XI

Bête comme la paix

La même année, Frédéric II remporta sur les Autrichiens la victoire de Hohenfriedberg, en Silésie, car Marie-Thérèse s'obstinait à lui arracher cette province. Il écrivit, ironiquement, à Louis XV : « J'ai acquitté la lettre de change que Votre Majesté a tirée sur moi à Fontenoy. » Les rapports entre les deux monarques étaient assez aigres, Frédéric ayant prétendu que la victoire de Fontenoy était aussi inutile que si on l'avait gagnée à Pékin ou sur le Scamandre. Les conquêtes de la France en Flandre autrichienne lui portaient en réalité ombrage. Seule la possession de la Silésie lui importait. C'était un allié si peu sûr qu'après la défaite autrichienne, il fit des offres de paix à Marie-Thérèse, qui les rejeta en dépit des conseils du roi d'Angleterre. Le 13 septembre, l'ex-duc de Lorraine était élu empereur sous le nom de François Ier. Ce fut l'occasion de fêtes grandioses. Marie-Thérèse passa en revue une superbe armée, dont l'exaltation patriotique faisait tout espérer. Elle donna l'ordre d'attaquer à nouveau Frédéric II. Le 30 septembre, ce dernier remporta une seconde victoire, mais ne poussa pas plus avant : c'était un réaliste et un bon comptable. Marie-Thérèse s'allia avec Auguste III de Saxe, en vue d'une attaque simultanée vers Berlin. Frédéric II devança les alliés en envahissant la Saxe, malgré la mauvaise saison. Le 15 décembre, il entrait à Dresde. Auguste de Saxe, voyant son pays occupé par les Prussiens, obligea Marie-Thérèse à traiter. Elle dut céder la Silésie contre la reconnaissance du nouvel empereur. Frédéric II avait donc gagné la partie. Il rentra à Berlin, où son peuple lui décerna le nom de Frédéric le Grand. Le royaume de Prusse était devenu une puissance.

Après Fontenoy, le prétendant Charles-Édouard Stuart s'imagina que la dynastie « hanovrienne » était discréditée. Il se mit en tête de débarquer en Angleterre et de se faire reconnaître pour seul roi légitime, ne doutant pas qu'à son approche le peuple anglais ne se levât comme un seul homme ! Il ne demanda même pas l'aide de la France. Il s'embarqua à Saint-Nazaire, sur un navire irlandais, avec quelques fusils et peu d'argent. Il prit terre en Écosse, revêtit le costume des highlanders et marcha vers Édimbourg. L'effet de surprise fut total, et lui valut des succès faciles. En France, l'opinion se passionna pour cette aventure hors du sens commun. Les Anglais ne s'émurent point. Ils laissèrent Charles-Édouard approcher de Manchester, avec ses bandes hétéroclites. Un instant, Louis XV, sous la pression de l'opinion, songea à lui envoyer un renfort (un millier d'Irlandais et d'Écossais servant dans nos armées), mais le projet fut abandonné. Louis XV avait compris que l'on s'était exagéré l'embarras du gouvernement anglais et la force du parti jacobite. Charles-Édouard avait les qualités et les défauts de son aïeul, Jacques II Stuart, en particulier l'irréalisme. Mais il était follement brave et non dépourvu de talents. Il battit une division anglaise au début de 1746, puis fut écrasé à Culloden. Proscrit, errant, il fut recueilli par un vaisseau français qui le conduisit en Bretagne.

Lorsque Philippe V mourut, en 1746, on fut généralement d'avis de laisser l'Espagne poursuivre seule les opérations en Italie, où la situation tournait au désastre. Il est vrai qu'à nouveau le gros des forces françaises s'était concentré en Belgique sous les ordres de Maurice de Saxe. Le maréchal était au comble de la gloire. Au cours d'une soirée à l'Opéra, le public lui fit un triomphe ; l'une des actrices le couronna solennellement de lauriers au milieu des acclamations. Ce printemps-là, il s'empara d'Anvers, presque sans combat. Il prit ensuite Mons, Saint-Ghislain, Charleroi et Namur. Il cherchait à la vérité une rencontre décisive, et crut la saisir le 11 octobre. Les Autrichiens, n'osant l'affronter, repassaient la Meuse, couverts par un corps d'armée composé d'Anglais, de Hanovriens et de Hollandais. Ce corps occupait trois villages sur la rive gauche de la Meuse, dont celui de Raucoux. Maurice de Saxe aperçut l'insuffisance du dispositif. Il résolut de s'emparer des trois villages, et de lancer ensuite sa cavalerie afin de changer la retraite des Autrichiens en déroute. Les trois villages furent enlevés à la baïonnette, après une violente canonnade. Mais des rafales de pluie empêchèrent l'action de la cavalerie et les Autrichiens purent se retirer en bon ordre. Ce n'était pour Maurice qu'une demi-victoire. À nouveau Paris lui fit un triomphe. Pourtant, certains murmuraient que cette glorieuse affaire de Raucoux avait coûté bien des vies humaines, pour ne servir finalement à rien.

On entama des négociations, par l'entremise des Hollandais qui s'étaient engagés à regret dans cette guerre. On convint de réunir un congrès à Breda, avec les plénipotentiaires anglais. Les pourparlers traînèrent en longueur, les Anglais se flattant de remporter une victoire décisive. Louis XV menaça les Hollandais d'envahir leur territoire, puisque, sans déclaration de guerre, ils avaient attaqué la France avec leurs alliés. Cette menace resta sans effet et la conférence fut rompue. En conséquence, dès le début d'avril 1747, les lieutenants de Maurice de Saxe envahirent la petite Hollande, qui ne pouvait certes s'opposer à pareil déferlement d'hommes bien équipés. Louis XV conféra le titre de maréchal général à Maurice et se rendit lui-même sur le front. Devant le danger, les Hollandais avaient, comme au temps de Louis XIV, renversé le régime républicain et rétabli le stathoudérat héréditaire en faveur de Guillaume IV de Nassau, petit-neveu de Guillaume d'Orange. Les Français vinrent assiéger Maastricht, persuadés que la capitulation de cette place amènerait les alliés à traiter. L'armée anglo-hollandaise s'approcha. Elle était commandée par le duc de Cumberland et le stathouder Guillaume, beaux-frères mais ennemis ! Ils établirent leurs camps respectifs de manière à ne pas se porter secours en cas de danger ! Maurice de Saxe vit immédiatement la faute et l'exploita. Il attaqua, entre les deux camps, le village de Lawfeld tenu par les Anglais. Cumberland, avec une obstination très anglaise, renouvela sans sourciller son expérience de « l'ordre profond », c'est-à-dire de Fontenoy. Cependant les nôtres perdirent six à sept mille tués ; les Hollandais et les Autrichiens qui n'avaient point secouru Cumberland restaient trop nombreux pour que l'on poursuivît les travaux de siège. On se rabattit alors sur Bergen op Zoom, place qui était aussi forte que Maastricht. Elle tomba le 16 septembre, après un siège particulièrement meurtrier. Le roi honora Maurice de six canons pour décorer le château de Chambord qu'il lui avait offert à vie. Mais enfin ces exploits, sans nombre, ces victoires coûteuses, ces villes conquises, ne terminaient rien.

Sur mer, la supériorité de la flotte britannique se faisait durement sentir. Nos vaisseaux de guerre, trop peu nombreux, étaient impuissants à protéger notre commerce. Les Anglais coulaient les navires de la Compagnie des Indes, quand ils ne pouvaient s'en emparer. Afin de porter le coup de grâce à la Compagnie, ils tentèrent de détruire Lorient qui fut sauvé par l'énergique défense de ses habitants. Aux Indes, ils assiégèrent Pondichéry, mais ne purent davantage s'emparer de ce riche comptoir grâce à l'héroïsme de Dupleix.

À la fin de 1747, le vent soufflait à la paix. L'Europe était au bord de l'épuisement. Par surcroît, la récolte avait été mauvaise et la disette menaçait. En France, le pain avait brusquement augmenté ; cependant, pour en finir, Louis XV avait résolu de consentir un dernier effort et créé de nouveaux impôts. Il savait les banques de Londres excédées par la longueur de cette guerre : le taux de l'intérêt s'élevait à douze pour cent ; l'Angleterre ne pourrait soutenir plus longtemps un effort pareil ; l'opposition grondait.

Au début de 1748, Maurice de Saxe, d'accord avec Louis XV, fit des propositions de paix au duc de Cumberland. On ouvrit un congrès à Aix-la-Chapelle. Louis XV s'y fit représenter par le comte de Saint-Séverin, auquel il faisait parvenir directement, et secrètement, ses instructions. Mais les discussions s'avérèrent épineuses. En avril, rien n'était encore décidé. Le 15, Maurice de Saxe ouvrait la tranchée devant Maastricht. Épouvantée, la Hollande céda la première, entraînant l'adhésion de l'Angleterre. Il est vrai que Saint-Séverin avait déclaré que son maître entendait faire la paix, non pas en marchand, mais en roi, et qu'il serait plus exigeant pour ses amis que pour lui-même, déclaration qui simplifiait les choses. Le 30 avril, l'armistice était signé. Les conditions en étaient scandaleuses : restitution de tout ce que la France, l'Angleterre et la Hollande avaient conquis, hormis quelques points très minimes ; éloignement définitif du prétendant Charles-Édouard ; reconnaissance de l'empereur François Ier ; annexion de la Silésie par Frédéric II de Prusse ; aménagements divers dans la péninsule italienne au profit de l'Espagne et de la Sardaigne. Les plénipotentiaires avaient de la sorte disposé des possessions autrichiennes hors la présence des envoyés de Marie-Thérèse. On eut quelque peine à la faire consentir à signer le traité de paix. Elle enrageait de devoir céder la Silésie, Parme, Plaisance et la rive droite du Tessin. Mais, sans l'or anglais, elle n'était pas en état de poursuivre la guerre. Le traité d'Aix-la-Chapelle rétablissait, à des correctifs près, la situation antérieure. On s'était battu pour le roi de Prusse, qui était le seul à rentrer dans ses frais ! Mais qui croyait alors à l'avenir de la Prusse ? Certainement pas Marie-Thérèse. En sorte que, d'entrée de jeu, ce fut une paix boiteuse que celle d'Aix-la-Chapelle, n'inspirant nulle confiance en raison des rivalités qui persistaient et des problèmes laissés en suspens. C'était une paix-armistice bâclée, par cela même inquiétante.

L'attitude de Louis XV est une énigme. Céda-t-il à ce pacifisme, dont on disait qu'il était sa pente naturelle, ou bien sentait-il qu'en dépit des victoires de Maurice de Saxe, on ne pouvait prolonger la guerre, à moins d'exposer le royaume à la ruine et peut-être à une révolution ? Mon opinion, là-dessus, est qu'il estimait, d'ores et déjà, inévitable une âpre et longue guerre maritime avec l'Angleterre. Connaissant l'état de notre flotte, quelques années de paix lui paraissaient nécessaires pour affronter les Anglais. Il comprenait parfaitement – mieux que la plupart de ses sujets – l'importance des territoires d'outre-mer. La superbe réponse qu'il avait dictée à Saint-Séverin ne visait, en dernière analyse, qu'à masquer cette préoccupation.

Maurice de Saxe aurait voulu que l'on gardât au moins les Pays-Bas autrichiens, conquis de haute lutte, ainsi que la Savoie et Nice. Les Parisiens ne comprirent pas que l'on abandonnât, sans contrepartie, des villes, des provinces, qui nous avaient coûté si cher en vies humaines et en argent. Si l'Angleterre n'avait pas accepté que nous conservions la Flandre maritime, trop voisine de ses côtes, alors pourquoi n'avoir pas signé la paix plus tôt ? Un mot courut Paris : « Bête comme la paix ! » disait-on, mais les cœurs étaient ulcérés et le Bien-Aimé cessait peu à peu de l'être, comme en atteste ce quatrain recopié par Barbier :

Tel qui prétendit ne rien prendre,

Prit deux étrangers pour tout prendre,

Prit un étranger pour tout rendre,

Prit le prétendant pour le rendre.

Barbier donne la clef de cette devinette :

« Le roi a déclaré, au commencement de la guerre, qu'il ne voulait rien pour lui. Les deux étrangers dont il s'est servi pour prendre la Flandre, les Pays-Bas et une partie de la Hollande, sont les maréchaux de Saxe et de Lowendal. Il a envoyé à Aix-la-Chapelle, en qualité de ministre plénipotentiaire, M. le comte de Saint-Séverin, Napolitain, qui a rendu tout ce qu'on avait pris. Enfin, après s'être servi du prince Édouard pour faire la diversion d'Angleterre, il l'a ensuite fait arrêter pour le rendre, et le mettre hors du royaume. Voilà, en quatre vers, l'abrégé de la guerre. »

Mais il ajoute : « Le public est ici fort singulier. On aurait beaucoup crié si le roi, par hauteur, avait continué la guerre encore deux ans par rapport à l'article du prince Édouard, et l'on a paru fort mécontent du procédé que l'on a tenu à son égard. »

Car, pour complaire aux Anglais, d'ordre du roi, le prétendant Charles-Édouard Stuart fut arrêté en sortant de l'Opéra, embastillé et conduit hors des frontières.

Mais plus triste encore fut le sort des soldats et des officiers appartenant aux régiments que l'on licenciait, avec un mois de solde, en les priant de rentrer dans leurs foyers. Barbier raconte qu'un lieutenant n'ayant que trente-trois livres en poche et habitant à l'autre bout de la France, vendait des fromages pour se faire un pécule et ne pas mendier en chemin. Il relate aussi la touchante histoire d'un pauvre lieutenant décoré de la croix de Saint-Louis. Cet officier avait enlevé sa croix pour se faire engager dans un autre régiment, comme simple soldat ! Il s'arrangea pour être de garde sur le passage du roi. Lorsqu'il entendit battre les tambours, il remit sa croix. On devine le reste… Mais les bas officiers, les vétérans, les estropiés, les miliciens enrégimentés de force et n'ayant pour tout viatique que leurs souvenirs de Fontenoy et de Raucoux ?