle ne parle pas de l’eau ni du feu véritables, au reste, mais de leurs vibrations, qui sont complémentaires. Abasourdi par ce qui ressemble à une offre d’amitié, il fait simplement “Mmmm”, sans oser la regarder.

Elle se penche pour caresser l’herbe fine qui entoure le banc et, au bout d’un moment, reprend d’une voix rêveuse : « C’est tellement étrange de penser que le talent est toujours là en nous, même si nous ne le sentons pas. Il paraît qu’il arrive un moment où l’on est tellement rassemblé par la méditation, tellement concentré, qu’on peut le percevoir derrière sa barrière. »

C’est ce qu’a dit dom Foulques : “Tu le percevrais comme une flamme, je suppose. Mais tu ne pourrais pas le toucher.” Et il ne pourrait pas toucher non plus la barrière, pas sans son talent – mais s’il avait son talent, il n’y aurait pas la barrière, n’est-ce pas ? On ne peut pas la toucher parce qu’elle est comme… toujours ailleurs. Et là, devant l’inévitable question, dom Foulques s’est lancé dans une histoire compliquée de flèche qui doit toujours traverser la moitié de la distance qui la sépare de son but, et la moitié de cette moitié, et ainsi de suite, et qui ainsi ne l’atteindra jamais. Mais les flèches bien tirées atteignent toutes leur but ! Dom Foulques a souri d’un air amusé : « Dans le monde ordinaire, c’est vrai. Mais dans les Sphères Divines… Allons, imagine simplement que tu essaies d’attraper du mercure avec une aiguille. » Il est redevenu sérieux ensuite : ce sont toutes des métaphores, des images qui donnent une idée transposée, et donc approximative, de ce qu’on ne peut décrire autrement. La véritable nature du talent, de la substance divine, de l’Entremonde même, est ineffable. Les mots du monde ordinaire ne peuvent en rendre compte.

Comment les mots pourraient-ils échouer à décrire quelque chose qui existe ? Dom Foulques a bien vu qu’il était scandalisé, ne s’en est pas formalisé : il aime les mots, lui aussi, et parle même l’arabe outre tous les autres langages qu’il connaît. « Tu as appris deux langues, à Saint-Alexis. Tu vas apprendre ici l’hébreu, et l’araméen plus tard. Tu pourras en apprendre encore d’autres, puisque tu sembles doué pour cela. On ne peut rendre compte exactement de la création divine, de toute sa majesté et de sa complexité, dans une seule langue. Mais quelquefois, lorsqu’on en parle plusieurs, on se rend compte qu’elles peuvent en toucher chacune à sa façon un aspect différent. Nous sommes ainsi comme des aveugles autour d’une splendide statue, à nous raconter les uns aux autres ce que nous percevons, et c’est la même statue, mais nous la percevons tous d’une façon un peu différente. » Et dom Foulques s’est mis à rire : « Et voilà encore une métaphore, comme tu vois, Gilles ! »

Avec un petit tressaillement, il se rend compte qu’il a laissé le silence s’étirer, que sa compagne attend sans doute une réaction à son dernier commentaire. Mais que lui dire ? Il n’a encore pas réussi à “être l’odeur du lilas”, dans ses méditations ! Il s’en tire par une question : « Y es-tu arrivée, toi, à percevoir ton talent suspendu ?

— Oh non ! » Elle se met à rire. « J’y arriverai peut-être plus tard. Cela ne me servira pas de grand-chose, de toute façon.

— Pourquoi ? »

Elle esquisse une petite moue, mais sans amertume : « Je ne suis qu’une talentée moyenne. Je ne continuerai pas au Troisième Niveau. Mais mes parents ne voulaient pas que l’on me sépare tout de suite, ç’aurait été mal vu. Surtout qu’il n’y a plus très souvent des talentés dans notre famille ! Et puis, on reçoit une très bonne éducation ici, dans certains domaines. À la fin de ma neuvième année, j’irai au collège de Breilhat. » Elle fronce le nez d’une manière charmante en lui glissant avec un sourire en biais : « Tu vois, ce sera moi qui aurai alors à rattraper plein de choses. » Puis elle se rembrunit. « Mes parents m’ont déjà fait commencer. Je devrais présentement travailler à mes devoirs d’espagnol pour madame de Montchal, ma tutrice.

— Je pourrais t’aider », s’entend dire Gilles avant d’avoir réfléchi. « J’ai commencé d’apprendre l’italien et l’espagnol à Saint-Alexis. »

Elle le dévisage, la tête un peu penchée de côté, les sourcils arqués. « Tu ferais cela ? Oh, ce serait si gentil ! Mais il faut quelque chose en échange, pour l’Harmonie… » Elle réfléchit un moment. « Je peux t’aider pour l’hébreu. Veux-tu ? »

Éberlué, ravi, soudain comme aveuglé par le sourire éclatant qu’elle lui adresse, il balbutie son assentiment.

 

 

 


40

Après le souper, ce soir-là comme chaque soir, Grand-père arrive à la porte de la cuisine donnant sur le jardin pour emmener Senso et Pierrino à l’offrande de sept heures. Face au corridor dans sa chaise haute, de l’autre côté de la lourde table de bois, Jiliane les regarde partir en sentant monter la brûlure familière dans sa poitrine, dans son ventre. Mais elle serre les dents bien fort en s’agrippant à ses accoudoirs. Elle a cinq ans, maintenant, elle est une grande fille, c’est ce qu’ont dit Madeline et Grand-père.

Elle croise les bras sur la table, y pose son front, sent ses cheveux défaits glisser autour d’elle comme un rideau et ferme les yeux. C’est moins difficile si elle imagine qu’elle les suit, si elle essaie de voir comme si elle était avec eux. Un peu comme sur la place, le dimanche, lorsqu’elle réduit sa vision à un tunnel, avec eux à une extrémité et elle à l’autre. Ils longent le corridor, traversent un léger nuage d’odeurs épicées – le fantôme du repas de Grand-mère qui a migré dans la salle à manger à travers la porte fermée de son appartement. Senso et Pierrino font claquer leurs talons sur les carreaux : ensemble ils essaient de sauter à la hauteur des flammes des candélabres. Grand-père secoue la tête en souriant dans la lumière qui vacille un peu. La pénombre de l’antichambre sent la cire et le renfermé tandis qu’ils prennent leur manteau. Grand-père pousse la porte, qui résiste d’abord puis cède avec une petite secousse ; un courant d’air froid les fait tous se recroqueviller un peu (il arrive après coup, vaguement, dans la cuisine). Les voilà sous le Couvert à peine éclairé par la lueur des réverbères qui font le tour de la place. Ils saluent la voisine, madame Calvet, qui sort toujours en même temps qu’eux. Il y a des bruits de roues et de sabots, un chien aboie, un autre lui répond dans le lointain. Ils se dirigent vers la fontaine, maintenant. Senso et Pierrino ont la tête levée, la bouche un peu ouverte : ils cherchent les étoiles dans le ciel dégagé. Pierrino bute sur un pavé. D’autres silhouettes se hâtent sur la place, en émettant des petits nuages de vapeur blanche. Ils les saluent aussi, en sont salués. Ils contournent la fontaine, où l’eau coule à petit bruit…

Et c’est là que Jiliane les perd, car après la fontaine, sur la place, dans cette direction-là, elle n’est jamais allée plus avant : le temple et sa façade, elle les a toujours vus de trop loin pour les reconstituer dans le tunnel. Avec un soupir, elle relève la tête et revient dans la cuisine où flotte encore l’odeur du ragoût de porc bizarrement mêlée à celle des roquines que Madeline a cuisinées pour le dessert. La table a été débarrassée. Annette finit la vaisselle en chantonnant. Avec des gestes brusques, Madeline bourre pour la nuit le poêle où le feu craque et étincelle. Madame Beaupretz est descendue à la cave : la porte du garde-manger est ouverte, comme la trappe menant au sous-sol. Personne ne prête attention à Jiliane – on a renoncé depuis longtemps à essayer de la coucher avant que Senso et Pierrino ne reviennent de l’offrande du soir.

Madame Beaupretz remonte de la cave en soufflant, avec un panier qu’elle pose sur la table, plein de carottes et de navets un peu terreux, un peu fripés. « Il faudra les laver pour demain », dit-elle à la cantonade. Elle pose une main sur la tête de Jiliane en se dirigeant vers la porte : « Sois bien sage, Jiliane, ou tes frères ne reviendront pas. » Elle prononce les mêmes paroles tous les soirs, et tous les soirs Jiliane épouvantée se promet d’être bien sage. Ensuite jaillit la protestation intérieure : ils ne peuvent pas ne pas revenir ! Le fil doré les ramènerait ! Oui, mais s’ils allaient trop loin, comme lorsqu’ils sont partis pour la retraite ? Le fil s’est tellement tendu qu’il aurait pu casser… Alors elle essaie d’être bien sage, parce que malgré tout, elle a peur.

Elle hoche donc la tête en regardant madame Beaupretz disparaître dans le corridor, écoute la porte d’entrée s’ouvrir à nouveau, se refermer, regarde les chandelles vaciller un peu dans le courant d’air. Madeline remplit un panier de bûches pour les monter dans leur chambre et la sienne ; ensuite ce seront les bassinoires, avec des grommellements de plus en plus prononcés à chaque voyage dans l’escalier. Après avoir pris les légumes, Annette les a déversés dans une bassine pleine d’eau et les frotte avec une petite brosse, toujours en chantonnant – Annette, a dit Madeline à madame Beaupretz avec un petit gloussement, est en galante. Cela doit vouloir dire qu’elle est contente.

Un léger cliquetis de griffes sur les carreaux du corridor, un fantôme blanc qui passe devant la porte… Jiliane se redresse dans sa chaise : Pissenlit rentre chez Grand-mère. Peut-être pourra-t-elle le toucher, ce soir, avant qu’il ne lui échappe par la chatière de l’appartement ? Ce sera quelque chose à faire, en tout cas, pour essayer de moins sentir le fil qui tiraille si douloureusement.

Elle se laisse glisser de sa chaise, court sur la pointe des pieds, juste à temps pour voir le chat entrer dans la salle à manger claire-obscure. Il l’entend, bien sûr, malgré ses efforts pour être aussi silencieuse que lui. Il s’arrête, la regarde par-dessus son épaule : ses yeux capturent la lumière venue du couloir, un bref éclat verdâtre qui s’éteint alors que le persan se détourne et poursuit son chemin d’un pas tranquille, indifférent. Jiliane est sûre qu’il se moque d’elle. Mais pas cette fois. Elle ne s’est pas arrêtée, elle : elle a contourné la lourde table de noyer et elle arrive en même temps que le chat devant la porte de Grand-mère, lui bloquant l’accès à sa petite porte personnelle. Et que va-t-il faire, maintenant, hein ?

Pissenlit s’est immobilisé. Il la contemple avec un rictus encore plus désapprobateur que d’habitude. Le panache de sa queue fouetterait l’air si les poils n’en étaient si longs et leur mouvement par contrecoup si languide. Jiliane s’accroupit sur les talons, à sa hauteur, et tend une main en faisant avec les lèvres les petits bruits de baiser que les chats semblent trouver agréables, ou rassurants.

Le chat découvre ses crocs avec un grondement sourd et semble doubler de volume. Jiliane se fige, retire sa main avec lenteur. Le poil blanc retombe un peu. Déçue, mais déterminée, elle s’assied, les bras autour des genoux, contre la chatière qui cède un peu dans son dos.

Pissenlit se laisse brusquement tomber par terre de tout son long pour se lécher une patte avec application. Jiliane n’est pas dupe et ne bouge pas. Il se relève, regarde à droite, à gauche, comme si elle n’était pas là. Elle retient son souffle.

Le chat pousse enfin un long miaulement grinçant, scandalisé, impérieux.

Jiliane serre ses genoux plus fort en s’appuyant à la porte, bien décidée à ne pas bouger.

La porte s’ouvre derrière elle.

Elle manque de tomber à la renverse, se rattrape et fait demi-tour à quatre pattes. Pissenlit lui bondit au ras de la joue pour disparaître dans l’appartement, si proche qu’elle sent la caresse de sa fourrure sur son nez. Elle est pétrifiée. Elle n’ose pas même lever les yeux et, le cœur battant, contemple fixement les chaussons de soie noire et le bas du pantalon vert, avec au-delà, entre les chevilles nues, une amorce de tapis multicolore sur un parquet. Une voix dit quelque chose dans une langue qu’elle ne comprend pas, à la fois musicale et curieusement accentuée, une autre lui répond du fond de la pièce. Une main tendue apparaît dans son champ de vision, et la voix proche dit : « Viens, entre. »

Elle relève la tête alors. On est penché vers elle, un visage à la couleur et aux traits inhabituels, mais qui sourit. On n’est pas Grand-mère, même si on lui ressemble : on n’est ni coiffé ni habillé pareil. La domestique de Grand-mère, alors, Nadine – Jiliane en reconnaît maintenant les vêtements d’un vert uniforme, courte tunique à manches longues sur le pantalon ample serré aux chevilles, et l’unique tresse de cheveux noirs que la main rejette dans le dos avant de se tendre à nouveau, tandis que la voix grave répète : « Entre. »

Elle accepte la main tendue, se redresse, tire sur sa robe, sans véritable crainte mais un peu désemparée et quand même inquiète : il est trop tôt pour dire bonsoir à Grand-mère, Senso et Pierrino ne sont pas rentrés de l’offrande ! Et puis, veut-on la gronder pour avoir poursuivi Pissenlit ?

Et puis, on n’entre jamais chez Grand-mère.

Mais on la tire vers l’intérieur de la pièce brillamment éclairée et, encore habituée à obéir lorsqu’une grande personne la tient par la main, elle suit. Odeurs et parfums l’assaillent, encore plus nets, mais sans être déplaisants. De fait, ils seraient plutôt appétissants ! La salive lui monte à la bouche, inattendue. On lui lâche la main et la porte se referme derrière elle. Ses pieds s’enfoncent dans le tapis qui recouvre le parquet à perte de vue.

Car l’appartement de Grand-mère est immense. Tout en longueur, comme la plupart des pièces dans la maison, mais plus grand que la cuisine, plus grand même que leur chambre à tous les trois.

Et vert. C’est ce qu’elle voit d’abord, mille nuances de vert, comme si elle avait soudain été transportée dans le jardin-de-Grand-mère tel qu’elle se l’imagine. Puis la masse verte se déplie en relief, se condense ici en plantes-arbres dont les larges feuilles vernies et dentelées touchent au plafond, là en grasses plantes-buissons recouvrant aux trois quarts leurs jardinières rectangulaires de céramique bleue et blanche, ailleurs en plantes-fontaines, dont les minces lanières retombent à profusion du plafond auquel elles sont suspendues dans d’autres jardinières en osier, légères et rondes, celles-là. On trouverait à peine les murs dans tout ce vert – couleur crème, les échappées de murs, sans autre apprêt. Les chandelles qui illuminent la pièce ne sont pas plantées dans des candélabres mais dans des lanternes de verre bombé qui semble en magnifier la flamme. Et il semble y avoir davantage de plantes que de meubles. À droite de la cheminée – le seul élément du décor que Jiliane reconnaît sans problème, avec son pare-feu ajouré –, est-ce une commode ou une armoire ? Trop grand pour l’une, trop petit pour l’autre, cela possède à la fois des tiroirs et des portes, mais c’est tout en courbes, et couvert d’un enduit noir luisant, peint de motifs dorés tarabiscotés. Devant la cheminée trône, reconnaissable aussi, bon, un grand fauteuil d’osier, ou d’une matière qui ressemble à de l’osier, tressée de façon à représenter des oiseaux inconnus de Jiliane – ils se font face, bec à bec, et les grandes plumes de leurs queues en éventail, ainsi que leurs ailes à demi déployées, forment le dossier et les accoudoirs du fauteuil. Pas de rembourrage, mais sur le siège un gros coussin doré. Autour, trois petits poufs, osier et coussin encore. Entre fauteuil et poufs se tient un meuble bas, une table, sûrement, bien qu’elle n’ait pas de pieds. C’est comme si l’on avait recourbé une unique et épaisse planche de bois rouge sombre en joignant les deux extrémités, et que l’on avait appuyé dessus ensuite, pour l’aplatir. Les parties courbes et la surface plane du dessus semblent très irrégulières, comme sculptées dans la masse, et peintes. Des tasses et une espèce de cafetière ronde y tiennent malgré tout en équilibre – mais c’est parce qu’elles reposent sur un plateau à deux poignées.

Et il y a les chats. Jiliane sent un frisson d’excitation la parcourir : tous les chats au même endroit ! Presque tous les chats : Pissenlit est invisible. Mais Poupée est endormie sur l’un des poufs, comme un coussin supplémentaire muni d’une queue à l’abandon, les jumeaux bleus sont imbriqués l’un dans l’autre sur le second pouf, un tas de poil où l’on a peine à distinguer pattes, queues et têtes. Panthère… En cherchant bien, Jiliane aperçoit la tête flamboyante du chat noir au sommet de la commode – on pourrait la prendre pour un motif sculpté.

En revenant à la commode, le regard de Jiliane tombe sur ce qui lui avait d’abord échappé, à droite de l’entrée, à demi dissimulé par des plantes-arbres ; elle avait pensé que c’était un mur, mais un mur bien étrange, alors : cela ne va pas jusqu’au plafond, possède de grands pieds placés à la perpendiculaire, et c’est… plié, un peu comme un soufflet, mais en longueur. De longs panneaux verticaux, avec des charnières comme les portes mais plus étroits que des portes. Noirs comme la commode, avec des dessins dorés dessus aussi, et surtout… des figures en relief. Pas sculptées, mais en partie peintes et en partie composées de pierres de couleur, vertes et noires et bleues, violettes, roses, rouges, orange, jaunes, et blanches, et nacrées… Sur le panneau le plus proche se tiennent trois dames aux longs yeux étirés vers les tempes et coiffées de chignons noirs, comme Grand-mère, mais vêtues de grandes robes chamarrées à lourdes manches, à la taille serrée par de très larges ceintures ; elles se trouvent sur la terrasse d’une curieuse maison au toit retroussé, autour d’une petite table basse où sont posées des soucoupes contenant des fruits ; une autre dame est agenouillée non loin de là ; elle tient un objet qui ressemble à un instrument de musique – il y a des cordes sur le très long manche, en tout cas. À ses pieds, un drôle de petit chien biscornu joue avec une balle. Autour de la maison, il y a comme un parc, avec des arbres, des oiseaux, des papillons, des chevaux aux muscles ronds qui paissent ou caracolent, et une chaise à porteurs qui traverse un ruisseau sur un petit pont de pierre rouge en dos d’âne (pont et ruisseau sont peints, comme la plupart des plantes du parc) ; dans la chaise, une dame qui tient un parasol nacré rond et plat, muni de franges, fait signe de la main aux autres dames.

Jiliane, fascinée, s’approche et tend un doigt pour effleurer l’un des visages souriants, puis la grande feuille d’une plante en pot représentée près de la dame qui tient l’espèce de guitare. La pierre verte en est curieusement fraîche.

Un léger froissement de tissu, un mouvement perçu du coin de l’œil. Jiliane se détourne des figurines avec un petit sursaut embarrassé. La domestique a surgi au détour du bizarre mur pliant, Pissenlit dans les bras. Jiliane était tellement occupée par les dames des panneaux qu’elle ne l’avait même pas vue passer. Le chat coule jusqu’à terre et va s’enrouler dans le fauteuil.

Derrière le mur pliant, d’autres froissements soyeux – on se lève, on s’approche, on apparaît derrière la domestique qui s’écarte : Grand-mère, dans une tunique violine brodée de fleurs qui lui descend jusqu’aux pieds, fermée au cou par un petit col noir. Elle considère Jiliane de toute sa hauteur – rendue plus impressionnante encore par son chignon à trois grosses coques.

« Voilà donc ce que Pissenlit nous a apporté », dit-elle, sans sourire, mais d’une voix douce.

Jiliane ne sait ce qui la stupéfie davantage : que Grand-mère possède bel et bien une voix elle aussi, qu’elle parle la même langue que tout le monde, ou qu’elle connaisse le nom donné au chat par Senso.

Et ensuite, une stupeur plus ambiguë, mêlée aussitôt de culpabilité : Senso, Pierrino – le manque en est moins brûlant, le fil qui les relie moins douloureusement étiré.

 

 

 


41

Dans l’allée centrale et dans l’allée des Acacias, c’est toute une cohue : des voitures de toutes sortes s’en vont et s’en viennent, parmi les hennissements de chevaux, les crissements des roues dans les gravillons et les grommellements des cochers – on ne sacre évidemment pas à la Maîtrise. C’est le dimanche après-midi d’avant la Pâque, on s’en retourne chez soi pour deux semaines. L’élégant et luxueux carrosse des Lamirande avance au pas dans la file, il n’est plus très loin de la mosaïque ronde du Zodiaque, point d’arrivée de l’allée centrale devant l’entrée principale de la Maîtrise, où les voitures tournent ensuite pour s’en aller par la porte du cours Chabaud ou celle de la rue de la Maîtrise. Un instant, Gilles a pensé qu’Amélie allait faire comme d’autres et se rendre à pied jusqu’à la voiture pour en devancer l’arrivée, mais elle reste avec lui dans les marches du grand escalier, à demi assise sur la rampe de granit bleu patiné par le temps. Un coup de vent dévie le jet de la fontaine qui occupe le centre du rond-point, et l’eau s’en va arroser un cheval ; la bête hennit et secoue la tête dans un cliquetis de harnais.

Est-ce qu’on viendra le chercher en voiture, lui ? Sûrement pas. Il faudrait en louer une, les deux vieux malfaisants s’étoufferaient devant la dépense. Et puis, ce n’est pas très loin. Ce sera peut-être même seulement Félicienne, ou Marguerite, Maman Sidonie doit être occupée avec Aliette, et Ferdinand au magasin avec Monsieur Père. Peut-être qu’on les aura persuadés que cela ne ferait pas digne, pour eux, de venir le chercher en personne au lieu d’envoyer des domestiques.

C’est très étrange, il avait pensé s’ennuyer à mourir de Maman Sidonie, mais c’est comme s’il n’en avait pas vraiment eu le temps, entre les leçons avec dom Foulques et toutes les autres nouveautés. Oh, il a beaucoup pensé à elle, les soirs, dans l’obscurité de la chambrée, en n’arrivant pas à dormir parce que les quatre autres bavardaient trop longtemps, ou avaient le sommeil bruyant, mais – il en a un peu honte – il s’est presque ennuyé davantage de sa chambre tranquille au premier étage de la maison. Enfin, presque tranquille, avec Aliette au même étage, mais tout de même. Il voulait lui écrire, à Maman Sidonie, mais elle lui avait dit que non, c’était un peu ridicule d’écrire à quelqu’un qui vit à deux rues de là. À l’étage des dortoirs, du côté sud, des escaliers mènent dans les greniers, et des greniers on peut sans doute voir au moins le toit de la maison. Il est interdit d’aller dans les greniers si l’on n’est pas de service pour l’étendage du linge, au reste, et les portes en sont fermées à clé. Mais il n’en a pas même été tenté. C’est étrange. Il pensait que c’était si long, deux semaines. Et c’était long – jusqu’à Amélie.

Le beau carrosse vert et or s’arrête devant les marches. Amélie prend ses sacoches, se retourne vers lui – est-ce une expression de regret ? « Eh bien, à dans deux semaines, Gilles ! » Et, après s’être penchée pour lui déposer sur la joue un baiser qui le laisse interdit, elle descend les marches d’un pas rapide. Un domestique est venu ouvrir la porte du carrosse, et Gilles aperçoit, penché à la fenêtre, un visage masculin à l’expression mécontente : on le regarde, lui, on ne le lâche pas des yeux tandis que le carrosse s’ébranle et s’éloigne. Monsieur de Lamirande, sûrement. Le père d’Amélie n’apprécie pas les fréquentations de sa rejetonne ? L’éclair d’irritation fait place à une sourde appréhension : Amélie se fera-t-elle tancer ? Voudra-t-elle encore lui parler quand elle reviendra ?

« Gilles ! »

Incrédule et soudain ravi, il tourne la tête vers la voix familière : Maman Sidonie, dans ses beaux habits, avec Marguerite ! Elle est venue !

Il dégringole les marches pour la rejoindre, s’aperçoit en route qu’il a oublié ses sacoches et revient en hâte les chercher, redescend, se jette dans les bras de sa mère sans plus s’occuper du reste. Elle le serre contre lui en riant, le prend par les épaules et l’écarte afin de mieux le regarder, les yeux brillants, avec un large sourire, « Ma foi, je jurerais que tu as grandi ! », l’embrasse à nouveau. Marguerite prend une des sacoches, et ils s’en vont en longeant les pelouses de la façade, à pied dans les gravillons blancs de l’allée menant à la porte Chabaud, indifférents aux carrosses et aux regards.

 

*

 

« Alors, va-t-il y rester, en fin de compte, à la Maîtrise ? » dit la voix revêche de Madame Mère.

Gilles continue à manger en silence. On a à peine fini l’offrande et déjà ils passent à l’attaque. Il avait presque oublié cet aspect déplaisant des repas familiaux, la façon dont les deux vieux malfaisants, quand ils y parlent de lui, le font comme s’il était absent en ne lui adressant jamais directement la parole.

Sidonie tourne la tête vers lui mais Ferdinand répond déjà : « Il semblerait que oui, n’est-ce pas, Gilles ? », et tout ce qu’il peut faire, c’est confirmer d’un “Oui, Madame”, même si la vieille ne le regarde pas.

« Dom Foulques semble satisfait de son travail, enchaîne Sidonie, ainsi que les autres Maîtres. »

Gilles lui jette un coup d’œil surpris, presque chagrin. Elle a rencontré dom Foulques ? Ils ont parlé de lui ? Elle n’est tout de même pas allée à la Maîtrise sans venir le voir ?

« Bah, c’est trop tôt pour en décider, reprend la vieille femme. Ce n’est pas sa place, il s’en rendra bien compte !

— Il y tient la place que lui confère son talent, Mère », intervient Ferdinand. Et il conclut du même ton apaisant : « La Divinité s’en va où Elle le désire. »

La vieille femme ne peut répliquer à cet argument et se penche sur son assiette en pinçant les lèvres.

« Comment cela se passe-t-il, alors, Gilles ? » demande Ferdinand en se tournant vers lui. « N’es-tu point trop dépaysé ? »

Il a déjà commencé à en parler avec Sidonie sur le chemin de la maison, mais il récapitule volontiers : « C’est différent de Saint-Alexis, mais je m’y ferai aussi.

— Les nouvelles matières ne te donnent pas trop de fil à retordre ?

— Oh, non. Comme je suis assez avancé dans les anciennes, je n’y ai point de difficulté et puis me consacrer davantage aux autres. »

De fait, ce ne sont pas tellement les contenus mais les méthodes qui diffèrent et auxquelles il doit s’adapter : l’attention des professeurs est plus constante, car les classes sont moins nombreuses – ils sont seulement quinze dans la sienne, et les deux autres classes de troisième ne comptent respectivement que onze et treize élèves. Il y en aura moins encore au Deuxième Niveau, et à partir de la dixième année, il ne restera qu’une cinquantaine d’élèves au Troisième Niveau – et tous ne deviendront pas mages. Gilles est bien décidé à en faire partie. “Le talent mais surtout la Divinité décident”, a dit dom Foulques sans qu’il puisse déterminer si c’était un simple commentaire ou un avertissement. Et puis, il y a les répétiteurs, Maîtres ou ecclésiastes avec lesquels on reprend certaines leçons, comme en calcul et géométrie, par exemple, ou pour les sciences élémentales : on est alors répartis en groupes différents selon qu’on est davantage du côté de Sophia ou de Jésus, pour aider à mieux apprendre. Pour l’instant, on l’a mis dans un groupe Jésus, ce qui l’a plutôt surpris – il a toujours pensé qu’il était, comme Sidonie, du côté de Sophia. Mais il ne va sûrement pas se lancer dans ces détails à la table du souper devant les deux vieux malfaisants.

« Et tes camarades, comment sont-ils ? »

Gilles se retient de hausser les épaules et choisit la réponse prudente : « Bien calmes. Ils travaillent beaucoup et sont occupés aussi comme auxiliaires lorsqu’ils n’étudient pas. » De fait, maintenant qu’il le dit ainsi, il les trouve distinctement plus “calmes” qu’à Saint-Alexis, même s’il n’a disposé que d’un laps de temps assez court pour s’en faire une opinion – il n’a pas fallu une semaine aux frères Dumoulin pour commencer à le harceler, à Saint-Alexis ! Ici, on l’ignore, ou parfois il surprend des regards, curieux ou malveillants il n’en a point encore décidé, mais on le laisse tranquille. Et de cela non plus il ne parlera pas à la table du souper.

Mais on ne l’interroge pas plus avant là-dessus. On lui demande plutôt comment est sa chambrée, si les parterres sont bien beaux en cette saison, s’il mange assez – “Oui, mais il n’y a pas de beignets comme ceux de Félicienne !” car on lui en a fait préparer en dessert, et la cuisinière sourit avec satisfaction tout en les servant – s’il a beaucoup de devoirs à préparer pour la rentrée… On, c’est Sidonie, qui pose des questions dont elle connaît déjà les réponses puisqu’ils ont parlé de tout cela en revenant de la Maîtrise ; mais il y répond volontiers de nouveau, quoique plus sobrement : il en comprend le but, il en sait les destinataires – Madame Mère et Monsieur Père qui mangent sans rien dire maintenant, ou avec seulement, quelquefois, un petit grognement sceptique ou dédaigneux. Comme lorsque Ferdinand dit plaisamment : « Mais à t’entendre tu ne fais que travailler, mon garçon ! », et qu’il répond : « Oh, mais il y a des heures libres le dimanche, et puis il y a de la musique, de la danse et du dessin, qui ne sont pas réellement du travail. »

Madame Mère fait alors : « Hmpf, de la danse ! Les mages ont-ils besoin de savoir danser ? »

Ah, parce qu’elle pense qu’il deviendra mage, maintenant ? Il prend un certain plaisir à expliquer d’un ton docte : « Dom Foulques dit que la danse, comme la musique, sont de bons apprentissages de l’Harmonie. » Sais-tu seulement danser, vieille corneille, qui croasse toujours ce mot ? « Elles apaisent et concentrent à la fois le psychosome, en lui permettant de mieux s’accorder plus tard aux harmonies des Sphères Divines. »

Madame Mère ne peut évidemment rien redire à cela.

« N’y a-t-il pas aussi de l’escrime et de l’équitation ? » demande Sidonie.

Gilles lui jette un coup d’œil surpris. Car, bien sûr, Madame Mère objecte derechef : « De l’escrime ? Voilà qui est fort disharmonieux. Les mages ne sont pas des soudards ! Et de l’équitation ! Voyons donc, il va se prendre pour un petit marquis, à la fin !

— L’escrime et l’équitation sont des classes payantes, et facultatives », explique-t-il. De fait, seuls s’y inscrivent les élèves qui savent d’avance ne pas devoir dépasser la neuvième année, des jeunes nobles dont le talent moyen ne les destine pas à être mages, mais à qui l’éducation de la Maîtrise permettra de devenir fonctionnaires royaux ou cléricaux une fois détalentés – un terme qu’il se rappelle une fois de plus de ne jamais utiliser, du moins devant des Maîtres, ou plus généralement des adultes qui ne sont pas Sidonie.

« Comme si la Maîtrise n’occasionnait pas assez de dépenses ! » grommelle Madame Mère.

Gilles ne peut se retenir d’enchaîner, avec un plaisir narquois, bien que secret : « Dom Foulques dit que l’équitation sera nécessaire, même si j’ai pour l’instant d’autres priorités.

— Eh bien, les mages ne se déplacent pas seulement à pied ou en voiture », acquiesce Ferdinand, avec une jovialité qui semble à Gilles un peu forcée.

« Il faudra l’envisager, alors », enchaîne Sidonie, et il comprend alors la manœuvre. « D’ici un an ou peut-être deux, lorsque tu auras rattrapé tout ton retard.

— Oui, renchérit Ferdinand, il ne serait pas harmonieux que Gilles ne fasse point ce que font les autres mages. »

Madame Mère a relevé la tête et les dévisage tour à tour, trop tard consciente du piège. Elle devient toute rouge. « Gontran… »

Monsieur Père a l’air fort ennuyé, pris ainsi entre son épouse et son fils. « On ne va pas lui acheter un cheval !

— Ce ne sera pas nécessaire, dit Ferdinand. Il y en a en nombre bien suffisant aux écuries de la Maîtrise, je crois, Gilles ?

— Oui, et bien dressés déjà.

— Ce sera seulement l’équipement, alors. Selle et harnais, habits de monte, les bottes…

— Mais tu vas nous ruiner, Ferdinand ! postillonne Madame Mère.

— Mais non, Mère, dit Ferdinand en souriant. Nous ne l’équiperons pas chez Pradettes et Désemblat ! Il aura besoin d’un équipement solide et durable, et non de paraître. Et puis, nous économiserons. Sur un an ou deux, nous ne nous en apercevrons même pas.

— Et les leçons ? Il faudra bien les payer, les leçons !

— Gilles pourrait y voir lui-même ? » propose Ferdinand, après avoir fait mine de réfléchir.

Et Sidonie d’enchaîner : « Mais oui ! Puisque la Maîtrise fait relâche du quinze d’août au quinze de septembre, il pourrait aller travailler au Rimboul pour domma Renaud. Qu’en dis-tu, Gilles ? »

Il ne lui reste plus qu’à répondre vertueusement : « Ce sera joindre l’utile au charitable, Maman. » Et les deux vieux malfaisants n’ont plus rien à dire.

 

*

 

Il n’essaie pas de souffler les bougies lorsque des pas résonnent dans la cage de l’escalier pour venir s’arrêter devant sa porte. C’est Sidonie, la dernière à se coucher, comme toujours. Elle entre et vient s’asseoir sur le lit où il lisait, penché vers la lueur du petit candélabre. « Encore à lire ? Ne crois-tu pas que tu pourras commencer tes leçons demain ? Il ne faut pas brûler la chandelle par les deux bouts. »

Il sourit à la maxime familière, lui montre le dos du livre : « Celui-ci, c’est plutôt pour le plaisir. »

Elle prend le livre : « ‘La Vie des Treize Césars’, par Suétone.

— Julius était le premier des Césars, les empereurs romains. Il était talenté, et plusieurs de ses descendants l’ont été après lui. Le saviez-vous, Maman ? »

Il croyait pour sa part, d’après le catéchisme et ce qu’on lui a appris à Saint-Alexis, qu’il y avait dans le monde ancien de moins en moins de talents et de moins en moins puissants, une sorte de punition pour les nombreuses disharmonies qui y régnaient, et l’oubli funeste de leur véritable nature par les humains. Le nouveau et puissant talent dévolu par les Gémeaux aux Bienheureux Apôtres, et par ceux-ci aux mages, est une des raisons pour lesquelles la foi géminite a connu de si rapides progrès, concluaient catéchisme et livre d’Histoire. Mais il y en avait encore, des talentés, assez puissants pour devenir empereurs. Et, dans les premiers siècles après les Gémeaux, des mages païens capables de faire pièce aux mages géminites !

« Eh bien, dit Sidonie, je n’ai pas lu ce livre, mais il devait bien y en avoir, des talentés, puisque c’étaient eux que les Apôtres, puis les mages, essayaient de convertir en premier lorsqu’ils arrivaient dans une contrée païenne. Une fois les talentés barbares convertis – et comment ne l’eussent-ils point été ? – les autres se convertissaient, puisque ces talentés étaient souvent leurs rois et leurs nobles. C’est du moins ce que m’a appris domma Renaud. »

Il contemple sa mère avec admiration. Elle n’est pas allée à la Maîtrise, elle, pas même à Saint-Alexis, mais elle en sait, des choses !

Elle lui rend le livre. « Tu as apporté tout ce dont tu auras besoin pour tes devoirs et tes leçons, je suppose. En as-tu beaucoup ? »

Il énumère, en comptant sur ses doigts : « Trois versions latines, trois versions grecques et autant de thèmes. Des listes de vocabulaire hébreu, et des phrases à rédiger avec. Des problèmes de mathématique et de géométrie, dix de chaque. L’histoire de l’empire d’Occident sous l’impératrice Constance : j’en ai les notes, je devrai en rédiger un exposé… »

Il reprend son souffle pour continuer – on leur a donné aussi pour assignement d’aller visiter plusieurs artisans afin d’en examiner les outils et d’en rapporter des descriptions précises –, mais Sidonie lève les mains en riant : « Arrête, tu me donnes le tournis. Mon pauvre Gilles, il nous faudra t’établir un emploi du temps si tu dois en venir à bout. Voudras-tu que je t’aide à répéter ?

— Bien sûr, Maman, si cela ne vous dérange pas trop. »

Elle lui ébouriffe les cheveux : « Tu ne me déranges jamais, mon Gillou. »

Son sourire s’efface lentement : « Il ne faut pas trop te fatiguer, tout de même. Je te trouve les yeux bien cernés !

— C’est que j’ai eu un peu de peine à dormir au début, Maman. Mes compagnons de chambrée sont bruyants. »

Elle soupire : « Il n’y avait plus de chambre à moins de cinq occupants, et les chambres individuelles sont très rares, et très courues. Il n’y en avait plus. » Il la dévisage avec un mélange de gratitude et de consternation : a-t-elle vraiment essayé de lui faire allouer une chambre individuelle ? Elles sont bien trop dispendieuses – et toujours attribuées de toute façon aux enfants des meilleures familles.

« Oh, Maman, je ne me plains pas ! J’ai résolu le problème depuis, n’ayez crainte. Je me mets des bouchons dans les oreilles. »

Elle hoche la tête, tout en l’examinant avec attention. « Et tes compagnons de chambrée ou d’études ne te causent vraiment pas de soucis ? demande-t-elle enfin.

— Non, Maman, je vous l’assure. Ils m’ignorent, de fait, et cela, je puis fort bien m’en accommoder.

— Ne t’es-tu donc pas fait quand même quelques camarades ?

— Oh si, quatre ou cinq au moins. Elles m’aident et je les aide. »

La réponse a jailli sans qu’il y ait pensé. Il reste intérieurement décontenancé. Mais pourquoi ce malaise ? C’est la vérité, n’est-ce pas ?

Le visage de Sidonie s’éclaire : « Ah, mais c’est très bien, cela ! Sont-elles d’ici ?

— D’un peu partout dans la région d’Aurepas. »

Oui, il vaut mieux ne pas lui parler d’Amélie tout de suite. Qui sait ce qu’il en sera à la rentrée de la Pâque ?

Au reste, ces réponses semblent suffire à Sidonie : « Et les professeurs, comment sont-ils avec toi ? »

Il hésite. Plusieurs de ceux qui lui ont fait passer les examens, au début, partageaient évidemment l’opinion de Madame Mère et de Monsieur Père quant à sa présence à la Maîtrise. Heureusement, ils enseignent plutôt au Deuxième ou au Troisième Niveau, il ne les a pas comme professeurs. Le professeur d’hébreu, dom d’Orgeix, est très sévère avec lui lorsqu’il corrige les devoirs qu’il lui fait donner par dom Foulques. Mais d’autres au contraire semblent comprendre sa situation et tenir compte de ce qu’il a déjà appris à Saint-Alexis, comme madame Vélize, la Maîtresse qui leur enseigne les belles-lettres, ou domma Soubleyras, pour le grec. Il en agace plusieurs, il s’en rend bien compte, parce qu’il en sait davantage que ses condisciples et devient facilement distrait pendant leurs classes, comme pour madame de Montmaurin, la Maîtresse qui leur enseigne les sciences du règne végétal et animal. Du moins pour la théorie, les noms des plantes, leurs propriétés… Les travaux pratiques, dans les jardins ou les vergers, cela va encore. Mais il est bien ennuyant d’entendre répéter des choses qu’on connaît déjà fort bien et depuis longtemps.

Il décide de résumer afin de ne point inquiéter sa mère : « Pour certains, j’en sais trop, pour d’autres pas assez. Ils s’en accommodent plus ou moins, c’est selon. »

Sidonie hoche la tête : « Tout cela se placera à mesure. Dom Foulques est très content de toi, il dit que tu t’appliques beaucoup et que tu apprends vite. Ce sont des atouts certains. » Après une petite pause, elle reprend, très grave : « Mais il n’y aurait pas de honte, mon Gillou, à décider que tu ne désires point continuer. Et ce, à n’importe quel moment. Tu le comprends bien ?

— Pensez-vous que je ne réussirai point, Maman ? » demande-t-il, surpris et prêt à être blessé.

« Pas du tout, mon chéri. Mais… » Elle semble prendre une décision. « Ce n’est pas parce que tu es un talenté que tu dois nécessairement devenir un ecclésiaste. » Elle voit sa stupéfaction, lève une main pour retenir son objection. « Entends-moi bien, le Magistère est un saint ordre, et la tâche des mages ecclésiastes harmonieuse au plus haut point. Mais même si tu te rends jusqu’à l’initiation et au-delà, tu peux encore décider de devenir professeur, comme dom Foulques. Et si la Divinité te désigne comme Maître et non comme mage-ecclésiaste, tu peux choisir, comme le font plusieurs, de ne pas entrer dans le Magistère. Ni même dans le clergé une fois que tu aurais restitué ton talent. »

Il est complètement abasourdi et même un peu effrayé. Que veut-elle dire ? « Mais, Maman, je ne veux pas le restituer ! Je veux apprendre à pratiquer les magies. J’irai jusqu’au bout. Si la Divinité a choisi de m’octroyer ainsi le talent, Elle m’aidera à le conserver, n’est-ce pas ? »

Sidonie lui a pris une main et la caresse, les yeux baissés. « On ne peut présumer des choix de la Divinité. Je te parle des tiens. Quelquefois l’on se trompe sur ce que l’on désire mais l’on s’y tient par obstination. Ou les autres en décident pour vous et l’on s’y tient par obéissance. Ni l’un ni l’autre ne sont harmonieux, mon Gillou. L’un et l’autre peuvent causer bien des chagrins. »

Et elle est attristée, il l’entend dans sa voix. Pense-t-elle à Guillaume qu’elle a refusé de suivre dans les Atlandies ? Ou peut-être à ses parents qui l’ont repoussée pour avoir refusé de révéler le nom de son galant ?

Ou à Maman Éloïse, qui n’aurait pas dû essayer de satisfaire ses beaux-parents et son époux en leur donnant un héritier que la Divinité, de toute évidence, lui refusait.

À elle-même, au premier bébé qui n’a pas vécu, à la difficile Aliette dont elle continue à payer le prix ? Il s’en rend mieux compte, parce qu’il ne l’a pas vue depuis quinze jours : elle est plus pâle, plus lente, plus vite lasse… Et pour quoi ? Pas pour les deux vieillards, il en est bien certain. Mais pour Ferdinand, sûrement.

Une vague de tendresse brûlante et inquiète l’envahit, mêlée d’une sourde colère. Il prend la main qui caresse la sienne, la porte à ses lèvres. « Je ne vous causerai pas de chagrin, moi, Maman, je vous le promets ! »

 

 

 


42

« Veux-tu prendre le T avec moi, Jiliane ? » propose énigmatiquement Grand-mère.

Jiliane est contente que Grand-mère l’appelle par son vrai nom, et non Julie-Anne, mais elle délibère un moment. Va-t-elle demander “quel T ?”? Ou suffit-il d’attendre et la réponse viendra-t-elle d’elle-même ? Comme presque toujours, elle choisit la seconde option. Il ne faut quand même pas infliger trop de trous à la peau intérieure, même si c’est sa punition. Pour la fenêtre-de-trop. Et maintenant pour la carte magique.

Jiliane sent encore la main de Senso qui écrase la sienne sur le manche du coupe-papier, son autre main dans son dos qui la pousse vers la carte, mais ce n’était pas sa faute à lui, ce n’était plus Senso, c’était la carte, la carte faussement prisonnière sous les bottes bien cirées et les souliers vernis, la carte intacte, où l’entaille s’était refermée sans laisser la moindre trace mais ne demandait qu’à s’ouvrir à nouveau, un nouvel espace insoupçonné, plus terrifiant encore que tous les autres. Et pendant un instant, elle a voulu, oui, elle a voulu toucher la carte, et puis, quelque chose s’est ouvert en elle aussi, dans son ventre, dans sa poitrine, dans sa tête, un mot, dans sa voix à elle, et elle l’a retenu, retenu le plus qu’elle l’a pu, mais il gonflait, il se hérissait de dents, et la peau intérieure se faisait de plus en plus mince, et la seule façon de ne pas être anéantie, c’était d’ouvrir la bouche toute grande et de le laisser sortir, ce mot : NON !

Et pourtant, tout a été bien ensuite. Elle s’est cogné la tête dans le mur, mais ce n’était pas grave. Ses mots à elle aussi avaient un pouvoir. Peut-être parce qu’elle avait accepté de risquer un trou dans la peau intérieure ? Senso était redevenu Senso, Pierrino était redevenu Pierrino, ils n’étaient plus pris à clignoter entre les espaces. C’était sa voix à elle qui avait fait cela. Elle avait laissé sa voix sortir – et la peau-bouclier ne s’était pas fendue !

Elle devait être plutôt solide, après tout, cette peau. Pas comme les bulles de savon que soufflent parfois Senso et Pierrino. Et puis, ils parlent, eux, tout le monde parle ; elle avait toujours pensé que tous possédaient une peau intérieure bien plus résistante que la sienne, mais peut-être que non, peut-être tout le monde était-il comme elle, et elle seulement… en retard, comme disaient Madeline et Grand-père. Ils étaient tous tellement contents d’entendre sa voix ! Peut-être que si elle faisait très attention… Alors elle a essayé : elle a répondu à Madeline, à Grand-père. Elle a même dit bonsoir à Grand-mère sans qu’on le lui demande ! Et il ne s’est rien passé d’épouvantable.

C’est quand même aussi une pénitence : pour la fenêtre-de-trop, pour la carte, pour tout le reste qu’elle ne dit pas, la Chambre Rouge, les dents des bêtes ; mais c’est une pénitence lente, qui durera longtemps, comme il se doit.

Car elle a bien senti, elle sent, chaque fois qu’elle parle, le petit trou dans la peau intérieure. Oh, tout petit, minuscule, une piqûre d’aiguille, pas comme le trou du premier mot. Mais ce sont tous des trous, tous irréparables. Que se passera-t-il s’il y en a trop, quand même, dans la bulle de peau ? Si elle se déchire, si elle éclate, les espaces et leurs mots prendront toute la place. La pénitence sera finie, mais il n’y aura plus de Jiliane.

Elle ne veut pas y penser. Cela n’arrivera pas si elle est bien prudente et ne parle pas trop. Juste quand c’est vraiment, vraiment nécessaire. Senso et Pierrino auraient trop mal, sûrement, s’il n’y avait plus de Jiliane ? Ils ne peuvent pas lui en vouloir, sûrement, de tout ce qu’elle ne leur dit pas ?

Elle hoche donc la tête et se laisse conduire vers la drôle de table basse et le petit pouf vide, où Grand-mère l’invite à s’asseoir d’un geste – Grand-mère qui parle aussi, en définitive, même si elle n’a pas l’air d’en dire davantage qu’il ne faut non plus. Et le T n’est pas une des lettres des cubes de Senso et Pierrino (sur une face blanche, avec une toupie bleue dessous), mais un liquide jaune-vert fumant que Grand-mère verse dans les tasses, aussi délicates que celles de Grand-père pour le chocolat, avec des dessins tout autour, cependant : encore des dames qui tiennent des fleurs, minuscules.

Le T de Grand-mère a un goût bizarre, à la fois fade et légèrement rapeux, sans être vraiment déplaisant. Ce qui est encore plus bizarre, c’est qu’il semble confusément familier à Jiliane, alors qu’elle est bien certaine de n’en avoir jamais bu. Elle fronce un peu le nez mais en avale une seconde gorgée, une troisième. On s’y habitue, en fin de compte. La domestique toute vêtue de vert, surgie de derrière le mur pliant – Jiliane ne l’avait pas vue y retourner –, traverse la pièce en silence pour se rendre à la porte-fenêtre donnant sur le jardin-de-Grand-mère, l’ouvre et disparaît dans l’obscurité, suivie de la Panthère descendue de son armoire. Pissenlit n’a pas remué un poil. L’un des chats bleus a levé la tête au bruit de la porte, mais l’a laissée retomber.

Grand-mère s’est assise sur le pouf où dormait Poupée – elle a pris la chatte birmane sur ses genoux sans même la réveiller. Après avoir reposé sa tasse, sa petite main un peu grassette aux longs ongles polis glisse sans appuyer sur le dos de la chatte, éveillant un ronronnement régulier. Elle regarde Jiliane, mais sans la surveiller, de calmes yeux ambrés qui voient sans rien attendre. C’est reposant. Jiliane en profite pour observer, elle, Pissenlit dans le fauteuil – si proche, si tentant.

« Il dort », dit Grand-mère, avec une intonation qui dit “Tu peux aller le caresser”. Un peu étonnée tout de même de cette clairvoyance laconique, Jiliane se lève. Le persan ne bouge pas, nez dans la queue ; seules ses oreilles surnagent dans cet océan de fourrure. Jiliane tend une main… léger, léger, comme Grand-mère, juste la paume frôlant l’extrémité des poils… Pissenlit ne réagit pas. Jiliane s’enhardit, laisse sa main s’appesantir un peu. Le chat se met à ronronner lui aussi ! Jiliane se retourne, joyeuse, vers Grand-mère qui incline la tête avec une ombre de sourire.

Elle continue à caresser la fourrure un peu laineuse – ce n’est pas du tout comme des pissenlits au toucher, mais peu importe, quelle victoire ! Et quel dommage que Senso et Pierrino…

Cela fait plusieurs minutes qu’elle n’a pensé à eux ! La brûlure s’est vraiment éloignée, sans disparaître, certes, mais tolérable pour l’instant. Du coup, saisie de stupeur coupable, Jiliane cesse de caresser Pissenlit, qui se retourne brusquement sur le flanc, pattes dans les airs, ventre offert. Elle sursaute et recule d’un pas, mais il dort toujours.

Elle ne peut pas continuer à se faire plaisir en caressant ce chat ! Elle pense à la discussion entre Senso et Pierrino, tout à l’heure, dans leur chambre, une fois examiné l’envers des cartes à jouer. Elle a eu peur, ils parlaient de la carte magique, mais ni l’un ni l’autre n’est allé la chercher là où ils l’ont cachée, tout en haut de l’armoire de Senso. Les mêmes dessins, disait Senso. Il faudrait demander à Grand-mère, disait Pierrino. Tout à l’heure, quand on lui dira bonsoir et qu’on la remerciera de son cadeau, tu lui demanderas. Non, toi. Toi. Toi. Et finalement, Pierrino a dit “Bon, d’accord”, mais cela ne lui plaisait guère d’avoir à demander à Grand-mère. Et maintenant, la voilà chez Grand-mère, elle, sans Pierrino ni Senso. Elle pourrait lui demander pour eux, ils seraient contents.

Lui demander quoi, au fait ? “Grand-mère, est-ce que ce sont les mêmes dessins que sur la carte magique ?” Ce serait stupide. Ils le savent bien, que ce sont les mêmes. Et puis, il faudrait lui parler de la carte magique. Tout cela ferait de toute façon bien trop de mots – si même Jiliane pouvait se forcer à en parler, de la carte. “Grand-mère, est-ce que c’était vous à la fenêtre-de-trop ?” Voilà qui serait mieux. Sauf qu’il faudrait lui expliquer la fenêtre. Et elle sait bien, elle, que ce n’était pas Grand-mère à la fenêtre : c’était rouge. Et puis, encore trop de mots. Et puis elle n’y est plus, la fenêtre. Ils auraient l’air de quoi, si Grand-mère voulait la voir ? Quoique, non, c’est vrai, Grand-mère ne sort jamais de la maison… Mais ils croyaient qu’elle ne parlait pas, non plus, Grand-mère !

Plus Jiliane y pense, moins elle voit ce qu’elle pourrait dire. Alors, elle ne dit rien. Elle revient s’asseoir. Grand-mère se penche, sans déranger la chatte endormie, pour prendre la drôle de cafetière ronde, en arrête le bec juste au-dessus de la tasse de Jiliane, hausse un peu les sourcils. Jiliane fait non de la tête.

Grand-mère se sert, boit sans aucun bruit, puis élève un peu la voix pour dire quelque chose dans la langue inconnue. La domestique sort de derrière le mur pliant – Jiliane sursaute : elle ne l’avait encore ni vue ni entendue rentrer, trop occupée de Pissenlit, sans doute –, et elle vient reprendre le plateau avec les tasses. Mais auparavant, elle a placé un paquet de cartes en équilibre sur les bosses de la table (qui sont en réalité des figures composées de pierres colorées, comme sur le mur pliant, mais en plus gros).

Ce ne sont pas les mêmes cartes que celles du cadeau, Jiliane le voit tout de suite. D’abord, le dos en est bleu-Grand-mère. Et, plus longues, elles paraissent plus étroites. Et même si elles sont peintes aussi d’images bien plus compliquées encore que celles du cadeau, elles ne sont pas vernies : les couleurs ont un peu fané, sauf le rose presque rouge et le doré. Elles ne sont sûrement pas toutes neuves.

« Veux-tu apprendre à jouer au jeu des Cinq Maisons ? » demande Grand-mère.

Jiliane ouvre de grands yeux. Sait-elle que Senso et Pierrino ne le lui ont pas encore montré ? Ils ont complètement oublié tout à l’heure, à cause des petits dessins à l’envers des cartes du cadeau. Elle ne leur en veut pas, bien sûr : c’est une autre forme de sa punition secrète pour avoir laissé la carte magique sortir du tableau.

Elle fait “oui” de la tête, avec un enthousiasme timide.

Grand-mère demande au début : « Tu as déjà vu Senso et Pierrino jouer ? » Jiliane hoche encore la tête. Grand-mère passe rapidement à travers la Maison de Sceptres, une fois, en nommant les cartes, Reine, Roi, Princesse, Prince… tout en jetant un rapide coup d’œil à Jiliane à chaque carte, jusqu’au Dix de Sceptres. Chaque fois Jiliane hoche la tête, de plus en plus vexée : elle connaît les noms des cartes !

Mais après, c’est entièrement différent ! Grand-mère recommence à faire défiler les cartes, en nommant chaque Maison – et les Maisons portent d’autres noms. Mémoire, Oubli, Vengeance, Pardon, “Équité”… Jiliane ne comprend pas ce mot-là : et quitter quoi ? Grand-mère le voit tout de suite ; elle lui montre les boules que la Reine tient dans chaque main, une rose-rouge et une dorée, mais de la même taille : « Équité : balance, égalité, justice, paix. Harmonie. »

Un nouveau mot, alors, mais un bon mot.

Elles ne sont plus assises à la petite table à bosses mais sur le tapis bien plat devant la cheminée. Jiliane a été un peu surprise de voir Grand-mère s’y agenouiller avec souplesse, postérieur sur les talons, en rangeant bien les plis de sa tunique de soie autour d’elle ; elle en a fait autant, avec plus de maladresse. Les cartes sont belles quand on les voit de près, même si elles sont patinées et que les images peintes sur leur face, distinctes en cela de celles du cadeau, ressembleraient plutôt aux figures du mur pliant et de la table à bosses – en fait, à Grand-mère. Elles sont plus épaisses que les cartes ordinaires, plus rigides. Et surtout, au lieu d’être à peu près semblables d’une Maison à l’autre pour les figures des cartes importantes, avec seulement les couleurs qui changent, elles montrent toutes des personnages différents, dans des scènes différentes, même les cartes de un à dix – et même si l’on retrouve toujours quelque part dans l’image le symbole de chaque Maison, des balances, des sceptres, des flèches, des étoiles, des coupes ; mais parfois, il faut chercher longtemps pour les distinguer.

Et au dos des cartes s’alignent en rangs jointifs les mêmes petits dessins qui ont empêché Senso et Pierrino d’apprendre pour de bon le jeu à Jiliane avec leur cadeau d’anniversaire.

Les dessins qui font aussi le tour de la carte magique.

Mais ceux-là, étrangement, n’ont pas fait peur à Jiliane, elle ne sait pourquoi – peut-être parce qu’ils emprisonnaient la carte ? Comme les lignes sombres des poutres sur la façade des maisons, au-dessus des Couverts de la place, comme les Couverts eux-mêmes, qui empêchent malgré tout l’espace de se refermer ?

Il s’en retrouve quelquefois même sur la face des cartes, de ces motifs, Jiliane le remarque au passage : un guerrier bandant un petit arc tout en courbes porte sur sa poitrine le dessin qui ressemble à une cible, les cercles concentriques roses et dorés. Jiliane effleure la poitrine du guerrier d’un doigt un peu hésitant – les cartes de Grand-mère sont usées, mais le doré y est rugueux, lui, et le rose vif aussi, comme la surface d’une roche.

Grand-mère prononce deux syllabes bizarrement accentuées. Ce doit être un mot, mais Jiliane ne le reconnaît pas du tout. Grand-mère le répète : « Xèn-gân. » – la première syllabe est plus haute et courte que l’autre, le a de la seconde long et bas. « Les Flèches, dit ensuite Grand-mère, la Maison de Vengeance. »

Jiliane hausse les sourcils.

« Dans la langue de mon pays », répond Grand-mère.

Le pays de Grand-mère. Là-bas. Jiliane écarquille les yeux.

« Ce sont des cartes à jouer de mon pays. Mon pays se trouve très loin », dit Grand-mère. Elle semble triste, même s’il est difficile de déchiffrer des émotions sur ce visage si peu familier. Elle ajoute : « Il ne faut pas en parler. » Puis se penche un peu vers Jiliane, avec maintenant plutôt un sourire : « Ce sera notre secret, oui ? »

Après une hésitation, Jiliane hoche la tête.

Grand-mère continue à expliquer le jeu, en ponctuant quelquefois sa démonstration de brèves paroles. Jiliane en sait tout de même assez pour avoir vu jouer Senso et Pierrino. Les Maisons ne sont pas toutes égales. La Maison la plus forte est celle d’Équité – Balance –, même si Grand-mère l’a nommée en dernier. Ensuite vient celle de Mémoire, puis les autres, dans l’ordre observé par Grand-mère, le même que dans le jeu ordinaire. Cela veut dire que lorsqu’on a sept cartes d’Équité qui se suivent, n’importe lesquelles, on a gagné. Après, c’est la Maison de Sceptres qui gagne – la Maison de Mémoire. Et ainsi de suite. Mais il faut tout de même avoir sept cartes d’une même Maison qui se suivent, et si quelqu’un a une autre suite de la même Maison, c’est celle qui commence avec les gens les plus importants qui gagne : Reine, Roi, Princesse… À défaut de cartes de la même Maison, on doit au moins avoir des cartes qui se suivent.

Jusque-là, c’est encore assez simple. Ensuite, tout se complique. Il y a des cartes plus fortes que toutes les autres. La Reine d’Équité, par exemple (Grand-mère a dit “La Maîtresse d’Équité”, en montrant cette carte-là), permet de remettre deux de ses cartes dans le pot et d’en prendre deux nouvelles. Et puis les Chevaux : le Cheval Fou permet d’obliger n’importe quel joueur à remettre dans le pot sa carte la plus forte, y compris la Reine d’Équité ! On remélange même les cartes après ! Et pourtant, comme les autres Chevaux, il peut remplacer n’importe quelle carte dans n’importe quelle suite – mais pas la Maîtresse d’Équité. Le Cheval d’Or permet de prendre sa plus forte carte au joueur suivant, et le Cheval d’Argent au joueur précédent – mais pas non plus si c’est la Maîtresse d’Équité, et sans remélanger les cartes.

Pourtant, une suite de cartes sans Cheval est meilleure qu’une suite avec un Cheval, ou même avec les trois Chevaux. Mais – et c’est ce qui donne le plus de difficulté à Jiliane – si les cartes d’Équité peuvent aussi remplacer n’importe quelle autre carte dans une suite, cette suite-là en bat une sans Chevaux ! La Maison d’Équité est la plus forte, c’est certain, mais qui est le plus fort de la Maîtresse d’Équité et du Cheval Fou ?

Il y a encore bien plus compliqué, des règles que Senso et Pierrino n’utilisent pas – ou qu’ils ne connaissent pas, se dit soudain Jiliane avec un petit frisson de plaisir coupable : quand une suite combine les cartes de deux Maisons, elle n’a pas la même valeur selon les Maisons combinées et le nombre de cartes de chaque Maison que contient la suite. Certaines combinaisons sont meilleures que d’autres. Pis encore, s’il y a une carte d’Équité dans l’alignement, cela change la valeur de la suite…

Mais Jiliane n’aura pas le temps de jouer avec Grand-mère à son jeu des Cinq Maisons. Il se fait un grand vacarme dans le couloir, des pas claquent en tous sens sur les carreaux, on appelle son nom : les voix de Madeline affolée, de Grand-père fâché, de Senso et Pierrino inquiets. Un chagrin coupable envahit de nouveau Jiliane. Ils vont la punir, et ils auront raison !

Grand-mère reprend les cartes éparses sur le tapis en deux gestes économes, puis se relève avec souplesse.

« Reviens me voir quand tu veux, nous jouerons, et les chats seront là », dit-elle. Elle ne tend pas la main à Jiliane pour l’aider à se relever, ni pour la conduire comme un bébé à la porte, même si elle l’y accompagne. La domestique ouvre l’un des battants au moment même où Grand-père, un doigt replié, allait y frapper. Madeline, toute rouge et décoiffée, le bouscule presque pour s’emparer de Jiliane et la serrer contre elle. « Sainte Sophia ! Tu étais bien là, alors, mon poussin ! Pourquoi n’as-tu pas répondu ? Le cœur a failli me sauter ! »

Senso et Pierrino la contemplent, les yeux ronds. Grand-père a reculé un peu dans le couloir : « Eh bien, elle est retrouvée, les garçons vous avaient bien dit qu’elle était là », fait-il enfin d’un ton plus calme. « Bonsoir, Aurore. Dites bonsoir à votre grand-mère, les enfants. »

Senso et Pierrino s’exécutent d’une voix un peu entrecoupée. Jiliane se force et le dit aussi. « Quand tu veux », lui dit Grand-mère avec un sourire dans les mots, sinon sur les lèvres. Et elle disparaît derrière la porte refermée.

Tout le monde reste immobile et silencieux un moment. Madeline a l’air effaré, mais plutôt content. Puis Grand-père murmure “Bien. C’est très bien”, d’une voix un peu enrouée, avec une douceur inhabituelle. Il se penche vers Jiliane, lui pose une main sur la tête : « Mais il faudra le dire à Madeline, quand tu iras chez Grand-mère, n’est-ce pas, Julie-Anne ?

— Oui, Grand-père », dit-elle, éberluée : elle a décidé très tôt de toujours répondre lorsque Grand-père pose une question. Mais on ne la punira pas ?

Il la dévisage un moment, se redresse pour lancer un coup d’œil à la porte fermée puis, avec un soupir, il se détourne et s’en va.

Du coup, ils ont oublié de remercier Grand-mère pour son cadeau.

Ils gravissent la deuxième volée de marches devant Madeline plus lente que d’habitude lorsque Senso retrouve sa langue : « Tu ne nous as pas entendus t’appeler ? »

Elle perçoit bien le reproche qui résonne dans la voix de Senso, et le vrai sens de ses paroles. Ils lui ont manqué tout de même, mais elle ne les a pas entendus, non. Juste tout à la fin. Comment a-t-elle pu ne pas sentir le temps passer ? Le jeu des Cinq Maisons de Grand-mère était trop intéressant, voilà, et la nouveauté des appartements de Grand-mère. Et les chats. Elle baisse la tête sans répondre, honteuse.

Après avoir dit bonsoir à Madeline, ils attendent à peine que la porte se soit refermée et se précipitent sur son lit : « Comment c’est, chez Grand-mère ? Comment es-tu allée là ? Qu’est-ce que vous avez fait ? Que t’a-t-elle dit ? »

Elle les dévisage l’un après l’autre, effarée, elle a soudain envie de pleurer : trop de questions, qui exigeraient bien trop de mots, ne s’en rendent-ils pas compte ?

Peut-être que si. Après un silence, Senso demande avec douceur : « Est-ce que tu lui as parlé de la carte magique ? »

Elle secoue la tête de droite à gauche avec emphase.

« Lui as-tu parlé des dessins derrière les cartes à jouer ? » demande Pierrino d’une voix plus lente, comme s’il cherchait la bonne question à poser.

Elle, elle cherche la bonne réponse. La cible rose et or. Xèn-gân. Les Flèches. Le nom de la Maison de Vengeance, dans la langue du pays de Grand-mère, de là-bas. Mais Grand-mère a dit aussi que c’était un secret entre elles deux ! Et elle l’a invitée à revenir. Elle toute seule. Grand-mère n’a pas parlé de Senso et Pierrino, n’est-ce pas ?

Jiliane se sent très mal. Elle a passé tout ce temps sans eux, presque sans y penser. L’idée de retourner sans eux chez Grand-mère ne la dérange pas autant qu’elle le devrait. Que se passe-t-il ?

« Avez-vous parlé des dessins sur le dos des cartes à jouer et sur le tour de la carte magique, avec Grand-mère ? » reprend Pierrino.

Jiliane secoue la tête : non.

C’est la vérité, n’est-ce pas ? Grand-mère lui en a parlé, et juste pour un seul dessin. Elle, elle n’a rien dit du tout.

Il y a quelque chose qui ne va pas là-dedans, elle le sent bien. Mais dire une moitié de vérité, ce n’est sûrement pas aussi grave que de dire un vrai mensonge ? Et elle a promis le secret à Grand-mère !

Elle devrait se sentir plus coupable, pourtant, de ce premier mensonge vrai – entre tous ceux qu’elle leur fera. Mais il est nécessaire, elle le sait, même si elle ignore pourquoi.

Et puis, eux, ils n’ont pas tenu leur promesse. Ils ne lui ont pas appris à jouer au jeu des Cinq Maisons le jour de ses cinq ans.

Elle se reprend aussitôt. Non, non, c’est sa faute à elle parce qu’elle a trouvé la carte magique, et à cause de la carte magique Senso et Pierrino ont failli se perdre…

Mais ils ne le savent pas, qu’ils ont failli se perdre. Ils croient que c’est une aventure. Ils croient que c’est un jeu. Elle les protège, en réalité. En ne disant rien, comme lorsque Grand-père leur a demandé ce qui s’était passé pour qu’elle se soit mise à parler. Bien sûr qu’il est nécessaire de ne pas leur dire toute la vérité !

C’est elle qui les protège.

 

 

 


43

Entré par la porte ouest du petit réfectoire, Gilles surmonte comme d’habitude un léger mouvement de recul à l’orée de la salle. On se demande vraiment pourquoi on l’appelle “petit”, ce réfectoire : d’abord, il est immense, au moins mille pieds de long sur trois cent cinquante de large – heureusement qu’il y a la croix des deux colonnades pour le cloisonner un peu. Et ensuite, il n’est pas plus petit que le “grand réfectoire” : c’est simplement celui où mangent les élèves du Premier Niveau, de la première à la cinquième année incluse. Du moins mange-t-on au premier service, pas au second comme les “grands” de l’autre réfectoire.

Il lui faut traverser presque toute la cohue, puis longer les colonnes centrales, bifurquer à angle droit, et encore à droite, deux fois le côté de Jésus – sans doute pour en exercer la patience –, et enfin aller s’asseoir à la table qui lui a été attribuée, à l’extrémité de la rangée du fond, dans le recoin, également éloignée des deux cheminées et du massif poêle de céramique bleue et blanche qui occupe le centre de la salle. Comme le printemps est doux, ce n’est pas bien grave, mais ces tables sont aussi celles que les élèves auxiliaires servent en dernier, et tout particulièrement celles du recoin.

Sa table est l’avant-dernière, et il n’y a là que deux “grands” – ils ont le même âge que lui, mais ce sont des cinquième année. Ils lui ont à peine adressé la parole depuis son arrivée, tout juste pour qu’il pousse vers eux la carafe d’eau ou la corbeille de pain. Après avoir été échaudé plusieurs fois, il a cessé d’engager des conversations qu’on ne désirait si évidemment point. Il espérait qu’à cette rentrée de la Pâque on réarrangerait un peu les tables, il y a toujours plusieurs élèves qui abandonnent à ce moment-là, lui a dit dom Foulques. Et on l’a fait, mais on a comblé les trous en prenant des élèves à d’autres tables, ce qui finalement, les permutations terminées, n’a que davantage dégarni la sienne. Ils étaient cinq au début, comme aux autres tables, mais les deux grands qui sont restés ont gardé les mêmes places ; l’habitude pousse Gilles vers la sienne lorsqu’il arrive à la table. Du coup, ils sont d’un côté et lui de l’autre, clairement isolé même si les tables sont rondes ici, et non rectangulaires comme à Saint-Alexis.

Tout le monde s’assied en même temps dans un grand bruissement d’habit. À l’une des longues tables des professeurs (qui, adossés à la chaleur des cuisines, surveillent de leur mieux les cinq rangées de tables disposées en quinconce), quelqu’un prend la parole pour dire l’offrande. Gilles n’est pas encore assez familier avec eux pour dire de qui il s’agit en ce premier midi de la rentrée – une des mages en tout cas, puisqu’elle porte la robe bleue. Il essaie de se recueillir avec les autres dans le silence qui s’ensuit, mais il se demande s’ils ont aussi faim que lui ; dans les arômes alléchants qui, émanant des cuisines, ont rempli la vaste salle, il craint fort une manifestation intempestive de son estomac. Puis l’ecclésiaste énonce la bénédiction rituelle “La Divinité est avec vous”, à laquelle répond une vague murmurante de “Et avec vous”, et les élèves auxiliaires commencent à circuler avec les premiers plats, dans le brouhaha des conversations qui commencent et le cliquetis des couverts et des assiettes.

Les deux autres se jettent sur le pain, et Gilles, par prudence, en prend trois tranches tout de suite, mais après en avoir mangé une pour apaiser le premier aiguillon de son appétit, il n’y pense plus : il guette. Amélie ne lui a-t-elle pas dit, avant de partir, qu’elle servirait au réfectoire en revenant ? Et enfin il l’aperçoit, de l’autre côté des colonnes : elle sert les cinquième année – et il est à une table de cinquième année. Son angoisse croît à mesure qu’elle va et vient en se rapprochant du fond de la salle. Elle ne regarde pas de son côté, mais à vrai dire elle est bien occupée à déposer les plats sur les tables… Allons, elle se sera fait gronder, on lui aura fait comprendre qu’on ne se commet pas avec des fils adoptés de marchand-drapier, talent sauvage de surcroît !

Mais elle se dépêche pour gagner de vitesse un autre auxiliaire qui se dirigeait vers leur table ! Elle arrive, le gros plat fumant dans les mains ! Elle est tellement jolie, toute rose sous son bonnet vert, les yeux brillants, même le sarrau brun ne réussit pas à l’enlaidir.

Elle voit son regard, lui sourit, et contourne la table pour venir déposer le plat près de lui, afin qu’il se serve en premier.

 

*

 

« Sois prudent, Gilles ! »

Elle le suit des yeux, la tête renversée en arrière, tandis qu’il redescend des branches du tilleul pour retrouver l’échelle posée contre le tronc. Une fois rendu au sol, il regarde avec satisfaction les feuillées amoncelées dans les couvertures que les quatre filles sont à disposer avec soin sur la Petite Pelouse. Il va s’asseoir là au côté d’Amélie et commence à détacher comme elle les fleurs odorantes. Il pensait que ce serait seulement un jour de travail, ce festival du Tilleul pendant lequel on prend congé des études pour contribuer à garnir les coffres de la Maîtrise. Mais c’est une véritable fête : Amélie lui a demandé de faire partie de son équipe, et les autres filles n’ont pas semblé trop réticentes.

Il n’avait jamais pensé, à la maison, qu’il buvait des infusions de tilleul originaire de la Maîtrise. Les confitures et les miels, il le savait, le sceau du domaine est apposé sur les bouchons. Mais pas le tilleul, ce merveilleux tilleul. Il prend un branchage particulièrement bien garni, y enfouit un moment son visage en aspirant profondément. Il ne pourra plus jamais sentir ce parfum sans penser à Amélie, c’est certain.

Grâce à ses acrobaties dans les branches, ils en sont à leur sixième couverture pleine : ils auront tous droit à un autre supplément de pâtes de fruit pour le goûter. Peut-être pourra-t-il la convaincre d’aller les manger avec lui seul, sous leurs lilas devant le parterre de la Lune, ou peut-être dans la cour des Étoiles, pour changer : elle en aime la grande mosaïque multicolore. Et même si elle préfère rester avec ses amies : elles l’ont adopté, semble-t-il, il peut rester aussi. Et tant qu’il est avec elle, n’importe où, tout va bien.

Tandis que ses mains s’affairent et que la pile de fleurs parfumées monte devant lui, il a une conscience aiguë des bras blancs tout près des siens, des épaules à demi découvertes par le corsage de la robe légère. Il est en chemise quant à lui, manches retroussées dans la chaleur de juin, et pieds nus, car il a ôté ses bas pour grimper sans dommage dans les branches du tilleul. Il jette par moments un regard dérobé au profil délicat, admirant le front bombé, le petit nez retroussé, les longs cils fournis, et encore, toujours, la ligne délicieuse de la bouche aux lèvres rondes. Il voudrait pouvoir faire son portrait, ou mieux encore la sculpter dans une tendre pierre blanche au grain aussi lisse que celui de sa peau. Il s’y est essayé pendant la classe de dessin, de mémoire, mais la Maîtresse Desgrez lui a intimé de consacrer ses efforts à la reproduction du pot ventru qu’elle leur offrait en modèle. Il en a dessiné des pots, à Saint-Alexis ! Il s’est dépêché de finir le sien, et quand la Maîtresse est venue voir à nouveau, il lui a demandé, se sentant toutes les audaces car son pot était fort bien tourné : « J’aimerais beaucoup apprendre à dessiner aussi des portraits, Madame. » Elle a examiné son dessin d’un œil intéressé, elle a fait “Mmmm” et elle a ajouté : “Eh bien, on verra.” Et elle lui a donné des assignements supplémentaires. Il est passé sans grands problèmes à travers objets, fleurs et plantes diverses, et les arbres ; il lui a même dessiné le parterre de la Lune, en perspective. Pour des portraits aussi, il faut avoir un modèle, a-t-elle remarqué. “J’en ai un, Madame.”

Mais il n’a pas encore eu le courage de demander à Amélie de poser pour lui.

 

 

 


44

Il y a des fleurs, des parfums de tilleul, c’est le début de l’été sous de grands arbres, avec des pelouses bien vertes et des enfants joyeux. Il y a le petit garçon aux cheveux roux, qui est heureux. Jiliane aime bien ce rêve. Elle aime bien voir ces jardins, ces parterres, toutes ces jolies couleurs. Elle aimerait continuer d’y flâner, mais une blancheur alarmante commence de grignoter les bordures de sa vision. Elle essaie de ne regarder que le vert, l’herbe, les feuilles, mais le blanc s’étend, s’étire en rampant, éteignant les couleurs une à une.

Elle va rêver le rêve des bêtes.

Il y avait si longtemps ! Comme si les autres rêves l’en avaient protégée. Mais dès qu’elle voit le paysage blanc, elle sait qu’elle va rêver des bêtes. Et qu’elle ne pourra rien pour l’empêcher. Et qu’elle s’en souviendra en se réveillant. Ce savoir ne retarde pas la terreur, au contraire, il la précipite.

Il fait blanc. Le ciel, la terre, tout est blanc. Et froid, froid, très froid. C’est de la neige, c’est l’hiver, mais pas du tout comme à Aurepas. Le froid, la neige, sont méchants. Ils vous pincent le nez, ils vous brûlent la gorge, ils vous serrent la poitrine, ils vous empêchent de respirer. Exprès.

On court, pourtant. Jiliane ne sait jamais bien qui, il lui semble toujours à ce moment que quelqu’un d’autre court avec elle. On court. On a mal aux jambes, mal, et on étouffe de froid, mais on court. On fuit.

Il y a les arbres, maintenant. Ils devraient être noirs mais ils sont blancs aussi, comme des mains gantées, et ce sont les mains méchantes du froid et de la neige. Aucun secours à en attendre.

Et pourtant, on se colle à un très gros arbre, on l’entoure de ses bras, on n’est pas Jiliane maintenant, on est l’autre qui courait, Jiliane est prise entre l’autre et l’arbre, mais c’est bien, il faut, l’autre la protège, l’enveloppe, l’autre est douce, chaude, l’autre l’aime, et Jiliane se recroqueville en essayant d’oublier la suite, en essayant d’arrêter le rêve à ce moment-là – et en même temps, une voix dure comme un petit grain de fer, en elle, lui raconte la suite : les mains pointues du froid et de la neige ne peuvent pas l’atteindre, mais les bêtes, oui.

Elle les entend, un sifflement, ou un grincement, peut-être seulement le vent, mais les bêtes arrivent toujours après. Le corps chaud et tendre se presse plus fort contre le sien, comme si l’autre voulait la faire entrer dans l’arbre et Jiliane veut, oh, elle veut rentrer dans l’arbre, à travers la glace, à travers l’écorce, fondre, disparaître dans l’arbre, mais elle ne peut jamais.

Et maintenant les bêtes sont là. Elle ne les entend pas, jamais, elle ne les voit pas. Il n’y a peut-être pas de bêtes. Juste leurs dents.

Elle les sent.

Comme un chatouillement, d’abord, infime, imprécis, lointain. Qui se rapproche. De plus en plus. Ça ondule, ça grouille, comme des milliers d’insectes sur sa peau, mais ce ne sont pas des insectes, et ils ne sont pas sur sa peau à elle, pas encore, ce sont les dents, les dents, les dents des bêtes qui sont en train de manger l’autre, de traverser l’autre, ses habits, sa peau, sa chair, et une fois à l’intérieur de l’autre toutes les choses molles, spongieuses, luisantes, les dents sont dedans, les dents les grignotent, des milliers de dents pointues, elle peut les sentir qui s’ouvrent et se ferment, s’ouvrent et se ferment, de plus en plus près, elle devrait les entendre claquer mais non, rien, elle les sent sur sa peau à travers le corps de l’autre, l’autre qui n’est plus qu’une mince enveloppe morte pleine de dents, même plus d’os, et elle sent les dents au travers, qui s’en viennent pour sa peau à elle, et sa chair et ses os et toutes les tendres et précieuses choses molles et spongieuses en elle, elles s’en viennent, les dents, et elles vont la transpercer aussi, et elles ne s’arrêteront pas à l’écorce de l’arbre, il ne restera rien, plus rien, et ce sera de sa faute, ce sera de sa faute !

Elle se réveille toujours avant que les dents ne touchent sa peau. Et alors Senso et Pierrino sont là pour l’embrasser, lui caresser les joues, le front, lui chuchoter : “Tu rêves, Jiliane, c’est un rêve, ce n’est pas vraiment vrai.”

Elle se réveille. Paralysée. Parce que pour la première fois, elle voit les bêtes. Les yeux des bêtes. Des yeux de bêtes. Qui flottent au-dessus de sa tête, phosphorescents, deux yeux en amande, des yeux de loups, les bêtes sont des loups, et elle ne peut pas crier, les dents lui ont mangé la langue et la gorge.

Senso et Pierrino ne sont pas là. Elle, elle se trouve dans la chambre, devant son lit. Les yeux ont disparu. Il fait très sombre, mais elle voit très bien. Il y a une porte. Elle sait qu’il y a une porte parce qu’il y avait une fenêtre. Elle pose la main sur le mur contre son lit et le mur change. Elle voit la porte parce qu’un liseré rouge dessine un grand rectangle, un peu comme le tableau qui est tombé.

Elle ne veut pas mais son bras, sa main, ses doigts… Une poignée ou quelque chose tourne. S’ouvre, ou glisse, ou disparaît. Il faut faire une grande enjambée, comme s’il y avait une marche haute, et pourtant, on descend.

Elle entre dans une chambre. La grande chambre rouge. Sans fenêtre. Il devrait y avoir une fenêtre, puisqu’il y a une porte. Mais de la lumière quand même – rouge. Sur les murs, rouges, des objets rouges qu’elle n’arrive pas à regarder, juste du coin de l’œil, juste pour sentir qu’il y a quelque chose là, sans savoir quoi. Et pourtant, sans les voir, elle sait qu’ils sont étranges, et terribles, et interdits. Et qu’ils respirent.

Soudain, il y a un mouvement au centre de la pièce, une condensation du rouge. Une silhouette, une forme, humaine. Peut-être. Il y a comme une tête, et des bras, et un corps avec des jambes. Rouges. Mais solides. Tout raides. Le rouge de la chambre autour ne l’est pas de la même façon, il est plus souple, plus chaud – plus liquide, même celui des objets interdits.

Mais pas la statue. En bois rouge, ou en cuir. Qui luit vaguement, comme du cuir ciré, mais on cire aussi le bois, n’est-ce pas ? Peut-être les deux : certains morceaux ont l’air plus mou que d’autres. Toute rapiécée, la statue, comme si elle avait été cassée, elle aussi, et réparée. Le cuir avec du bois, le bois avec du cuir ? Mal réparée. Il y a des trous.

L’un des bras est tendu, tout raide, avec une main étroite au bout. Et maigre : on voit les os.

Jiliane ne veut pas non plus, mais sa main touche celle de la statue.

La Chambre Rouge rétrécit brusquement. C’est une boîte, maintenant, toujours rouge, luisant d’un éclat glacé. Et elle est enfermée dedans. Mais elle n’est pas toute seule. C’est pire. Ricochant contre les parois de la boîte, il y a une présence qui chuchote, qui rit, qui hurle des choses abominables, dans une langue abominable, qu’elle ne connaît pas mais qu’elle comprend. Quand elle s’arrête de ricocher, cette présence, elle rampe. Quand elle ne rampe plus, elle s’étale, grasse comme des vers écrasés. Ou bien elle volette avec un bruit mouillé, menaçant toujours de se poser sans jamais le faire. Et sans cesse, cette présence lui parle, à elle, ses mots la réduisent en charpie, et elle, elle ne peut même pas se boucher les oreilles parce qu’elle ne peut pas bouger, son corps est tout raide.

À l’intérieur de son corps, elle n’est pas seule non plus. Il y a quelque chose. Qui la dévore lentement par en dedans. Un monstre. Et le vraiment pire, ce sera quand le monstre l’aura toute dévorée, et qu’il se fraiera un chemin hors de son enveloppe vide. Parce qu’alors, il ne restera plus rien d’elle, et elle disparaîtra pour de bon.

Et tout d’un coup, l’espace se retourne comme un gant, et c’est elle, c’est elle le monstre !

Elle se réveille.

Elle est dans leur chambre, devant son lit. Il fait très sombre, mais elle voit très bien. Elle voit très bien parce qu’il y a une bougie allumée. Elle voit très bien parce que Senso et Pierrino sont là qui tiennent une bougie allumée.

Ils la regardent d’un drôle d’air, Senso plus inquiet, Pierrino plus curieux. Pierrino dit tout bas : « Jiliane ? Tu dors, Jiliane ? »

Elle ne sait pas. Avec horreur, elle remue ses doigts de pieds – elle sent le froid des carreaux. Elle frotte un peu son bras contre sa chemise de nuit : la texture en est bien nette, comme le léger froissement. Elle respire les odeurs de la maison et elle les reconnaît, la soupe, et le jambonneau, et même un peu des épices de Grand-mère.

Mais elle n’est pas sûre d’être réveillée, elle n’est pas sûre !

Peut-elle bouger ? Oui. Un pas raide, deux pas, elle pourrait toucher Pierrino, et Senso, mais elle a peur, elle n’ose pas. Et si elle ne sentait rien ? Ou s’ils s’évanouissaient comme de la fumée ? Ils ont des trous à la place des yeux, mais c’est ainsi quand on tient une bougie en dessous, n’est-ce pas ? Comment savoir ? Comment être sûre ?

Elle écrase sa main sur la flamme de la bougie.

Ça fait mal ! Ça brûle ! Elle est réveillée !

Le soulagement est presque plus douloureux que la brûlure, et dans le noir soudain, Jiliane se met à pleurer.

 

*

 

Madeline surgit dans leur chambre, bougeoir en main, alors qu’assis par terre dans le noir autour de Jiliane, effarés, ils essaient de la consoler. Les explications fusent dans le désordre, l’habituel chœur à deux voix, Senso, Pierrino : Jiliane a rêvé, Senso allait pour la réconforter, mais elle s’est levée, elle est sortie de son lit sans répondre aux questions, les yeux fermés, elle a levé une main vers le mur, elle est restée ainsi un moment, et puis elle a ouvert les yeux, mais comme si elle ne les voyait pas, ensuite elle a paru les voir, et puis elle a éteint la bougie, en mettant sa main dessus.

On va dans la cuisine, on fourrage dans le poêle pour le ranimer, on trempe un linge dans l’eau froide du gros cruchon pour en envelopper la main brûlée, on fouille dans une armoire pour trouver le liniment. Il n’y a pas de cloque, la brûlure n’est pas très grave en réalité, Jiliane a vite cessé de pleurer. Madeline lui prépare une infusion de camomille, tout en se faisant répéter deux fois l’histoire. Elle essaie de poser quelques questions, mais Jiliane semble avoir terriblement sommeil, maintenant. « Nous en parlerons demain à monsieur Sigismond », soupire Madeline. Elle porte Jiliane elle-même dans la chambre, et la borde.

« Est-ce que Jiliane est malade ? » demande Senso, atterré.

Après s’être assise sur son lit, Madeline lui caresse les cheveux avec un autre soupir : « Mais non. Votre maman était de même quand elle était petite. Des fois, elle marchait en dormant. »

Elle remet du bois dans la cheminée et part en bâillant, après d’ultimes paroles rassurantes : « Tout ira bien. Il ne faut pas vous inquiéter. »

Ils ne peuvent dormir. Dans la noirceur à peine atténuée par le rayonnement de la cheminée à travers les ciselures du pare-feu, ils tendent l’oreille, mais le souffle de Jiliane est si léger qu’ils ne l’entendent pas. Senso finit par arracher de son lit draps et couvertures pour s’installer dans la ruelle du lit de Jiliane, appuyé au mur, et Pierrino vient le rejoindre. Ils vont monter la garde. Si elle recommence à marcher en dormant, elle devra leur marcher dessus d’abord.

Senso est épouvanté : comment peut-on marcher en dormant, les yeux fermés ? Et si elle était sortie de la chambre ? Si elle était tombée dans l’escalier ? Si elle s’était fait vraiment mal ?

Et puis, tout bas : « Et si on lui avait jeté un sort ?

— Mais non ! » dit Pierrino agacé – apeuré aussi, car c’est la première idée qui lui est venue à l’esprit en voyant Jiliane la main tendue vers son mur, vers le tableau dans lequel ils avaient trouvé la carte magique ; mais puisque Senso a manifesté cette crainte en premier, c’est à Pierrino de rassurer, et pour rassurer, il faut feindre de ne pas croire à ce qui fait peur. « Tu as bien entendu Madeline. Notre mère était pareille. Et si Jiliane était malade, Madeline aurait été plus inquiète. »

Senso a bien vu aussi que Madeline ne l’était pas vraiment – plutôt mélancolique et attendrie, de fait. Mais, comme Pierrino, la coïncidence le trouble : pourquoi ce mur-là, à cet endroit-là ? Rares sont les rêves magiquement provoqués, leur a dit dom Patenaude, mais certains rêves sont des signes – il n’a pas précisé de quoi ; ils avaient interprété eux-mêmes : les âmes de l’Entremonde.

Ou les âmes perdues : Yvon-Roberte, le contrebandier, le pirate, a-t-il tenté de communiquer avec eux une fois de plus ? Se peut-il qu’il ait déjà essayé avec leur mère, autrefois ?

« Notre mère était née là-bas, lui rappelle Pierrino. Nous, il nous a choisis parce que nous sommes nés ici. »

Comme c’était l’idée de Senso au départ, il doit admettre que Pierrino a raison. Peut-être est-il plus facile pour l’âme perdue de parler avec Jiliane en rêve parce qu’elle est plus petite, alors ?

« Ou parce que c’est une fille », dit Pierrino, saisi d’une soudaine illumination : dans les Actes des Apôtres, ne sont-ce pas souvent les saintes qui font les rêves importants ? Sainte Pétra a ainsi rêvé de saint Philippe qui lui a justement dit où les païens avaient jeté son corps après son supplice ! « Il faudra demander à Jiliane, demain. »

 

*

 

Elle les écoute, immobile, en faisant semblant de dormir. En regardant de temps en temps entre ses cils, pour être bien sûre, les terribles yeux de loup qui n’en étaient pas, qui sont, elle l’a vu après que Madeline l’eut couchée, les jours ménagés le long de la tringle par les plis du rideau tiré sur sa fenêtre, et que la lune avait illuminés à travers les volets. Le rêve aussi était seulement un rêve. Elle marchait en dormant. Elle ressemble encore davantage à leur mère.

Un rêve, un rêve, juste un rêve. Et même si c’était un rêve, il faut protéger Pierrino et Senso. Les protéger du monstre (mais le monstre, à la fin, c’était elle… Non ! Un rêve.) Demain, elle leur répondra la vérité.

Parce qu’ils ne poseront pas les bonnes questions.

 

*

 

Jiliane a eu un accès de somnambulisme. Les somnambules, comme l’explique l’origine latine du terme, sont des gens qui déambulent dans leur sommeil.

Dom Patenaude ne leur en a pas parlé, mais il leur a encore parlé des rêves. Le sommeil est une “suspension sensible” démontrant la résonance innée du psychosome avec l’Entremonde et la Divinité. Car dans le sommeil, le fil d’or se dévide et la psyché flotte vers l’Entremonde tandis que son soma lui sert d’ancre. Elle en a de brèves visions parfois confuses. Parfois elle entre en longue conversation avec des âmes curieuses ou sages. Tout cela donne au psychosome comme un avant-goût de son séjour futur et l’y prépare. Une fois rassemblé par l’éveil, cependant, on se rappelle mal ce qu’on a appris – un peu comme les lazares – et l’on ne peut en conter la plupart du temps que des fragments souvent absurdes : c’est ce qu’on appelle les rêves. Mais chez les somnambules, psyché et soma restent plus étroitement liés dans le sommeil, et le soma est parfois amené à se mouvoir dans le monde ordinaire en suivant les périples de sa psyché dans l’Entremonde. Cela ne constitue ni un signe d’élection particulière, cependant, ni une manifestation inquiétante. Cela arrive, voilà tout.

Somnambulisme, somnambule. Grand-père a souvent des mots pour expliquer les choses, c’est rassurant pour Senso et Pierrino. Pour Jiliane aussi, d’une certaine façon, pour autant qu’on ne lui demande pas de les répéter. Grand-père lui a caressé la tête avec la même légère tristesse attendrie que Madeline, en disant comme elle : “Votre mère était parfois ainsi dans son enfance.” Et il les a encore rassurés : elle ne se fera pas mal, si cela arrive encore ; il ne faut simplement pas la réveiller brusquement ; les somnambules sont capables de voir dans le noir, et même les yeux fermés. C’est un phénomène ordinaire.

« Pas de la magie ? » demande Senso, sur qui les mots “phénomène ordinaire” n’ont pas le même effet lénifiant que sur Pierrino.

« Pas vraiment », dit celui-ci, déjà à demi convaincu. « La psyché de Jiliane marchait dans un reflet de notre chambre dans l’Entremonde, et son soma s’est mis à marcher dans notre chambre. »

Grand-père se mâchonne une moustache – comme toujours lorsqu’il cherche comment expliquer quelque chose de compliqué : « Mais tous les rêves n’ont pas nécessairement un rapport avec l’Entremonde. Hier était une journée très excitante pour Jiliane. Votre anniversaire à tous trois, sa première visite à votre grand-mère… Jiliane a sans doute les nerfs un peu fragiles. Notre psychosome nous joue parfois des tours, voyez-vous, sans qu’il y ait là aucune magie. C’est par lui que passent nos sensations, nos perceptions. On a fait des expériences. Par exemple, si l’on passe une fiole de parfum sous le nez d’un dormeur, et qu’on le réveille ensuite, il dira qu’il a rêvé de fleurs, ou d’une dame qu’il connaît, ou du jardin de son enfance, seulement parce qu’il a respiré l’odeur. »

Senso ouvre de grands yeux : et ce n’est pas de la magie, cela ?

« Il n’y avait ni mages ni magiciens sur place lorsqu’on a fait cette expérience, et le dormeur n’était point un talenté », réplique Grand-père, un peu agacé maintenant. « Si tu vois un gros chien te courir dessus en aboyant, tu as peur : ce n’est pas de la magie, c’est une réaction ordinaire de ton psychosome, parce qu’il se rappelle que les chiens peuvent mordre. Tu te mettras à courir pour échapper au chien. Ce qui ne sera pas forcément une bonne réaction. Mais ce n’est pas de la magie non plus, n’est-ce pas ? »

Senso réfléchit, les sourcils froncés. « Le fil d’or ne se déroule pas assez, alors la psyché se promène en réalité dans le monde ordinaire, pas dans l’Entremonde, et le soma la suit, à cause du fil ?

— Eh bien… » Grand-père soupire. « D’une certaine façon, oui. » Il se tourne vers Jiliane : « As-tu rêvé que tu marchais, Jiliane, te rappelles-tu ?

— Oui », dit Jiliane. Elle se confirme à voix haute : « Rêvé. »

Un autre exemple lui est venu à l’esprit, mais elle ne le dira pas, bien sûr : lorsqu’elle rêvait qu’elle faisait pipi, il n’y a pas si longtemps, elle se réveillait, et les draps étaient parfois mouillés. Le parfum des fleurs, c’est mieux, comme exemple.

« Mais quand on dort, on ne bouge pas ainsi ! » marmonne Senso.

Pourquoi s’obstine-t-il ? Jiliane trouve que l’explication de Grand-père est une très, très bonne explication !

« Quelquefois, suggère Pierrino, quand les chiens dorment, leurs pattes bougent : ils rêvent qu’ils chassent.

— Mais peut-être qu’ils sont juste… malades.

— Jiliane n’est pas malade », intervient Grand-père d’un ton catégorique. « Pas plus que votre mère ne l’était. Et il n’y a rien de magique non plus là-dedans. Je ne veux plus entendre ces sornettes. Si vous la voyez de nouveau ainsi, ne la secouez pas, ne criez pas, tenez-lui compagnie jusqu’à ce qu’elle se réveille d’elle-même, et c’est tout. Ce n’est pas grave. Cela passera avec le temps, comme pour votre mère. »

Grand-père prend Jiliane sur ses genoux : « Ce n’était pas une peureuse, votre mère. Tu n’as pas peur, n’est-ce pas, Jiliane ? »

Elle se contente de secouer la tête de droite à gauche, parce que cette fois, elle n’est pas trop sûre, et Grand-père, c’est Grand-père. Peut-être qu’il l’entendrait, lui, qu’elle ne dit pas la vérité.