IV

Le changement

Fleury débuta donc par un remaniement ministériel. Il lui était indispensable de former une équipe à sa dévotion. Chez lui, le bon sens et la finesse suppléaient l'absence de génie, mais, sous des apparences patelines, se cachaient à la fois cette âme « superbe » dont parle Saint-Simon et la passion du pouvoir. Il n'avait point – et, eu égard à la modestie de ses origines, ne pouvait avoir – le style altier de Richelieu. Proche de Mazarin par ses talents de diplomate et sa tendance à l'hypocrisie, il n'en avait pas non plus les appétits, ni l'esprit corrupteur. Né presque pauvre, ayant longtemps vécu dans la pauvreté, il n'avait pas non plus le désir de s'enrichir. Sa promotion au cardinalat, sa toute-puissance de premier ministre, ne changèrent rien à son train de vie qui n'était certes pas de nature à porter ombrage aux courtisans : quelques domestiques, un maigre équipage, un carrosse de bourgeois parisien et nul goût pour les œuvres d'art. Mais, on y insiste, une volonté sans faille, un cœur voué au service public et à la personne de Louis XV, aucune vindicte à l'égard de ses adversaires. Un homme étrange à la vérité, et comme hors du temps, dans le siècle, ô combien ! mais plus encore en lui-même, ayant vécu pendant des années au milieu d'une cour stigmatisée par les vices, la corruption et la cupidité, sans une éclaboussure. Non point d'une dévotion ostentatoire ou abusive, ou d'un mysticisme encombrant, mais un croyant sincère et exact. Non davantage un saint, mais un prélat du juste milieu, indulgent aux faiblesses d'autrui, s'il restait exigeant envers lui-même. Un mélange surprenant d'humilité naturelle, d'exquise politesse et d'ambition ; d'une douceur qui confinait à la mièvrerie et que l'on mettait, commodément, sur le compte de l'âge ! Mais nul ne savait mieux ce qu'il voulait et, quand il avait pris une décision, imposer sa volonté. On comprend dès lors les raisons profondes de son amitié avec Louis XV : leurs caractères s'accordaient sur plus d'un point, notamment dans l'art de dissimuler, dans la prudence, dans la méfiance ! Mais Louis XV avait de brusques sautes d'humeur, des réactions parfois brutales : le roi parlait en lui. L'opinion reçue reste qu'il trouvait avantage à laisser le cardinal exercer le pouvoir ; ainsi pouvait-il s'abandonner à la paresse et aux plaisirs. On objectera qu'un roi de dix-sept ans ne pouvait prétendre gouverner seul, ni même en remontrer à un vieillard dont la connaissance des affaires et l'expérience ne faisaient pas de doute.

Mais, en accédant à l'âge adulte, il aurait pu restreindre les attributions du cardinal, ou le remplacer. Il ne le fit pas, car il partageait les vues de Fleury et c'était ensemble qu'ils décidaient des grandes orientations politiques. Dès cette époque, on observa que, si Louis XV écoutait plus qu'il ne parlait pendant les séances du conseil, chaque fois qu'il émettait un avis, c'était avec pertinence ; tout montrait ses progrès dans la compréhension des problèmes. Au surplus, il faut à nouveau souligner le mérite qu'il avait eu de préférer le cardinal au duc de Bourbon, et celui qu'il aura de soutenir sa politique tant extérieure qu'intérieure avec une constance remarquable. Or Fleury convenait à tous égards à un royaume menacé d'un rapide déclin. Il ne s'agissait plus de mener contre les Habsbourgs la lutte que l'on sait, ni de préparer sa prépondérance en Europe, mais de panser les plaies et de hâter leur cicatrisation. Rien n'était encore perdu, mais il importait qu'un gouvernement fût assez sage pour laisser le pays reprendre souffle et gommer, s'il était possible, les fautes de la Régence. Ni Richelieu ni Mazarin n'eussent convenu, obsédés qu'ils étaient par la grandeur française ; l'épopée solaire de Louis XIV ne se renouvellerait plus ; il fallait rendre à la nation sa prospérité et, dans cette perspective fort peu glorieuse mais nécessaire, lui assurer la paix. Le problème n'était pas simple. Fleury s'y employa avec une ardeur exemplaire, surprenante chez un vieillard. Mais ce vieillard avait, pour ainsi dire, su retenir sa vie, mettre en réserve ses forces, de sorte qu'il put tenir le timon des affaires pendant dix-sept ans, car il atteignit l'âge incroyable pour l'époque de quatre-vingt-dix ans et mourut à la tâche ! Mais, au cours de sa longue existence, il avait évité les excès de toute nature, même ceux de table. Pour autant n'eut-il jamais l'allure pesante et les ratiocinations d'un patriarche ; c'était un bel homme, avec un visage aux traits fins et aux yeux bleus, presque un abbé de cour ! En cela, il appartenait bien au XVIIIe siècle, où la sveltesse et la vivacité, la distinction et l'ironie légère étaient monnaie courante.

Les ministres qu'il recruta n'étaient point à son image. Mais il entendait jouer des talents de chacun comme un organiste de son clavier, et cela montre son habileté. Il mit le jeune Maurepas à la Marine, qui était à refaire et dont le cardinal comprenait l'importance (surtout en raison de l'Angleterre) ; Maurepas sortait de la famille de Pontchartrain qui avait fait ses preuves. Il rendit le département de la Guerre à Le Blanc, qui y avait excellé et était aimé par la troupe. Quand ce dernier mourut, il le remplaça par d'Angervilliers, une sorte de technocrate qui avait fait carrière comme intendant et possédait des lumières dans toutes les branches de l'administration, mais qui s'était lui aussi distingué par son honnêteté ! Morville, desservi par son esprit partisan, fut remplacé aux Affaires étrangères par Chauvelin, un parlementaire qui joignait à des qualités de juriste et d'homme politique éclairé l'usage du monde, sachant être secret sans affectation, déterminé sans humilier son interlocuteur, habile à déceler les intrigues, mais bienvenu dans tous les milieux : le cardinal le destinait à sa succession, tout en le craignant un peu, car il percevait son amertume de n'être qu'un brillant second. Il sacrifia Dodun, à cause de sa dureté et de ses prétentions à la noblesse, imaginant par là satisfaire l'opinion. Il mit à la place de contrôleur général, d'abord Le Pelletier des Forts, ensuite Philibert Ory, ci-devant capitaine de dragons, puis entrepreneur de travaux publics, avant d'avoir la charge de secrétaire du roi : c'était une grande carcasse d'homme, aux façons de soudard, aux sourcils perpétuellement froncés, d'un abord sauvage ; d'Argenson raconte malicieusement qu'on disait de lui : « Mais que fera-t-il à la cour ? Il y sera embarrassé comme un bœuf dans une allée. » Aperçoit-on l'intention du cardinal ? Ce bœuf, ou plutôt ce dogue, lui était très utile pour décourager les importuns, opposer des refus cassants aux solliciteurs. Fleury, pour ne décevoir personne, renvoyait le quémandeur gênant à Ory, qui endossait la responsabilité et jouait, sans complexe, le rôle de bouc émissaire. Les Sceaux furent rendus au célèbre d'Aguesseau ; c'était en matière de droit un puits de science. La disparité des procédures et des coutumes était telle qu'une refonte des textes s'imposait à nouveau.

Mais la tâche la plus urgente était le redressement des finances. On a suffisamment insisté sur les effets désastreux du système Law et sur les expédients auxquels le régent et le duc de Bourbon recoururent ensuite. Le cardinal n'était pas non plus grand expert en matière de finances ; il avait pourtant quelques idées simples. Le précédent contrôleur général (Dodun) avait cru qu'en dévaluant la monnaie, il jugulerait la hausse des prix. La mesure produisit l'effet contraire. Chaque nouvelle dévaluation était suivie de la hausse des salaires et de l'augmentation des denrées. Il faut savoir que l'unité de compte était alors la livre, mais qu'il n'existait pas de pièces d'une livre,. On payait en louis d'or ou en écus d'argent, dont le cours variait selon les décisions du gouvernement, ce qui avait pour résultat de compliquer, voire de paralyser les transactions et plus encore les exportations. L'habileté de Fleury fut de rendre invariable le cours de la monnaie : un arrêt du conseil fixa pour six mois le cours de l'écu à six livres, et celui du louis à vingt-quatre livres. Plusieurs arrêtés prorogèrent successivement cette mesure, en sorte que le cours de la monnaie resta invariable jusqu'à la Révolution. Il est superflu de préciser les avantages que présenta cette stabilité monétaire ! Hormis quelques brèves périodes de crise consécutives à de mauvaises récoltes, on peut dire que la courbe de l'économie française traduit une croissance continue jusqu'à 1789. Cependant, faute de mesures énergiques et appropriées, on assista à cette situation paradoxale d'un État de plus en plus pauvre dans une France de plus en plus prospère. J'incline à croire, peut-être en raison d'un incurable optimisme, qu'il s'agit là d'un phénomène typiquement français, d'une des constantes de notre nation, les mêmes causes produisant les mêmes effets ! Ce cancer de l'Ancien Régime qu'était le système fiscal tenait à la répartition des impôts et à leur rentrée. Colbert avait tenté jadis de les simplifier, d'en améliorer l'assiette en traquant les exemptions illégales et en supprimant nombre de charges. Puis, sous le poids des dépenses de guerre, également pour bâtir Versailles et soutenir la politique du Roi-Soleil, il avait dû se rabattre, comme ses devanciers, sur « l'Extraordinaire », c'est-à-dire faire feu de tout bois, accroître l'enchevêtrement administratif par la création de nouveaux offices, et la dette de l'État. Il faut reconnaître que, dans un premier temps, le cardinal ne fut pas plus heureux. Sous prétexte de sortir de l'impasse où la Régence avait jeté le Trésor, il permit le rétablissement, dès 1726, de la Ferme Générale, qui n'était autre qu'une société d'affairistes assez argentés pour consentir d'énormes avances sur l'impôt, en se chargeant de le recouvrer moyennant bénéfices. La quarantaine de banquiers qui fut intéressée à l'opération, garantissait à l'État quatre-vingts millions, quel que fût le produit réel de l'impôt. En six ans, elle réalisa vingt-quatre millions de bénéfices ! Philibert Ory porta le montant de la garantie annuelle à cent millions, sans rencontrer de résistance sérieuse ! En 1738, il parvint même à équilibrer le budget, en recourant, il est vrai, à divers expédients (emprunts en rente viagère, loterie royale, etc.), ce qui n'était pas arrivé depuis Colbert.

Ce serait une erreur de croire que ces premières mesures furent généralement approuvées. Elles firent au contraire, l'objet de vives critiques, surtout de la part des gens d'affaires et des gros marchands. Quant au peuple, il apprécia quand même la suppression du cinquantième, d'autant qu'il en supportait seul la charge bien qu'il s'agît d'un impôt général.

Pas à pas, à sa manière toute de discrétion, le cardinal étoffa son gouvernement. Pour ne rien diminuer des attributions du conseil d'En-Haut, il établit un conseil des ministres, puis un conseil des dépêches, puis un conseil du commerce. Mais ces organismes ne ressemblaient en rien aux conseils particuliers institués par le régent. Ce n'étaient point des clubs réservés aux ducs et aux maréchaux, où chacun palabrait à sa guise et rivalisait de médiocrité prétentieuse. C'étaient des réunions d'administrateurs chevronnés, efficaces, laborieux. De même le cardinal renouvela-t-il l'équipe des intendants. Insensiblement l'administration royale et le gouvernement devenaient dignes de respect. Louis XV était évidemment de part dans ces changements.