V

Le cimetière Saint-Médard

Il en fut du jansénisme comme de toute chose en ce monde : né d'un besoin d'absolu et d'une soif de pureté, en un siècle tout de façade, il finit dans le ridicule et la boue, après avoir obsédé les esprits pendant presque cent ans. Croire que le XVIIIe siècle n'est que le siècle de Voltaire, sceptique, libertin ou athée, est une erreur profonde. Il ne s'agit pas de nier l'importance croissante de ce qu'on appelle « les lumières », c'est-à-dire la libre pensée, en laquelle au surplus persistait un vague déisme, l'Être Suprême, le Grand Architecte de l'Univers, se substituant au Dieu des curés de villages et des catéchismes. Mais il faut bien admettre que la majorité de la nation restait fortement attachée à la foi de ses pères et aux pratiques qui en étaient la manifestation extérieure. À preuve l'indifférence que rencontra la reprise des persécutions à l'égard des protestants. On tenait au baptême, à la communion, au mariage catholique et à l'inhumation en terre bénite. Peut-être n'étaient-ce là qu'habitudes vidées de leur contenu, convenances sociales, traditions qui jalonnaient et coloraient l'existence de chacun ! Non dans le peuple qui restait foncièrement croyant et qui ignorait la pensée philosophique, tout en mêlant les superstitions aux obligations religieuses. Quant à la bourgeoisie et à la noblesse, mis à part « les beaux esprits », si le doute s'insinuait en elles, pour autant gardaient-elles la religion chevillée au cœur. Au point que les athées eux-mêmes évitaient de trop publier leur athéisme. Que le public cultivé et les milieux intellectuels, réputés sceptiques par les manuels scolaires, se passionnaient encore pour des querelles de religion ! Et qu'à l'époque du cardinal de Fleury, la lutte des jésuites contre les jansénistes divisait toujours l'opinion et suscitait d'âpres disputes.

Initialement, le jansénisme n'avait été qu'une tendance au sein de l'Église catholique, une réaction contre le laxisme préconisé par les jésuites. Ces derniers ne cherchaient que la quantité ; ils avaient le pardon facile et négociable. Les jansénistes exigeaient la qualité ; ils étaient fâcheusement élitistes ; leur doctrine débouchait finalement sur la négation du libre arbitre, c'est-à-dire sur le désespoir pour un croyant sincère. La Grâce, chez eux, ressemblait par trop à une loterie fort coûteuse, avec peu de numéros gagnants. Pour les jésuites, c'était au contraire une loterie à la portée de toutes les bourses : il suffisait d'un minimum de bonne volonté. Bien entendu, je stylise à l'extrême, mais pour rendre mieux perceptible la différence d'éthique. L'arme des jansénistes, c'était leur indépendance totale, affichée, proclamée, envers le pouvoir par principe corrupteur. Mais c'était aussi une arme à double tranchant, car elle rendait le mouvement suspect, sur le plan politique. Dès lors, les flamboiements de Pascal, la vie exemplaire de ses amis les Solitaires, les macérations des sœurs de Port-Royal ne servaient à rien. Leur recherche de la pureté ne soulignait que trop le relâchement de certains couvents et des pères jésuites mêlés au monde. Mais ces derniers, quelles que fussent leurs apparentes faiblesses et leurs compromissions, restaient fortement hiérarchisés, conservaient l'idéal et le but qui leur étaient propres ; ils avaient opté pour le régime en place et, s'ils exerçaient à coup sûr une influence, elle était occulte. Soutenus par une monarchie absolue, ils travaillaient pour elle, forts de leur discipline et de leurs ramifications souterraines. Les jansénistes faisaient bande à part, accréditaient l'idée selon laquelle eux seuls étaient d'authentiques chrétiens. C'étaient par surcroît d'incomparables raisonneurs, de redoutables dialecticiens, issus principalement des milieux de robe. Ils menaient leur querelle avec les jésuites comme une procédure devant le Parlement. Louis XIV étant peu féru de théologie, les jansénistes ayant par surcroît commis la faute impardonnable de soutenir les frondeurs, il ne fut pas difficile aux jésuites d'obtenir leur condamnation, laquelle entraîna la disparition progressive du mouvement, puis la destruction sauvage de Port-Royal-des-Champs.

Ils crurent que l'enlèvement des dernières sœurs par les policiers, le rasement du malheureux couvent, la dispersion des os d'un cimetière, mettaient le point final au combat. Les jansénistes tenaient leurs martyrs ; ils proliférèrent, surtout en province, gagnèrent des adeptes au sein même de l'Église. Ils trouvaient leur nourriture mystique dans les Réflexions morales du Père Quesnel. Les jésuites rentrèrent en lice. L'ouvrage de Quesnel fut condamné par le pape. S'ensuivit la fameuse bulle Unigenitus dont Louis XIV avait voulu faire une loi d'État. D'où résistance du Parlement et de certains évêques, ayant pour chef le cardinal de Noailles. Sous la Régence, ce dernier rentra en grâce et l'on put croire que le gouvernement se prononçait en faveur du jansénisme.

Mais, d'ores et déjà, le jansénisme en question n'avait aucun rapport avec la religion de Port-Royal et des Solitaires. C'était un mouvement d'opposition, à la fois gallican et populaire, contre l'ultramontanisme du pouvoir et des jésuites. Non seulement il avait changé de couleur, mais son essence même différait et, à dire vrai, ce n'était plus guère qu'un parti politique. Non point que certains jansénistes fussent insincères, mais, croyant servir la religion, ils soutenaient des intérêts dont ils n'avaient pas la moindre notion et qui ne correspondaient en rien à leurs convictions personnelles ; ils étaient démocrates sans le savoir ! Paris fut globalement janséniste, plus exactement contre la bulle Unigenitus, sans en connaître d'ailleurs le contenu. Mais les parlementaires menaient le train, avec pour escorte le monde des robins frondeurs par tempérament et, comble d'ironie, les libertins et les athées. Le régent se garda bien de se mêler à la querelle, encore qu'il s'agît d'une affaire d'État. Mais il l'estimait trop complexe et il espérait qu'avec le temps les passions s'apaiseraient. Ce fut le contraire qui arriva. Elles s'exacerbèrent. Le mouvement gagna les facultés, la hiérarchie, les Ordres eux-mêmes et, dans les provinces, les curés de villages. Telle était la situation lorsque le cardinal de Fleury accéda au pouvoir. Les jésuites l'avaient naguère sorti de l'ombre, comme ils avaient fait de Mme de Maintenon. Il était leur allié, non peut-être leur instrument.

En politique réaliste, il analysa la situation et décida l'application de la bulle. Il avait parfaitement discerné l'hétérogénéité du jansénisme, juxtaposition incohérente de gallicans traditionnels et d'opposants au régime, amis des parlementaires. Comme on pouvait s'y attendre, il n'attaqua pas de front. Il feignit de ne se soucier que du clergé suspect de jansénisme, rebelle à ses supérieurs. Sans donner d'ordres précis, il incita les conseils provinciaux à se réunir pour sanctionner les fautifs (désignés sous le nom d'appelants). Le concile d'Embrun déposa l'évêque Soanan, qui avait la réputation d'un saint, et l'enferma à La Chaise-Dieu. Ce fut le signal de savantes manœuvres ecclésiastiques, en lesquelles, pour amener les désertions, les promotions et les persécutions alternaient. Fleury crut avoir triomphé du mouvement ; il se trompait. Oubliant sa prudence habituelle, il osa faire signer au roi la Déclaration (de 1730) faisant de la Constitution Unigenitus non seulement une loi pour l'Église, mais pour le royaume entier. Cette Déclaration interdisait les disputes théologiques ainsi que les appels contre la hiérarchie ; elle prohibait les publications d'inspiration janséniste comme étant de nature à perturber l'ordre public.

Le Parlement contesta la validité de la Déclaration. Louis XV tint un lit de justice pour en imposer l'enregistrement. Le Parlement s'inclina, mais revint sur sa décision. Par lettre de cachet, le roi lui enjoignit de s'en tenir à l'enregistrement. Protestation contre la lettre de cachet, mémoires d'avocats en faveur des appelants, arrêt du Parlement, arrêt du conseil annulant celui du Parlement, etc. À l'instigation de l'abbé Pucelle, cinquante magistrats s'enfournèrent soudain en quatorze carrosses et galopèrent vers Marly. Mais le roi refusa de les recevoir et le seul résultat de leur équipée fut de les couvrir de ridicule. Le Premier président revint à la charge, supplia le roi de recevoir une délégation. Il se heurta à un refus catégorique. Ses collègues l'obligèrent à renouveler la demande. Nouveau refus du roi. Cette tête folle d'abbé-conseiller Pucelle s'écria :

— Nous parlons et on nous défend la parole, nous délibérons et on nous menace. Quelle paix après cela le conseil du roi veut-il nous laisser entrevoir, sinon celle qu'on n'ose nommer ? Que nous reste-t-il donc dans cette situation déplorable, sinon de représenter au roi l'impossibilité d'exister en forme de Parlement sans la permission de parler, l'impossibilité par conséquent de continuer nos fonctions ?

Le Parlement prit un arrêt portant qu'en temps opportun il serait fait des remontrances sur l'obligation de respecter les « maximes » du royaume. C'était un recul, mais assaisonné de menace. Louis XV convoqua les présidents et leur exprima son mécontentement. Quant au chancelier, il déclara brutalement :

— Le roi connaît toute l'étendue des droits de sa suprême puissance, et il n'a pas besoin d'être excité à maintenir les maximes du royaume !

Le conflit parut s'apaiser. Survint alors l'affaire du cimetière Saint-Médard, ou plutôt des miracles du diacre Pâris. Ce dernier était un saint homme, janséniste convaincu. Diacre de l'église Saint-Médard à Paris et riche de dix mille livres de revenus, il avait longtemps vécu de pain et d'eau pour distribuer son argent aux pauvres. Le peuple le révérait. Quand il mourut, en 1727, sa tombe devint un lieu de pèlerinage. On prétendit que la tombe de Pâris opérait des miracles, guérissait des maladies réputées incurables. Le cimetière Saint-Médard fut le théâtre de scènes extravagantes. La sainteté du diacre devint contagieuse, se traduisit par une épidémie de convulsions, dont les uns se moquaient, dont les autres s'inquiétaient et dont les fabricants de nouvelles tiraient pâture. Où était la pure doctrine des Solitaires et des sœurs de Port-Royal-des-Champs ? Les convulsionnaires du diacre Pâris faisaient écho aux paroles de feu de Pascal !

Le cardinal de Fleury voulut en finir avec cette grossière caricature. Il ferma le cimetière. Cette sage décision ne fut pas du goût du Parlement, et la lutte procédurière recommença. Elle aboutit à la démission massive de cent cinquante magistrats. Comme aux plus beaux jours de la Fronde, la foule les compara à « de vrais Romains » et les appela à nouveau « Pères de la Patrie ». Dangereuse initiative, car elle mettait le pouvoir royal en porte à faux. Le Parlement tenait encore une grande place à Paris et dans l'opinion. Il n'était de fait qu'un organisme chargé de la bonne exécution des lois, mais il n'avait cessé de prétendre représenter la nation entière. Son objectif restait de contrôler le pouvoir royal, voire de se substituer à lui sur le plan législatif. Un mémoire sur l'origine et l'autorité du Parlement en France circula sous le manteau. Il suggérait de laisser à la haute assemblée « la manutention des lois et des usages généraux », la politique et les traités restant du domaine d'un conseil secret, bref d'instaurer une monarchie à l'anglaise. En la circonstance, Fleury ne perdit pas son sang-froid. Il laissa simplement entendre que le roi préférait pardonner que sévir, à condition que les parlementaires fissent le premier pas. Le Premier président se soumit, ce qui décida les Pères de la Patrie à reprendre leurs démissions. Quand on sut qu'ils réoccupaient leurs sièges, ce fut un énorme éclat de rire ! Il y eut cependant un dernier ressac. Le garde des Sceaux Chauvelin ayant rédigé un nouveau règlement sur le service intérieur du Parlement déchaîna de nouvelles protestations. Ces prétendus réformateurs tenaient surtout à préserver leurs privilèges. Cent trente-neuf d'entre eux reçurent une lettre de cachet les exilant dans des villes différentes. Ces Messieurs du Parlement excellaient à colloquer, mais leur abnégation n'allait pas jusqu'à sacrifier leurs plaisirs ! Après quelques mois, on les rappela d'exil. Le Premier président fit le très humble discours que l'on attendait de lui. Le roi daigna pardonner et tout rentra dans l'ordre.

« Voilà donc cette grande affaire terminée à petit bruit et à peu de frais, écrit Barbier. Chaque parti raisonne différemment. Les jansénistes triomphent ; et tous les jeunes conseillers, entre autres, sont fort fiers d'avoir forcé le ministère à plier. Le ministère compte de son côté avoir conservé l'autorité du roi en ne retirant pas nommément la déclaration, et en la suspendant seulement. Les gens de cour regardent toutes ces démarches comme des sottises qu'on fait faire au roi, parce que, si la déclaration du 18 août, enregistrée dans un lit de justice solennel, tenu à Versailles, ne vaut rien, il ne fallait pas la donner ni faire tant d'appareil de ce lit de justice. D'un autre côté, si le parlement a eu raison de s'y opposer et de protester contre, il était déplacé d'exiler cent quarante personnes. Enfin, les gens sensés et désintéressés regardent ceci comme un accommodement plâtré, car il reste toujours le fond de la querelle qui est le jansénisme. »

Il restait en effet, avec ses faux miracles, ses prophéties, ses écrits clandestins, ses réunions, ses pèlerinages à Port-Royal-des-Champs, ses réunions clandestines au cimetière Saint-Médard. On trouva ce placard affiché sur la porte :

De par le roi, défense à Dieu

De faire miracle en ce lieu.

Il est évident que le cardinal ne sortait pas grandi de cette querelle, non plus que l'autorité royale, non plus que l'Ordre des jésuites. Quant aux Pères de la Patrie, aux Romains en toge rouge, ils avaient simplement, et une nouvelle fois, prouvé leur impuissance.